Suite à notre sondage sur les élections régionales en Bretagne, Thomas Frinault, politologue, livre son analyse. Si le RN est donné en tête du 1er tour, le président sortant, Loïg Chesnais-Girard, paraît le mieux placé pour emporter la victoire s'il parvient à fédérer la gauche pour le 2nd tour.
Plusieurs points sont à souligner dans notre sondage IPSOS-France 3 paru ce mercredi 9 juin, dans le cadre des élections régionales. D'abord les 20% d'intention de vote pour le RN le placent en tête au premier tour à un point des listes de Loïg Chesnais-Girard (PS-PC) et Thierry Burlot (LREM-UDI-MoDem).
Ensuite plusieurs scénarios sont étudiés quant aux alliances et aux scores de second tour. Seul un sénario laisse apparaître la possibilité d'une victoire nette pour un des camps. Il s'agit d'une alliance de la gauche autour de Loïg Chesnais-Girard, le président sortant de la région Bretagne.
Les autres scénarios d'alliance ne dégageraient pas une majorité suffisamment franche pour désigner d'emblée le président de la Région. Des rapprochements entre partis seraient alors nécessaires au sein du Conseil régional pour connaître le nom du futur président de Région.
Thomas Frinault, maître de conférence en sciences politique à l'université Rennes 2, entre dans les détails de ce sondage et nous livre son analyse.
"Ce sondage est seulement le second à être publié dans cette élection régionale bretonne, après celui du Télégramme le 7 mai dernier. Il est alors tentant de comparer avec la première enquête réalisée en début de campagne, fin avril et rendue publique le 7 mai par Le Télégramme. Cette dernière recélait quelques fragilités, sur le volet "intentions de vote", puisqu’un peu moins de la moitié ne se prononçait pas sur leurs intentions de vote, et ceux qui le faisaient exprimaient pour six répondants sur dix pouvoir changer d’avis.
Ce nouveau sondage a un avantage, celui du calendrier. De manière classique, les sondages électoraux deviennent plus solides, en termes de prédictions électorales, à mesure qu’ils se rapprochent du scrutin. Les intentions de vote exprimées tendent ainsi à se solidifier, encore que, comme nous le verrons pour cette enquête, cela dépend beaucoup des candidats.
Une hiérarchie des votes bousculée
Cette enquête, comme la précédente, fait ressortir pour le président sortant Loïg Chesnais-Girard une notoriété supérieure à ses concurrents (41 % des personnes interrogées le connaissent et 29% déclarent avoir une bonne opinion de lui), le meilleur score en termes de bonnes opinions.
Aucun "gros" score car beaucoup de listes sont en course
Aucune liste ne fait un "gros" score dès le premier tour, et prend ainsi l’avantage. Pas une seule liste ne dépasse les 20%, contrairement aux précédents scrutins régionaux en Bretagne, ou aux intentions de vote mesurées cette année dans d’autres régions. La relative ventilation des voix, dans un scrutin qui connaît un pic avec treize listes candidates, entretient une forme d’incertitude et de suspens.
Rassemblement National
Gilles Pennelle, chef de file frontiste, progresse de six points par rapport au précédent sondage du Télégramme. Il est symboliquement placé en tête du premier tour. Ce qui constituerait évidemment un trophée, d’autant plus remarquable que le RN n’a pu être présenté que dans une poignée de villes aux dernières municipales bretonnes, et y avait enregistré des scores particulièrement faibles.
Les régionales lui permettent ainsi de retrouver un électorat sur l’ensemble du territoire, et notamment là où il fait ses meilleurs scores, dans les périphéries semi-urbaines ou rurales souvent intérieures (nord du Morbihan et sud des Côtes d’Armor en particulier).
Derrière ce score, nous avons affaire à de très forts contrastes territoriaux. Il faut également remarquer que les électeurs indiquant un vote pour la liste frontiste au 1er tour sont aussi ceux qui se déclarent les plus sûrs de leurs choix.
Dispersion des voix
Si la première place ici attribuée à Gilles Pennelle est aussi le résultat de la forte ventilation des scores par ailleurs (avec le même score, il arrivait en troisième position en 2015), elle serait, en cas de confirmation dans les urnes, une première. Comme toujours, avec le RN, le constat breton est double : le RN s’implante et progresse dans l’électorat breton, tout en continuant à enregistrer une sous-performance par rapport au national.
