La cigogne noire est l'un des oiseaux nicheurs les plus rares de France, moins de 90 couples recensés, contre près de 3000, par exemple, pour la cigogne blanche. En Centre-Val de Loire, ce magnifique échassier au plumage irisé est classé "en danger critique d'extinction".
1973 est une date clé pour les passionnés d'ornithologie : auparavant, ce grand oiseau migrateur qu'est la cigogne noire ne faisait que survoler notre territoire, entre l'Afrique subsaharienne et l'Europe du nord-est. S'y arrêtant, parfois, pour une courte halte dans ce long voyage, repos et casse-croûte.
La découverte d'un premier nid en France, et précisément en Touraine, fut donc un évènement, comme le relate Jean-Frédéric Baeta, président du GRCN, le Groupe Régional Cigogne Noire Centre :
"Aucun adulte reproducteur ne figure dans les collections d'oiseaux empaillés, naturalisés, des musées de France. Il est quasi certain qu'il n'y a pas eu de reproduction sur notre territoire avant 1973. Cette année-là, un jeune homme cherchait en Touraine des nids d'autours, afin de prélever des œufs et élever les poussins. Une pratique discutable, toujours est-il qu'il est tombé sur un nid de cigogne noire ! C'était extraordinaire, on savait que ce migrateur était de passage, on l'avait déjà observé, mais on tenait là une preuve matérielle, indiscutable, de reproduction !"
L'hypothèse qui prévaut chez les ornithologues est que le déboisement intensif dans l'est de l'Allemagne ou en Scandinavie a contraint les cigognes noires à rechercher d'autres terres de migration.
"Elles avaient déjà pour habitude de se poser sur notre territoire, reprend Jean-Frédéric Baeta. Les succès rencontrés dans la recherche de proies, poissons, truitelles, chabots, la qualité du système hydrographique, les ont décidées à rester sur place, elles ont fini par y nicher. C'est un oiseau très fidèle à son site de reproduction, certains nids sont occupés 16 ou 17 ans d'affilée, rehaussés chaque année, ils finissent par devenir énormes !"
Ne pas chercher à dénicher l'oiseau rare...
Beaucoup plus tard, dans les années 1990 ou 2000, d'autres nids seront découverts dans la région, dans l'Indre et le Cher, notamment, ainsi que dans d'autres départements du quart nord-est de la France.
Mais bien que ce bel échassier se soit plu en Touraine au point de s'y reproduire, la cigogne noire est aujourd'hui classée en danger critique sur la liste rouge régionale des oiseaux nicheurs. Seuls quelques couples reproducteurs (impossible donner un chiffre fiable) subsisteraient encore en Centre-Val de Loire.
Extrêmement sensible aux dérangements, le plus grand de nos oiseaux forestiers est aussi peut-être le plus vulnérable. "À la limite, il vaudrait peut-être mieux ne pas en parler", soupire le président du GRGN. Même armés des meilleures intentions, photographes ou ornithologues amateurs, simples curieux, peuvent occasionner de gros dégâts en tentant de "dénicher" l'oiseau rare.
Jean-Frédéric Baeta rappelle les conditions pour une nidification réussie :
"Il est fondamental que le nid ne soit pas dérangé pendant la reproduction et l'élevage des jeunes, entre mars et juillet, parfois jusqu'au mois d'août. La qualité du substrat forestier est également essentielle : chênes, hêtres ou pins maritimes, dans notre région, il lui faut du gros bois, de vieux arbres de grande taille et suffisamment costauds pour supporter le nid. Enfin, bien sûr, une ressource de qualité à proximité, ruisseaux, queues d'étang, mares forestières avec une faune aquatique abondante, poissons ou crustacés."
Un domaine vital très étendu et...sans éolienne !
S'il est impératif de ne pas déranger le nid pendant toute la période de reproduction, les scientifiques considèrent toutefois aujourd'hui que l'approche la plus pertinente pour la protection de l'espèce est de prendre en compte son domaine vital. Or celui-ci est très grand pour les cigognes noires :
"Les déplacements de l'oiseau pendant la reproduction correspondent à son domaine vital, la superficie qu'il couvre pour trouver de la nourriture, pour ses jeunes comme pour lui-même. Cela varie d'une année à l'autre avec les conditions climatiques, la qualité des eaux et les ressources piscicoles, mais en moyenne le rayon d'action est de 20 kilomètres autour du nid. Un grand territoire et, en général, sans chevauchements, pour éviter la compétition entre les oiseaux. Toute activité induisant une perturbation dans ce domaine vital va être dommageable."
Suivez son regard, le président du GRCN a les éoliennes dans le collimateur :
Je n'ai rien contre les éoliennes en général, mais contre les promoteurs qui s'obstinent à vouloir en installer sur le domaine vital de cigognes noires. Avec de très mauvais dossiers, ils s'acharnent depuis une dizaine d'années, nous en sommes sidérés ! Ils banalisent, ils minimisent les risques, mais ils ne savent pas ce qu'est une trame écologique...L'affichage énergie verte, protection de la nature, c'est de la foutaise, on ne peut pas être progressiste en matière d'environnement si l'on se fout de la biodiversité !
Jean-Frédéric Baeta, président Groupe Régional Cigogne Noire
Les juges semblent bien avoir entendu les scientifiques : ils prennent désormais en compte le domaine vital de ces oiseaux pour retoquer les projets éoliens. Les annulations se multiplient, et notamment dans le Sud Touraine, Sepmes et Charnizay étant les dernières en date. Dans notre région, le GRCN ne recense aujourd'hui pas moins de 15 décisions de justice ou arrêtés préfectoraux en faveur de la cigogne noire dans des conflits éoliens !
Et pourtant, les promoteurs reviennent, encore et toujours, à la charge :
"Ils mobilisent les cabinets d'experts, les associations... notre cœur de métier, ce n'est pas le conflit juridique, c'est d'étudier la cigogne noire et faire en sorte de la protéger. Ça nous prend un temps considérable, mais on ne peut pas les laisser faire ! Plusieurs cas de mortalité à cause d'éoliennes ont été prouvés, en France et en Europe. Pour les promoteurs, c'est "peanuts", mais rapporté à l'effectif global de ces oiseaux, c'est considérable. A fortiori dans des départements comme ceux de notre région où l'on a très peu de couples."
La protection de la cigogne noire revêt d'autant plus d'importance que cet oiseau est considéré comme une "espèce parapluie" :
"Cet oiseau magnifique est un peu notre Sainte Vierge, s'enthousiasme l'ornithologue, une figure protectrice, emblématique. En protégeant la cigogne noire, on fait un îlot de conservation, et l'on aura du chat sauvage, du circaète, de l'autour des palombes, etc."
En prenant soin de cet échassier farouche et discret, en sauvegardant son domaine vital, c'est toute une biodiversité, liée aussi bien aux milieux forestiers qu'aux milieux humides, que l'on contribuera à préserver.