Seuls 15% des élèves français suivent toutes les séances d'éducation affective et sexuelle, pourtant obligatoires de l'école au lycée. Entre manque de formation et pressions de familles, le sujet, pourtant primordial, peine encore à prendre ses marques.
Nul n'est censé ignorer la loi... à part peut-être l'Éducation nationale. Depuis 2001, trois séances annuelles d'information et d'éducation à la sexualité doivent être dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées. C'est la loi. Mais entre la théorie et la pratique, le fossé peut être grand.
Et selon un récent avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese), le fossé est ici gigantesque. Ainsi, moins de 15% des élèves auraient réellement accès à cet enseignement "à la vie affective, relationnelle et sexuelle", ou Evars. Une "éducation à l'égalité qui déconstruit les stéréotypes et les normes sociales inégalitaires", "les schémas toxiques", et "peut aider à enrayer la montée des violences sexuelles, du sexisme, des LGBTQIAphobies et contribuer à une meilleure prévention des maladies sexuellement transmissibles", plaide le Cese.
Un manque crucial de formation
La nouvelle n'est, finalement, pas si nouvelle. Associations, parents, syndicats... et même l'Inspection générale de l'éducation alertent depuis plusieurs années sur la non-application de la loi de 2001 ! En mars 2023, le Planning familial, Sidaction et SOS Homophobie ont engagé une action en responsabilité de l'État devant le tribunal administratif de Paris. "Il va falloir que l'État se pose la question : qui ne fait pas son travail ?", interroge Agathe Cros.
Animatrice de prévention et chargée de projet au Planning familial d'Indre-et-Loire, elle est régulièrement confrontée à la problématique. Et constate que, effectivement, de nombreuses séances d'éducation affective et sexuelle ne sont pas dispensées. Elle observe en premier lieu un manque de formation des personnels de l'Éducation nationale, qu'ils soient enseignants, infirmiers scolaires, encadrants, etc. "Le nerf de la guerre, c'est la formation, et il faut la financer." Le sujet est essentiel :
Ce sont des sujets tabou, vécus par les élèves mais aussi par les professionnels, et qui renvoient à des choses très personnelles. Il est normal que des professionnels non formés ne se sentent pas de le faire. Quelque part, c'est même rassurant.
Agathe Cros, animatrice de prévention Planning familial 37
Les sujets en question : "le consentement, le respect de soi et de l'autre, l'éducation à la santé sexuelle", liste Agathe Cros. Un moyen d'enrayer la recrudescence de certaines infections sexuellement transmissibles en France, particulièrement chez jeunes. À l'école, évoquer certaines thématiques peut aussi amener au repérage d'enfants victimes d'abus sexuels.
Sauf que la sensibilisation des futurs enseignants lors de leur formation initiale est lapidaire, voire inexistante sur le sujet. La faute à une loi qui n'a pas vraiment évolué depuis 2001, et laisse libre cours à interprétation. Le code de l'éducation demande ainsi bien à ce que "au moins trois séances annuelles et par groupes d'âge homogène" soient dispensées. Mais pour le cadre d'application, il faudra se référer à la bonne volonté des responsables.
"Une heure qui se fait quand on a envie, quand on a le temps"
Faute d'avoir d'existence réelle dans les programmes, ou de devoir figurer concrètement dans les emplois du temps, les séances d'Evars se font "quand on a envie, quand on a le temps et qu'on n'est pas en retard sur le programme", note Martine Rico, coordinatrice régionale de la FCPE, la Fédération des conseils de parents d'élèves. Elle constate que, parfois considérées comme "pas essentielles", les séances d'éducation affective et sexuelle "passent à la trappe aisément" :
Quand on n'a pas eu de prof de maths pendant un mois, il faut rattraper le retard, sans heure en plus. Il faut forcément grignoter sur autre chose. Souvent, c'est l'heure de vie de classe. Maintenant, c'est aussi l'Evars.
Martine Rico, FCPE Centre-Val de Loire
Pourtant, selon elle, s'il y a une heure indispensable, c'est bien celle-là. "Comme ils devront savoir compter, les élèves devront savoir comment construire leur intimité, plaide-t-elle. C'est indispensable quand on voit le nombre d'élèves en questionnement, ceux qui pensent que faire l'amour, c'est comme dans les pornos où il faut crier et avoir mal, les blagues qu'ils se font entre eux soi-disant pour rire... C'est terrible."