Loïg Chesnais-Girard (PS-PC)
Derrière Gilles Pennelle, on trouve à égalité les listes de Thierry Burlot et de Loïg Chesnais-Girard avec 19% des intentions de vote au 1er tour. Pour le président sortant (Loïg Chesnais-Girard, PS) c’est à la fois un résultat très en retrait par rapport à ceux de sa famille politique dans le passé, à une période où l’offre politique macroniste n’existait pas, et un petit soulagement par rapport au précédent sondage qui le créditait de seulement 14%.
Thierry Burlot (LREM-UDI-MoDem)
Pour Thierry Burlot, c’est un score à la fois supérieur à celui obtenu par les listes "majorité présidentielle" aux élections municipales bretonnes, mais inférieur à celui de la majorité présidentielle en 2017. Ce que montre l’enquête est la forte déperdition de la jambe gauche de l’électorat macroniste de 2017.
Les électeurs de gauche semblent bouder LREM
Il y a ainsi davantage d’électeurs à indiquer un vote pour les socialistes et les écologistes, et leurs alliés, que pour la liste régionale conduite par Thierry Burlot. Cette perte à gauche n’est pas intégralement compensée par des gains à droite pour LREM.
Les Républicains
Isabelle Le Callennec (LR) ressort comme la principale perdante du sondage par rapport au précédent, avec un recul de trois points. Avec 14% au premier tour, elle est cinq points derrière ses deux principaux concurrents. Ses réservoirs de voix sont limités pour le second tour, avec la présence quasi-certaine de la liste frontiste sur sa droite et de la liste Burlot sur sa gauche (pour se maintenir au second tour, une liste doit obtenir au moins 10% des voix au premier tour). Seule une alliance avec ce dernier peut lui assurer une perspective de victoire.
Volatilité des votes sauf pour le RN
Qu’il s’agisse de Loïg Chesnais-Girard, de Thierry Brulot ou d’Isabelle Le Callenec, leurs noms sont avancés par des répondants dont une bonne partie (environ la moitié) dit pouvoir encore changer de vote.
Cette volatilité apparaît encore plus extrême dans le cas de Claire Desmares-Poirrier, tête de liste écologiste. Si son score demeure voisin de celui publié en début de campagne, avec 12% contre 11% précédemment, il l’expose ainsi à une forme d’incertitude pour le second tour. Il n’est que 2 points au-dessus de la barre de qualification (10% des suffrages exprimés), et seul un cinquième des électeurs indiquant son nom se disent sûrs de leurs choix.
On peut faire l’hypothèse, qui lui est défavorable, d’un possible vote utile au détriment d’un vote sincère : des électeurs préférant la liste écologiste en soi, seraient tentés d’apporter leur voix à Loïg Chesnais Girard, jugé le mieux placé pour faire gagner la gauche.
L’élément le plus " positif " pour la liste EELV est le tassement très significatif de la liste écologiste, régionalistes mais aussi concurrente conduite par Daniel Cueff. Si le score qui lui est ici prêté, 4% des suffrages, se réalisait, la liste serait éliminée et ne pourrait même pas faire alliance pour le second tour (il faut obtenir au moins 5% des suffrages).
Une dynamique d’entre-deux tours décisive mais incertaine
Lorsqu’on se projette sur les différentes configurations imaginées au second tour, plusieurs enseignements peuvent être tirés. Le premier est l’absence d’un scénario de fusion entre les listes Burlot et Le Callennec.
L'hypothèse d'une alliance Burlot/Le Callenec
Certes, ce scénario est plus improbable que probable. Il crisperait l’aile gauche de la liste Burlot, une partie de son électorat et serait en contradiction avec le cadre national et pré élection présidentielle : LR se situe dans une logique d’opposition à la majorité présidentielle, et ce type d’alliance viendrait brouiller le message. Néanmoins, faut-il définitivement exclure cette alliance ? Ce n’est pas certain, pour au moins deux raisons. La première est que Thierry Burlot a parmi ses colistiers des maires de centre droit, correspondant à l’ancienne UDF, et davantage disposés à se tourner sur leur droite que sur leur gauche. La seconde est que les alternatives ne sont pas légion. L’alliance avec la liste Cueff est impossible quand cette dernière est donnée à 4%. Mais même à 5%, l’apport est insuffisant.
