"C'est déjà assez compliqué, alors si les professionnelles sont maltraitées..." : ce sexisme qui mine l'hôpital public

Une nouvelle tribune parue dans Le Monde relance le débat sur les violences sexistes à l'hôpital. La question des grossesses est centrale pour comprendre les obstacles qui s'opposent aux femmes qui souhaitent y faire carrière. 

"Ses lèvres feraient un beau collier pour ma bite !",  "Non mais si tu es enceinte, c’est pas une bonne nouvelle", "Moi, si une femme me touche, je la viole direct" ... Un point commun entre ces phrases ? En plus de leur vulgarité et de leur sexisme, elles ont toutes été prononcées dans un couloir d'hôpital.

En 2017, le site internet Paye ta blouse met un coup de dynamite dans l'omerta en exposant les très nombreux témoignages de femmes externes, médecins, infirmières, aide-soignantes... Toutes ont subi des attaques sexistes sur leur lieu de travail. Depuis, l'hôpital ne semble pas avoir beaucoup évolué. Le 26 septembre, soutenues par un collectif de 330 professionnels de santé, les docteures Lamia Kerdjana, anesthésiste-réanimatrice et Anna Boctor, pneumo-pédiatre, signent dans Le Monde une tribune intitulée "Les discriminations et vexations doivent cesser, aussi bien pour les femmes médecins que pour l’avenir de l’hôpital". 

Dans leur texte, les deux femmes développent les obstacles qui se dressent encore sur leur chemin quand il s'agit de faire carrière, et notamment la question des grossesses. "Il n'y a pas de la mysoginie qu'à l'hôpital, mais elle y est particulièrement marquée. Ça brise des carrières. Cela fait un mois que [Anna Boctor] a décidé la mort dans l'âme de quitter l'hôpital public, à cause de ça, et ça a beaucoup résonné en moi" raconte la Dr Lamia Kerdjana, élue du syndicat Jeunes Médecins, qui compte une trentaine d'adhérents en Centre-Val de Loire. 

"De toute façon, t'auras pas d'enfant pendant ton clinicat !"


Le sexisme ordinaire, la Dr Lamia Kerdjana a bien connu aussi. A l'époque cheffe de clinique en réanimation à Paris, elle est la seule femme "en âge de procréer du service". Une situation qui lui met une cible sur le dos. "Pour le nouvel an, un des praticiens du service me souhaite la nouvelle année et me dit en riant : "bonne année, bonne santé, bonne baise", bon ça c'est l'humour carabin. Et il conclut quand même "mais pas d'enfant surtout !" Quand j'ai annoncé ma grossesse trois mois plus tard, on peut dire que ça ne s'est pas bien passé. Mon chef de service était décontenancé, il a fallu que je lui explique le congé maternité, sa durée... Et il m'a dit cette phrase : "Oui enfin ça, c'est si tout se passe bien". En espérant ma fausse couche." Un incident qui ne reste pas isolé dans ce service, puisque la successeuse de la Dr Kerdjana y aura également droit. "Elle a fait deux fausses couches. On lui a dit  : "ça ne change rien de toute façon, tu feras pas d'enfant pendant ton clinicat !". Elle a tout de même réussi à re-tomber enceinte. Elle a eu son congé maternité et ça a été le drame : j'en ai entendu parler pendant des mois. Elle était la traîtresse, elle avait fait un enfant contre leur avis..."

L'affaire va même plus loin : "Ce fameux praticien m'a dit qu'il était allé voir le chef de service pour lui dire : "je m'en fous, le prochain c'est un mec, je ne veux plus de nanas". Et il me le dit à moi ! En toute impunité..."

Cette hallucinante tentative de contrôle des utérus a au moins le mérite de mettre en lumière un problème : à l'hôpital, les congés maternités ne sont pas systématiquement remplacés, rendant les choses difficiles dans des services parfois déjà au bord de l'asphyxie.  Et le problème ne s'arrête pas à la fin du congé maternité. Selon Habiba Azouzi, secrétaire générale de la CFDT Santé-Sociaux dans le Cher, "les problèmes de garde d'enfants, c'est compliqué. On leur reproche de demander des congés pour enfant malade, il y a même des cadres qui refusent car c'est au bon vouloir de la direction, et ça c'est avéré. Ça, ça nous revient régulièrement et ça pour moi c'est une violence. Il y a même une fois où une direction a menacé l'agente de lui infliger un jour sans solde pour abandon de poste. C'est discriminatoire : c'est toujours la femme qui prend le congé enfant malade !" 
 

