"Ils se sont dit : une femme seule, elle ne tiendra pas longtemps" : l'installation toujours difficile des agricultrices

Alors que l'agriculture se féminise, s'installer en tant que femme sur une exploitation est toujours une épreuve de force. Pénalisation financière, culture machiste, double charge de la maternité... Les freins sont encore nombreux, mêmes s'ils tombent petit à petit.

C'est vrai, l'agriculture est une profession qui se féminise. Mais plutôt par le bas. En 2017, selon un rapport d'enquête mené par le Sénat, les femmes représentaient à peine 24% des cheffes d'exploitation. Ce chiffre est repris dans une étude menée en 2020 par le FADEAR, un réseau d'agriculture paysanne, qui s'intéresse aux freins rencontrés par les femmes qui s'installent sur une exploitation.

Les agricultrices toujours pénalisées

Si le nombre de répondantes - 151 femmes - est relativement faible, l'étude semble confirmer une nouvelle fois les constats de l'enquête sénatoriale, et rencontre le vécu de nombreuses agricultrices. Les auteurs précisent d'emblée un angle mort : leur questionnaire n'a pas atteint celles qui auraient renoncé à s'installer à cause de ces freins.

"Pour la commission femmes de la Confédération paysanne, trouver sa place en tant que femme dans l’agriculture n’est pas de tout repos". Sous-statut, charge domestique, moindre représentation dans les instances et culture sexiste, les obstacles sont en effet nombreux. Le rapport sénatorial 2017 le couche sur papier : gagner sa vie est difficile pour les agriculteurs en général, encore plus pour les agricultrices. Responsables d'exploitations souvent plus petites, plus souvent en agriculture biologique, elles sont notamment pénalisées par un système qui exige un montant minimal de cotisation, sans tenir compte des revenus.

A cela s'ajoute le problème des retraites. Selon Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, lors de son audition par le Sénat, "le niveau moyen général des retraites est de 1 300 euros mensuels contre 800 euros pour les agriculteurs et 500 euros pour les agricultrices."

Pour confronter le constat de ces enquêtes à la réalité du terrain, nous sommes allés à la rencontre de Paola Sassier. Membre de la confédération paysanne, la maraîchère de 38 ans est installée depuis 2015 à Luzillé, en Indre-et-Loire. Comme 47% des répondantes de l'étude, elle s'est installée seule, et hors cadre familial, comme 73%.

"Il faut le soutien de son entourage, et pas que psychologique"

"C'est une reconversion professionnelle pour moi. J'étais bibliothécaire, j'avais fait le tour, j'avais envie de passer à autre chose. Il faut quand même dire que j'ai toujours été attirée par le domaine agricole. C'était une vraie question à un moment de mes études" raconte-t-elle. Dès son arrivée, elle a converti ses terres en agriculture biologique. "C'était vraiment un point d'honneur pour moi" revendique l'agricultrice.

Les produits phytosanitaires n'ont pas droit de cité chez elle, sauf, exceptionnellement, quand les limaces arrivent en conquérantes. A peine 1,3ha de son terrain est dédiée à son activité maraîchère. Ses serres de patates douces, choux, ou encore épinards, selon la saison, occupent eux 1600m².

Son père, retraité, vient de temps à autre lui prêter main-forte. Car le soutien de l'entourage est une composante essentielle pour tout agriculteur qui s'installe, et encore plus lorsqu'on s'installe seule. La famille de Paola Sassier n'a pas vraiment été surprise de sa reconversion. "Mon grand-père paternel avait une sorte de petite ferme avec trois poules, quelques arbres. Tout était fait à l'ancienne. J'ai été bercée par ça. J'ai toujours eu dans l'idée que je finirais par pouvoir marier l'agriculture et mon BTS tourisme, ce n'est pas sorti de nulle part."