L'hypothèse d'une alliance Burlot/Chesnais-Girard
L’enquête teste une alliance avec la liste Chesnais-Girard. Mais elle semble compliquée pour des raisons plus partisanes et politiciennes, que programmatiques. Rappelons que Thierry Burlot et Loïg Chesnais Girard étaient dans la même majorité jusqu’à il y a trois mois.
Mais l’alliance semble quand même difficile à imaginer en raison du divorce entre majorité présidentielle et socialistes, aussi bien au plan national qu’au plan régional désormais.
Par ailleurs, elle se heurterait probablement en interne aux réticences des colistiers et élus locaux ancrés au centre droit. Elle n’éviterait pas l’écueil de savoir qui endosserait le leadership et qui s’effacerait dans le cas d’un score voisin des deux têtes de liste. Enfin, et l’enquête le montre bien, ce type d’alliance n’additionne pas les scores respectifs des deux listes au 1er tour, mais connaît une déperdition. Elle est susceptible de déplaire à une partie de l’électorat de premier tour.
Les enseignements pour le second tour
En réalité, ce que nous montre l’enquête est que Loïg Chesnais-Girard, malgré un premier tour moyen, est le mieux placé pour le second tour s’il réussit ses alliances à gauche.
Dans ce scénario, on voit qu’il y a très peu de déperdition de l’électorat, mais plutôt une addition des forces. L’alliance avec les écologistes semble probable car chacun y a intérêt, et il n’existe plus ce contentieux personnel de Jean-Yves Le Drian avec EELV.
L’alliance avec Pierre-Yves Cadalen, pour La France insoumise, semble beaucoup plus compliquée. Tout dépendra ici de la possibilité ou de non de s’allier. Avec les 5% arrondis qui lui sont donnés, et en tenant compte des marges d’erreur, cette liste peut tout aussi bien disparaître sans possibilité de fusion (en-deçà des 5%), ou au contraire prétendre à la fusion.
La liste RN au second tour
Traditionnellement, les candidats et listes frontistes connaissent une mauvaise dynamique d’entre-deux tours faute de pouvoir nouer des alliances. Leurs relais électoraux de croissance sont plus limités. On peut néanmoins observer que parmi l’un des scénarios envisagés au second tour, la liste de Gilles Pennelle arrive à égalité, avec 26% des voix, avec deux autres listes : une liste de fusion à gauche sans le PS, et une liste de fusion entre le PS et la majorité présidentielle (scénario peu probable comme nous l’avons précédemment fait remarquer).
La future majorité régionale
Concernant les différentes configurations du second tour, remarquons que seule celle qui envisage une large fusion à gauche est susceptible, avec 39% des voix, de dégager une majorité absolue en sièges.
Pour rappel, le système électoral pratiqué, avec une prime donnée à la liste arrivée en tête, fait qu’il faut dépasser le tiers des suffrages exprimés pour accéder à la majorité absolue des sièges. Autrement dit, il n’est pas impossible, si ce scénario d’une large alliance à gauche échoue, que le conseil régional de Bretagne n’ait pas de majorité claire à l’issue du vote.
Les préoccupations des Bretons
La hiérarchie des préoccupations des Bretons qui ressort de l’enquête fait ressortir trois éléments saillants.
Le premier est que cette liste de préoccupations ne correspond qu’imparfaitement au champ des compétences régionales. Qu’il s’agisse du terrorisme, ou même de la sécurité, de l’immigration ou du logement, la Région n’est pas une collectivité équipée par le droit et par l’histoire pour prétendre à un rôle significatif en ces matières.
Des préoccupations spécifiques aux Bretons
Le second enseignement est que la hiérarchie des préoccupations des Bretons, toutes tendances confondues, se signale par des écarts avec les résultats nationaux. L’environnement y occupe une place nettement plus importante, quand la sécurité, l’immigration et dans une moindre mesure l’emploi recueillent moins de réponses. Ces scores peuvent, dans une certaine mesure, refléter une situation régionale et sa représentation. La situation de l’emploi breton est comparativement meilleure que dans la plupart des régions, avec un taux de chômage moins élevé.
Les problèmes de sécurité et de délinquance existent, mais dans des proportions moins dramatiques que dans d’autres régions. L’immigration - qui renvoie probablement à une immigration extra-européenne chez les répondants - y représente un phénomène moins marqué, et concentré en Bretagne sur quelques foyers urbains.
