Ces 27, 28 et 29 septembre, l'enseigne de la grande distribution organise une opération "Nettoyons la nature" avec plusieurs centaines de bénévoles, dont des publics scolaires. Mais une école peut-elle se faire le relais d'une opération publicitaire ?
Ces 27, 28 et 29 septembre, les enfants de l'école d'Henrichemont, dans le Cher, défileront sur le territoire de la commune en chasubles E. Leclerc pour ramasser des déchets. Des "mini-hommes-sandwiches", s'agace une habitante, indignée de voir qu'une banderole du leader de la grande distribution sera déployée sur la façade de l'école primaire.
Une opération de "verdissage"
De fait, l'opération "Nettoyons la nature" organisée par E. Leclerc fait grincer quelques dents dans ce village de 1700 habitants. "Ça viole complétement le devoir de neutralité commerciale des agents de l'État" estime l'Henrichemontaise. "J'ai l'impression d'être la seule à être outrée. On est tellement conditionnés à voir des marques partout qu'on ne fait même plus attention."
Si demain une mosquée faisait la même chose, c'est le même droit de réserve qui serait violé, et ça ferait un tollé énorme !
Une habitante d'Henrichemont
L'opération en question, selon le site de la marque, a lieu depuis 27 ans et réunit "chaque année des centaines de milliers de bénévoles" sur le territoire. En 2023, "Nettoyons la nature" avait battu son record en réunissant "plus de 560 000 bénévoles (publics scolaires, associations ou particuliers) pour une collecte d'environ 180 tonnes de déchets en trois jours dans plus de 18 000 sites".
À titre de comparaison, selon le ministère de la Transition écologique, la grande distribution, dont E. Leclerc est le leader, gaspille chaque année "10 millions de tonnes" pour les seuls produits alimentaires. L'association Gestes propres estime à 1 million de tonnes par an les déchets abandonnés, dont une majorité d'emballages plastiques. Des déchets dont le nettoyage est essentiellement pris en charge par les collectivités. Ce qui n'empêche pas l'entreprise d'affirmer sa place de "précurseur dans la lutte pour l'environnement".
L'opération pourrait donc s'assimiler à une tentative de "greenwashing", c'est-à-dire de "verdissage" de la marque, dans un contexte où les consommateurs commencent à prendre conscience de l'impact néfaste de la grande distribution sur l'environnement.
Légalement, qui a raison ?
Alors, que dit la loi ? Une marque a-t-elle le droit de recruter dans les écoles pour une opération de ramassage des déchets qui pourrait s'apparenter à une entreprise de communication ? Le principe de neutralité "politique, religieuse et commerciale" de l'école a été posé par des textes réglementaires dès 1936 et réaffirmé depuis en 1956, 1963 et 1976.
La dernière circulaire en date, publiée en 2001, encadre les "modalités d'un partenariat régulier" et reconnaît pour les établissements scolaires la liberté "de s'associer à une action de partenariat avec une entreprise et de choisir le partenaire le plus adapté".
Toutefois, il est précisé que "les établissements scolaires, qui sont des lieux spécifiques de diffusion du savoir, doivent respecter le principe de la neutralité commerciale du service public de l’éducation et y soumettre leurs relations avec les entreprises". Ainsi, "les maîtres et les élèves ne peuvent, en aucun cas, servir directement ou indirectement à quelque publicité commerciale que ce soit".
Les services de l'éducation nationale et les établissements scolaires sont [...] souvent sollicités par des entreprises [...] afin de bénéficier des facilités d'accès à une population ciblée et captive envers laquelle elles ne poursuivent en fait qu'une stratégie commerciale
Bulletin officiel du ministère de l'Éducation nationale, 4 avril 2001
En outre, un jugement du tribunal administratif de Caen du 30 novembre 1993 souligne le fait que "l'organisation d'un concours d'orthographe dans une école par un établissement bancaire contrevenait au principe de neutralité scolaire".
Il semblerait donc qu'une entreprise, pas plus qu'une église, une mosquée ou un parti politique, ne puisse, sans contrevenir au principe de neutralité du service public, faire sa communication via un établissement scolaire, même si un partenariat reste possible sous certaines conditions.
Nettoyage gratuit contre petit coup de pub
Devant l'ampleur que prend le débat dans le village, la directrice de l'école, Émilie Thibaut, veut calmer le jeu. Jointe par France 3, elle explique n'être arrivée aux commandes de l'école que cette année, et devoir honorer un accord déjà passé entre E. Leclerc et l'établissement. En outre, explique-t-elle l'année précédente, c'est avec le collège d'Henrichemont que l'opération s'était montée, sans rencontrer d'opposition.
Cette opération "est une occasion d'expliquer le tri des déchets aux enfants, ça s'inscrit dans l'éducation citoyenne", se défend la directrice. "Je ne vois pas où est la pub", poursuit-elle, en revanche, l'école pourra ré-utiliser les chasubles pour les cours de sport, et les gants de jardinage serviront aux familles. "Si cela amène des débats, si des gens cherchent la petite bête, on ne le fera tout simplement plus", regrette Émilie Thibaut, qui évoque la possibilité de se passer de la banderole Leclerc cette année.
De fait, les kits distribués gratuitement par E. Leclerc soulèvent un point budgétaire sensible, notamment dans une petite commune rurale. "Dès qu'on touche au budget, c'est vrai qu'on n'a plus beaucoup de marge de manœuvre" reconnaît à demi-mot l'enseignante.
À la mairie, tout comme à l'école, le projet n'a suscité que des protestations timides. "Quand on vit à dotation constante, sans marge de manœuvre, et qu'une entreprise se propose de prendre le nettoyage des déchets à sa charge, c'est tentant !" reconnaît Cédric Loosli, conseiller municipal d'opposition, qui note aussi les vertus d'une éducation au tri des déchets. "On peut se féliciter que ce soit fait, mais ces missions devraient revenir à l'État", avec le budget nécessaire pour les remplir, note l'élu, qui déplore "l'incohérence entre le message et le sponsor".
Joint par France 3, le service presse de E. Leclerc n'avait pas donné suite à nos sollicitations ce 27 septembre.
Si l'opération "Nettoyons la nature" aura bien lieu dans le reste de la France ces 27, 28 et 29 septembre, ses opposants ont toutefois reçu un sursis inattendu à Henrichemont. En raison des conditions météorologiques dangereuse ce week-end, la campagne a été reportée.