Située sur la côte sauvage de Belle-Ile-en-Mer (Morbihan), la plage de Donnant est bordée de dunes magnifiques. En 1947, son anse a séduit l’actrice Arletty venue pour le tournage de "La Fleur de l'âge", le film maudit de Prévert et Carné.
C’est en 1947 qu’Arletty (1898-1992) découvre Belle-Ile-en-Mer lors du tournage de « La Fleur de l’âge ». Avant de quitter l’île, l’actrice achète une maison de pêcheur située à côté de la plage de Donnant.
Le refuge d’Arletty
Cette maison, elle l’achète pour Hans Jürgen Soehring, l’officier allemand dont elle est amoureuse.
La relation qu’elle a entretenue avec lui sous l’Occupation lui avait valu d’être arrêtée en octobre 1944.
Un épisode au cours duquel elle aurait eu ce mot devenu légendaire : « Mon cœur est français, mais mon cul est international. » Ce qui est moins connu, c’est la lettre datée de juillet 47 qu’elle a envoyée à son officier allemand.
J'ai acheté pour toi, aujourd'hui, avant de quitter cette île, une petite maison bretonne.
Arletty - le 26 juillet 1947
Le 26 juillet 1947 correspond à la fin du tournage de « La Fleur de l’âge ». Ce film devait marquer le retour d’Arletty à l’écran après la guerre, mais il restera inachevé.
« Arletty s’est vraiment emmourachée de l’île pendant le tournage » raconte Carole Aurouet, enseignant-chercheur à l’Université Gustave Eiffel.
« Elle a eu un coup de cœur pour l’endroit. Elle avait l’habitude de dire qu’elle s’y trouvait extrêmement bien et qu’elle aimait y être comme dans un refuge.
C’est un lieu où elle aimait s’évader, s’isoler et en même temps recevoir ses amis en juillet et août. »
Son amant allemand ne mettra jamais les pieds à Belle-Ile. Arletty elle, viendra régulièrement dans son refuge du Donnant. Elle ne le quittera qu’au milieu des années 70 alors qu’elle a totalement perdu la vue et qu’elle ne peut plus se déplacer.
Chasse à l’enfant
Chère à Arletty, la plage de Donnant n’occupe pas le premier rôle dans « La Fleur de l’âge ».
C’est tout Belle-Ile-en-Mer qui est au cœur de ce film inspiré par un fait divers qui remonte au 27 août 1934.
Ce jour-là, une mutinerie éclate dans une « colonie pénitentiaire », une maison de correction pour mineurs. 56 enfants arrivent à s’enfuir. Une chasse à l’homme s’organise aussitôt. Une prime de 20 francs est promise à celles et ceux qui captureront les jeunes fugitifs. Tous seront récupérés et subiront de violentes punitions.
La presse de l’époque se fait l’écho de cet événement. Jacques Prévert (1900-1977) est profondément choqué. Il s’empare de cette histoire qui réveille en lui un souvenir familial, comme le rappelle Carole Aurouet, spécialiste de Jacques Prévert.
« Jacques Prévert a connaissance de l’existence de ces maisons de redressement parce que son oncle, le frère de son père, avait volé des bas en soie pour sa fiancée et il était passé par l’un de ces établissements. Prévert a été très marqué par la traque menée par les Iliens et les vacanciers pour récupérer les petits fugitifs et par les mauvais traitements subis par les enfants.
Ils ont été battus. On a dit que leurs cris avaient retenti dans toute l’île. » Prévert exprime sa révolte de plusieurs manières. D’abord, il écrit un texte : « Chasse à l’enfant » qui sera mis en musique par Joseph Kosma et interprété par Marianne Oswald en 1936.
« Cette chanson a fait scandale » souligne Carole Aurouet. « Elle a provoqué l’hostilité des gardiens de pénitenciers. »
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Qu’est-ce que c’est que ces hurlements Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! C’est la meute des honnêtes gens Qui fait la chasse à l’enfant.
Jacques Prévert
Le film d'une décennie
Ensuite, il écrit des articles de presse, glisse aussi quelques dialogues dans des scénarii de film.