Cette moindre préoccupation engendre mécaniquement des effets à la hausse concernant la question environnementale. Celle-ci est d’autant plus importante en Bretagne qu’elle soulève des problèmes de pollutions désormais bien identifiés dans l’opinion régionale. Il y a d’un côté des taux élevés de pollution des sols, des cours d’eau et de l’air, et de l’autre côté, une source souvent identifiée de pollution : l’agriculture. Derrière la préoccupation environnementale, c’est aussi le modèle agricole breton qui est en jeu.
Mais évidemment, et c’est le troisième enseignement, cette hiérarchie est aussi redevable de la sociologie politique, des équilibres partisans. Il suffit d’entrer dans le détail des réponses pour chaque famille politique pour s’apercevoir que les préoccupations ne se distribuent pas de manière égale. Il y a en quelque sorte un agenda des problèmes de gauche et un agenda des problèmes de droite.
Plus vous allez à droite, plus les préoccupations traditionnelles de la droite sont fortes : sécurité, immigration. Plus vous allez à gauche, plus les préoccupations environnementales sont à la hausse.
On voit aussi comme le développement économique et le soutien aux entreprises va davantage peser au centre et à droite (sauf pour le RN).
Les priorités du conseil régional à venir
La liste des priorités du conseil régional à venir coïncide beaucoup plus nettement avec le champ des compétences régionales, à l’exception du développement d’une offre de soins de proximité. Aujourd’hui, le conseil régional reste un acteur marginal de cette problématique, contrairement à l’état régional (avec ses ARS).
Certaines réponses quant aux priorités du conseil régional à venir attirent davantage notre attention que d’autres.
La première observation est de voir l'aménagement du territoire pour faciliter la vie en zone rurale (accès internet, transports) arriver en tête. Il y a là une forme de capillarité avec ce qui se passe dans le pays depuis des années. Le thème des fractures territoriales, d’une France périphérique et reléguée a imprimé aussi bien du côté académique, que du côté politique, journalistique ou des mobilisations. A cet égard, le mouvement des Gilets jaunes représente une forme d’acmé. La question des équilibres et solidarités territoriales est donc (re)devenue une préoccupation forte, et qui raisonne bien avec l’ADN de la Région, collectivité en charge de penser l’aménagement.
Ensuite, on voit érigée en priorité « La modernisation du secteur économique : création d'entreprises innovantes et d'emplois sur le territoire de ma région » à la fois au centre (Burlot) et à droite (Le Callenec), mais aussi du côté des écologistes (Desmares Poirrier), et moins pour les autres listes principales.
On peut aisément imaginer que l’interprétation de la question par les répondants diffère d’un camp à l’autre. Cette priorité forte chez les répondants écologistes rencontre, selon toute vraisemblance, un désir de transformation capitalistique avec une large place faite à tout le secteur de l’économie sociale et solidaire.
L’identité bretonne
Enfin, on voit que l’item "Une politique identitaire régionale, basée sur les langues et spécificités de ma région" ressort comme une faible priorité, alors que l’actualité a pu mettre cette question sur le devant de la scène (proposition de loi de Paul Molac, décision du conseil constitutionnel).
Le plus remarquable ici est la singularité de l’électorat ayant l’intention de voter pour Thierry Burlot. Si cette priorité est affichée à 12% pour l’ensemble des répondants, elle ressort assez proche selon les intentions de vote en faveur d’Isabelle Le Callennec (14%), Gilles Pennelle (16%), Claire Desmares-Poirrier et Loïg Chesnais-Girard (17%).
Comparativement, elle s’affiche très en-deçà pour ceux ayant l’intention de voter pour Thierry Burlot (7%). Peut-être ce dernier a-t-il déjà enregistré un tassement des intentions de vote chez des électeurs qui font de ce sujet un enjeu, échaudés dernièrement par les positions adoptées au niveau national par des députés Marcheurs, qui ont saisi le Conseil constitutionnel pour contrer la proposition de loi de Paul Molac. Peut-être la sociologie des électeurs se situant dans le camp de la majorité présidentielle est-elle structurellement moins sensible à cette question de l’ancrage territorial et de l’autochtonie. Il faut dire que dans le macronisme, celui de la Start Up Nation et de ses promesses de modernisation, l‘incarnation du territoire est résiduelle."