"On a du mal à libérer la parole"


"Le monde des médecins, vous savez, c'est particulier, reconnaît Habiba Azouzi. Les débuts de l'interview sont hésitants, un peu gênés. La secrétaite générale se refuse d'abord à parler de violences, en tout cas avérées. "Nos militants ont du mal à libérer la parole, on n'y arrive pas. Je ne sais pas comment vous allez faire ce sujet, honnêtement, c'est très compliqué. Mais en vous parlant, il y a des choses qui me reviennent..."

A Montargis, où nous avons tenté de joindre un syndicat, c'est encore plus explicite. "Ça ne servira à rien de me rappeler, je vais rester très vague. Vous savez, il y a des choses qu'on ne peut pas dire comme ça. Les médias, on les appelle quand on a besoin d'eux."

Cécile Thiberge, élue du bureau de l'Union Régionale CFDT Santé Sociaux le confirme : "Les victimes ne se rapprochent pas forcément du syndicaliste, alors que le lieu de travail est là où nous pouvons faire de la prévention. Cette enquête vise à ça, à travailler à un plan de prévention 

Peur de se confronter à sa hiérarchie et à la culture déclinante du "médecin-roi", de se retrouver isolée, d'être celle qui "casse l'ambiance" du fameux humour carabin ou même de perdre son emploi : les raisons de se taire sont nombreuses. "Quand c'est avéré, le plus souvent, c'est la victime qu'on déplace, au lieu de la protéger. Comme si c'était elle qui était en tort ! Ça fait 10 ans que je suis secrétaire, et c'est déjà arrivé plusieurs fois. Ça, on le dénonce, à la CFDT" revendique Habiba Azouzi.

Une méthode peu scrupuleuse, dont nous a aussi parlé Cécile Thiberge, élue du bureau régionale de la CFDT. En novembre dernier, le syndicat a lancé une enquête d'ampleur nationale sur la question des violences sexistes. "On veut un vrai bilan, ne pas partir sur la réputation que peut avoir l'hôpital." Et pourtant, l'hôpital public est bien forcé de prêter attention à ce qu'on dit de lui, d'autant plus dans une région Centre-Val de Loire qui manque désespérément de médecins. "Déjà que dans le Cher, on a du mal à recruter, ça ne rend pas attractif l'hôpital public ! C'est déjà assez compliqué, alors si derrière les professionnelles sont maltraitées..." se désole la déléguée syndicale. 
 

"Il est temps que l'Etat se saisisse de la question"


"Force est de constater que la mysoginie existe depuis des années à l'hôpital, et le ministère de la Santé ne s'est pas saisi du sujet à sa juste mesure alors que la féminisation de la profession s'est largement installée. Il est temps que l'Etat se saisisse de la question car nous, nous avons très peu de recours" appelle de son côté Lamia Kerdjana. 

Car les jeunes générations n'ont pas l'intention d'attendre trop longtemps, certaines de leur droit à l'indignation. "Chez les très jeunes, le mouvement Me Too a libéré la parole. Les victimes se posent en victimes, au lieu de se culpabiliser. Certaines universités ont fait ce travail de sensibilisation et d'éducation, y compris auprès des chefs de service. Sur ces sujets-là, elles prennent plus facilement la parole que notre génération, c'est certain" estime Lamia Kerdjana, la représentante de Jeunes Médecins, qui n'a pourtant que 34 ans. 

Son syndicat a publié une série de propositions pour faire avancer la cause de l'égalité au sein de l'hôpital. La systématisation du remplacement en cas de congé y figure en bonne place. "C'est fait dans le privé, ça devrait déjà être fait, on ne devrait même pas en parler. Pourquoi l'hôpital est toujours à la traîne ?" s'agace la représentante syndicale. Elle verrait aussi d'un très bon oeil l'instauration d'un congé paternité obligatoire d'une durée similaire à celui du congé maternité. "Comme ça il n'y aurait plus cette mentalité selon laquelle devenir papa, c'est moins "grave" que devenir maman, du point de vue d'un chef de service."

Pour Habiba Azouzi, l'instauration d'un lieu de parole au sein des hôpitaux serait déjà un premier pas essentiel. "La présence d'un professionnel neutre, extérieur à l'établissement permettra de mieux recueillir la parole, et de mieux faire remonter au direction. Si on y associe une formation des professionnels et des cadres, ce serait déjà bien ! Tout cela doit passer par la formation."
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