« Notamment en 1936, explique Carole Aurouet, dans « Jenny » réalisé par Marcel Carné. Les deux personnages Daniel et Lucien sont passés par les bagnes d’enfants. Et puis fin 35, début 36, il écrit ce qui va devenir « La Fleur de l’âge », le scénario de « L’île des enfants perdus ». Et là, il laisse éclater son indignation de manière encore plus véhémente. »
Le réalisateur Marcel Carné (1906-1996) le rejoint dans l’aventure. Mais le film ne verra pas le jour.
« Le scénario est très pamphlétaire, cru, sans filtre. Il se déroule majoritairement dans le pénitencier dans lequel on assiste aux mauvais traitements subis par les jeunes bagnards. C’est d’une grande violence et c’est évidemment une des raisons qui a fait que ce film a été censuré. »
Mais Jacques Prévert s’accroche. Il n’est pas habitué à faire des concessions, rappelle Carole Aurouet : « Il a une filmographie non tournée très conséquente. Il y a au moins une quinzaine de scenarii qui n’ont jamais vu le jour. »
Un tournage chaotique
Et pourtant, pour ce projet, le poète accepte de remanier le scénario à la demande du producteur. Sans pour autant aller à l’encontre de ses idées.
L’histoire lui tient à cœur, le film est l’occasion de ramener Arletty à l’écran, il porte le scénario depuis 11 ans : Jacques Prévert écrit donc une nouvelle version sous un nouveau titre : « La Fleur de l’âge ».
Le 28 avril 1947, le tournage démarre. Il connaîtra une série impressionnante d’infortunes.
Avec Sophie Malexis, Carole Aurouet a consacré un ouvrage à ce tournage, « Emile Savitry, Un récit photographique ». ["Émile Savitry, un récit photographique de La Fleur de l'âge", textes de Carole Aurouet et Sophie Malexis, Paris, Gallimard, 2013]
« Il y a des anecdotes à foison » souligne-t-elle. « Il y a une scène avec un chien qui a été dressé longuement pour jouer avec l’acteur Paul Meurisse. Dès que le tournage commence, le chien est atteint d’une paralysie foudroyante et il faut l’abattre. Il faut faire venir un autre chien qu’il faut dresser, qui doit s’habituer à l’acteur, ce qui retarde le tournage. »
Autre anecdote, au moment de tourner une scène avec un yacht, un petit bateau de pêche est dans le champ. Marcel Carné demande au pêcheur de s’en aller.
« Celui-ci demande qu’on lui paie sa pêche du jour. Ce que fait Carné et le lendemain, quand le tournage reprend, ce n’est pas un petit bateau de pêche qui est dans le champ, mais une dizaine ! »
Ajouter à cela une météo capricieuse, une grève des techniciens, des difficultés financières et relationnelles… fin juillet, le tournage est arrêté.
Les deux hommes vont se brouiller, mais selon Carole Aurouet, même s’ils n’ont plus collaboré par la suite, on ne peut pas parler de rupture totale.
« On a souvent dit que ce film a sonné le glas de leur amitié, de leurs échanges. Ce n’est pas tout à fait vrai, car ils se sont revus par la suite, notamment lors du tournage de « Mon frère Jacques ».
On sait bien que dans le travail, une décennie, sept films qui sont devenus des chefs-d'œuvre, cette symbiose,… tout cela ne dure qu'un temps. »
Un film fantôme
De ces trois mois de tournage, il ne reste aujourd’hui plus aucune image animée, pas même le petit montage de 20 minutes réalisé en 1952 par Marcel Carné. Carole Aurouet a consacré une dizaine d’années de travail à ce film. Pas une image… jusqu’à sa rencontre avec Sophie Malexis qui gère le fonds d’Emile Savitry (1903-1967). [www.emilesavitry.com]
Ce photographe a assisté au tournage de « La Fleur de l’âge ». Il a réalisé 600 clichés. Une découverte bouleversante pour Carole Aurouet.
« C’est la seule source visuelle qui nous reste d’origine. Ces photos sont très émouvantes, absolument magnifiques. Elles ont une valeur testimoniale capitale sur le tournage. »
Reste aussi de ce film tourné à quelques encablures de la plage de Donnant, un nom rentré dans la légende du cinéma français : « Aimée ». Le nom de scène que Prévert choisira pour la jeune actrice Anouk.
« Il l’a baptisée Aimée, car tout le monde l’aimait sur le tournage. Elle a gardé ce nom car un nom donné par un poète à quinze ans, évidemment, ça ne se refuse pas ! » conclut Carole Aurouet.