"De la mauvaise graine à mâter ". Le passé sombre de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-mer

Belle-Île-en-Mer, dans le Morbihan, a abrité des prisonniers bannis de la société, pendant plus d’un siècle. D’abord des insurgés, puis des milliers de jeunes, jusqu’à sa fermeture en 1977. Ces enfants aux crânes rasés et tous habillés de blouses grises, n'étaient pas là pour profiter de ce lieu magnifique : c’était leur bagne. [Première publication le 23/12/2023]

Société
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Quand Michel Texier revient à Belle-Île-en-Mer, les souvenirs remontent. Les bons et les mauvais. Près de 60 ans plus tard, l’émotion est intacte.

Lui arrive sur l'île en 1965. Il a 14 ans. Il vient de voler un blouson dans un magasin à Nantes. Et pour ce larcin, il passera presque trois ans entre les hauts murs de cette maison de correction, alors appelée IPES, Institution publique d’éducation surveillée. Michel Texier n’a pas vu de juge, ne sait pas qu’il sera envoyé à Belle-Île, ni pour combien de temps.

Les négociations, ils ont dû les faire probablement avec ma mère puisqu’elle avait trois enfants. Mon père était un peu parti, c’était compliqué. Voilà comment l’histoire s’est déroulée, ça va très très vite

Michel Texier

Ancien "colon" à Belle-Île-en-mer entre 1964 et 1967

Des jeunes criminels sous le même toit que des orphelins


Michel Texier arrive à Haute-Boulogne, l’un des deux sites où sont hébergés des jeunes, âgés de 10 à 21 ans. Certains sont accusés de vagabondage, de vol à la tire, d’autres sont orphelins ou encore garçons "laissés" à l’institution par leurs parents. Ils côtoient parfois des jeunes criminels. Michel Texier raconte qu’un détenu originaire de Châteaubriant avait tué "son père à coups de marteau".

Pour la grande majorité, ces jeunes sont issus de milieux très modestes. Yann Le Pennec, ancien éducateur à l’IPES de Belle-Île, explique que les parents étaient souvent de la classe ouvrière populaire. "Quelquefois, ça faisait une bouche de moins à nourrir parce que c'était souvent des enfants de pauvres, dit-il. Par conséquent, l’éducation surveillée était dominée par la perspective professionnelle."

Ils sortaient avec une formation

L’objectif pour l’administration était de former ces jeunes. Sur le site de Haute-Boulogne, des ateliers de matelotage, de timonerie, de voilerie, de corderie, de pêche ou de sardinerie permettaient d’apprendre les rudiments des métiers de la mer, sans vraiment la voir.

À quelques kilomètres, à Bruté, un autre établissement accueillait les jeunes qui se destinaient aux métiers agricoles. Michel Texier, lui, fera des études de mécanique générale, puis travaillera chez EDF, une bonne partie de sa carrière.

Une violence institutionnelle omniprésente

Derrière les hauts murs de la colonie, le quotidien est difficile. La philosophie de l’ordonnance de 1945, qui crée les tribunaux pour enfants et les méthodes éducatives qui vont avec, n'est pas arrivée jusqu’à Belle-Île-en-Mer. C'est la violence qui guide les jeunes et les éducateurs. Michel Texier en a reçu des coups, il en a donné aussi.

Un jour, j’ai collé un éducateur le long d'un mur. Bon, ça coûte cher, c'est un mois d'arrêt, au mitard

Michel Texier,

Ancien "colon" jeune détenu à Belle-Île-en-Mer

Yann Le Pennec se souvient aussi : "La violence n'était pas toujours apparente, elle se passait surtout la nuit" relate l’ancien éducateur.

Un de ses confrères, Joseph Gallen, qui a passé quelques mois à l’ancienne colonie pénitentiaire en tant qu’éducateur, alors qu’il n’avait que 19 ans, se rappelle avoir envoyé un jeune une fois en cellule d'isolement. Il en a encore des remords. 

C’était quelque chose de parfaitement réalisable à l'époque. Aujourd’hui, pour moi, c'est une aberration. J'ai oublié le nom de pratiquement tous les autres jeunes du groupe mais celui que j'ai envoyé au mitard, je ne l'ai pas oublié. C'est un énorme regret

Joseph Gallen

Ancien éducateur à l'IPES de Belle-Île-en-Mer

La hiérarchie de cet établissement reprochait à leurs hommes de laisser parfois des marques sur le corps des enfants. Yann Le Pennec se rappelle avoir violenté un adolescent : " Un chef de service m'a fait comprendre que j'avais marqué un jeune. Lui, quand il exerçait des sévices ou des sanctions, il roulait le jeune dans une couverture, avec une serviette mouillée, puis le frappait". 