D'autant que ces questions peuvent ne pas être abordées du tout dans certains environnements familiaux. "Si on ne peut pas en parler en famille, il faut en parler à l'école, c'est le lieu pour le faire."
L'extrême droite à la charge
Sauf que nombre de familles - et parfois d'enseignants - s'opposent à ces séances. Sous la présidence Hollande, les "ABCD de l'égalité" avaient rencontré une opposition importante de la part de certains parents, notamment alimentée par des mouvements d'extrême droite. L'ancienne institutrice Farida Belghoul était, à l'époque, l'une des têtes de proue de l'opposition à la politique de la ministre Najat Vallaud-Belkacem. En 2017, elle était condamnée à 8 000 euros d'amende pour complicité de diffamation à l'encontre d'une institutrice d'Indre-et-Loire, accusée de faire l'apologie de "la théorie du genre".
Plus récemment, le collectif "Parents en colère", proche de l'extrême droite, a dénoncé une session "Vie affective relation filles garçons" au collège Jules-Ferry de Tours, trouvant un écho important sur les réseaux sociaux. Selon le collectif, un groupe d'élèves aurait été poussé à regarder des "statues d'appareils génitaux qui étaient disposées dans la salle ainsi que les photos de deux personnes nues et deux personnes en sous-vêtements ". Entre autres accusations. Le département a depuis porté plainte pour diffamation et injures publiques. "Ils travestissent la réalité. Le but est de nuire", avait réagi Judicaël Osmond, conseiller départemental. Il parle d'une exposition qui "tourne depuis douze ans, appréciée par les enseignants, parents et adolescents".
Martine Rico dénonce "des parents qui se disent indépendants et qui avancent masqués pour se faire élire représentants", avant de dévoiler "qui ils sont". En l'occurrence, des mouvements généralement plus que conservateurs, anti-IVG, opposés au mariage pour tous et à l'Evars. "C'est très grave : soit on s'aligne sur les valeurs de la République, soit on ne se fait pas élire", fustige Martine Rico. Les pressions de ces parents élus et opposés à ces enseignements parviennent à dissuader certains établissements.
De l'inquiétude à la désinformation
Mais pour certaines familles, "quand on parle de l'intime, ça peut heurter", surtout si les informations à disposition des parents sont rares. Le Cese considère ainsi que "mieux expliquer l'Evars" et communiquer d'avantage est un élément majeur pour "lutter contre la désinformation". Désinformation qui cause une grande partie des oppositions à l'éducation affective et sexuelle, "conçue sur des bases scientifiques et arrêtée dans les textes internationaux", insiste le Cese dans son rapport.
"Le problème des associations réfractaires, c'est surtout le mensonge", complète Agathe Cros :
Ils colportent des idées disant que le Planning familial parle de sexualité, de pornographie, de masturbation à des gamins pour qui ce n'est pas du tout adapté. Alors qu'on va parler de consentement, de respect.
Agathe Cros, Planning familial 37
Le Cese a adressé une série de recommandations, visant à consolider l'Evars. Il propose notamment d'inclure un plan de formation spécifique dès la formation initiale des enseignants, d'intégrer officiellement l'Evars aux programmes, de pérenniser le financement de ces séances, et de créer un délit d'entrave au droit des enfants à participer à ces séances.
Des ressources en Centre-Val de Loire
En attendant une réelle application de la loi de 2001, les personnels désireux de se former à ces questions peuvent se tourner vers les structures spécialisées. En Centre-Val de Loire, la Fraps, un pôle de ressources compétent sur les sujets liés à la santé, propose des formations de professionnalisation sur le sujet. "Il y a de grandes différences d'accès à des ressources adaptées selon la géographie", note Marie Garcia, responsable territoriale à la Fraps en Loir-et-Cher, qui souhaite gommer ces disparités.
En Indre-et-Loire, le Planning familial "se rend disponible pour tous les professionnels" du département sur ces sujets. L'association propose des rencontres avec les personnels de l'Éducation nationale souhaitant être sensibilisés à l'éducation affective et sexuelle. Dans certains cas, les membres de l'association animent eux-mêmes les séances dans les établissements scolaires. "Mais c'est énormément de temps de préparation, et on n'est que six salariés", explique Agathe Cros, qui regrette de devoir "pallier les manquements de l'État".
En un an, l'association a été sollicitée par une soixantaine d'établissements scolaires pour intervenir en classe.