L’évasion qui va changer le cours de l’histoire

Remontons quelques décennies en arrière. Aucune des personnes que l'on a rencontrées n'a connu cette époque lointaine et qui va changer le cours de l'histoire des bagnes pour enfants.

C'est l’été 1934, plusieurs enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Île s’évadent. Cinquante-six selon la direction de l’époque qui organise une véritable chasse à l’enfant, Jacques Prévert en fera un poème. Dans son texte, il dénonce "la battue" organisée sur l'île, avec une prime de 20 francs offerte aux touristes et aux habitants de l'île pour chaque garçon capturé. Le poème sera chanté et popularisé par la chanteuse Marianne Oswald.

Bandits ! voyous ! voleurs ! chenapans ! C’est la meute des honnêtes gens qui fait la chasse à l’enfant

Extrait du poème de Jacques Prévert, "La Chasse à l'enfant"

Eugénie Bachelot-Prévert, petite fille du poète, explique que son grand-père a agi comme "un citoyen avec cette volonté de témoigner, de faire avancer la justice, parallèlement aux journalistes et aux intellectuels qui s’intéressaient aussi au sort de ces enfants".

Parmi les journalistes, Alexis Danan. Reporter à Paris-Soir. Il alerte l’opinion publique, dévoile les mauvais traitements infligés à des enfants parfois âgés de quatre ans, battus et affamés. Il publie un premier article, Enfants martyrs en uniforme, qui fera grand bruit.

Suite à des manifestations, pour demander la fin de ces établissements, certains sont fermés, mais pas celui de Belle-Ile-en-Mer. Francis Villadier, président de l’association La Colonie pénitentiaire, qui milite pour la mémoire des lieux à Belle-Île-en-Mer, souligne qu’il y a eu un avant et un après évasion 1934. 

Avant cela, personne ne savait que ça existait, il y avait une quarantaine de colonies pénitentiaires en France, mais on se soucie peu du sort des enfants, encore moins des enfants délinquants

Francis Villadier

Président de l’association La Colonie pénitentiaire

À partir de ce moment, s’opère un changement de paradigme : les enfants condamnés ne sont plus considérés comme des délinquants, mais comme les victimes d’un système violent. Le journaliste et écrivain Sorj Chalandon s’est aussi plongé dans les archives de Belle-Île-en-Mer pour écrire son dernier roman "L’Enragé" paru en 2023. Il revient sur cette évasion de 1934.

C’était un grand cri de liberté. Ils savent que ça ne va pas durer. Ils savent que les gendarmes arrivent que les braves gens se mettent à leur chasse. En tout cas, ces instants-là, personne ne pouvait leur voler et je voulais en être, c’est pour ça que j’ai écrit ce livre

Sorj Chalandon

Écrivain et journaliste

Ce n’est qu’en 1977 que l’Institution publique d’éducation surveillée est définitivement fermée à Belle-Ile-en-mer, en plein développement touristique de l’île. C’était assez "dramatique" pour l’économie de l’île, explique Serge Albagnac, ancien maire de Palais. "Beaucoup de gens déploraient cet état de fait, il y avait un lobby essentiellement constitué de propriétaires de maisons secondaires qui n’avaient pas conscience des pertes liées aux départs de l’île des familles des salariés de l’IPES (...) Belle-Île, c'est senti orphelin de quelque chose."

En 1992, la mairie de Palais rachète les lieux. Mais selon Serge Albagnac, les bâtiments sont dans un piteux état. Ils étaient restés à l’abandon pendant 10 ans et avaient été pillés.

Réhabilitation des lieux pour ne pas "martyriser ces enfants-là une deuxième fois"

Deux des cinq baraquements ont finalement survécu et servent aujourd'hui de locaux associatifs. Dans l’un, un projet de lieu de mémoire est à l’étude, porté par l’association La Colonie pénitentiaire. Dans l’autre, un lieu culturel nommé Propice va voir le jour. 

Ce sera un lieu où on pourra raconter l’histoire de Haute Boulogne qui ne commence pas avec les enfants prisonniers, mais bien avant, avec les prisonniers politiques, puisque Belle-Île a été la plus grande prison politique de France dans les années 1850

Francis Villadier

Quant à Michel Texier, l'ancien colon, il propose son aide pour les travaux. Il veut que ce lieu soit préservé pour ne pas oublier. Un souhait partagé par tous les interlocuteurs rencontrés.

Sorj Chalandon, lui-même enfant battu, veut que ce lieu accueille d’autres enfants qui sauront ce qu’il s’est passé ici jusqu’en 1977. Il ajoute que c’est important de garder ce lieu, "pour que les hommes politiques arrêtent de dire qu’il faut des centres fermés pour enfants. Si on détruit des lieux comme ça, on détruit notre histoire et on martyrise ces enfants une deuxième fois. C’est insupportable" dit-il. 

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