Mais souvent, comme le relève l'étude du FADEAR, le soutien de principe de l'entourage est souvent nuancé par la crainte d'un déclassement social, ou sur la pénibilité physique du métier. Paola Sassier le reconnaît, il a fallu s'adapter. Mais faire fonctionner une exploitation, pour elle, c'est plus une question de nombre que de genre. "Il faut le soutien de son entourage, et pas que psychologique mais aussi physique. Parfois, quand mon mari rentrait le soir, il fallait de l'aide pour débâcher, être à deux. Maintenant j'ai une salariée, femme, et on s'en sort très bien." Il y a de plus en plus de matériel qui existe pour moins peiner."

Pour l'agricultrice, l'avancée des équipements agricoles est en effet un point décisif. "Par exemple, jusqu'à présent je récoltais plutôt à la brouette, là j'ai investi dans un quad avec une remorque. Même les hommes sont contents de ce genre de choses ! rit-elle. On a du matériel pour dérouler des bâches à atteler au tracteur, moi j'ai réfléchi à mettre beaucoup de choses sur roulettes, pour éviter le portage. Ça paraît pas, mais ça change la vie. Pour moi, le travail physique n'est plus un frein à l'installation d'une femme sur une exploitation."

Ce qui fait parler la campagne

La frilosité du voisinage, en revanche, voilà le vrai obstacle. Deux tiers des répondantes de l'étude du FADEAR parlent d'un bon accueil sous conditions (quand on est "fille de"), voire d'un accueil très mitigé. De leurs témoignages ressort une constante : un homme, sur une exploitation, sera l'interlocuteur privilégié quel que soit son statut. "Moi, je ne suis pas une interlocutrice intéressante", "J'ai l'impression d'être transparente", "Lorsque d’autres agriculteurs doivent traiter avec le GAEC, ils parlent avec les garçons, très rarement avec moi !" écrivent-elles par exemple.

Un constat confirmé presque point par point par le récit de Paola Sassier. "Le milieu paysan n'est pas facile à intégrer, convient-elle. Il faut connaître toutes ces normes, toutes ces démarches... Mais le plus difficile pour moi, ça a été de m'intégrer sur la commune, parce que je suis arrivée sur une plaine céréalière conventionnelle, avec que des hommes. Ils se sont dit : "une femme seule qui s'installe, elle ne tiendra pas longtemps, surtout en bio". Quand on s'installe comme ça, on bouscule l'idée reçue de l'homme avec son gros tracteur. Au début, quand j'avais besoin d'un coup de main, j'envoyais mon mari. Moi, je n'étais pas crédible."

Et cela alors même que son compagnon exerçait, lui, une toute autre activité. C'est seulement en 2020 qu'il la rejoint pour monter un GAEC, une société civile agricole, avec son activité de poules pondeuses. Un voisin, proche de la retraite, lui a cédé 50 hectares de terres à blé pour les nourrir. "Ça fait parler dans la campagne, je pense", sourit malicieusement celle qui s'y est déjà habituée.

Mère et agricultrice, "ça reste une charge mentale importante"

Pourtant, malgré le succès du projet, l'argent qui rentre et les salaires payés, il faut encore parfois se justifier. Paola Sassier a trois enfants, tous nés avant son installation professionnelle. A la ferme, l'envie d'être des parents "normaux" se heurte à un mode de vie singulier.

"Quand je suis arrivée, je demandais qu'on me montre des femmes seules qui se sont installées avec des enfants pour savoir comment elles géraient, et je n'en trouvais pas. Maintenant, j'ai des femmes qui passent et qui me posent la même question. Je leur dis que tout ne pourra pas être parfait. Peut-être qu'on commandera une pizza au lieu de cuisiner, peut-être qu'on ne passera pas l'aspirateur cette semaine. De la part de la famille, parfois j'avais des remarques du genre "oh quand même, la vaisselle"...

Une charge qui continue de reposer sur les femmes. En 2011, selon la dernière étude INSEE sur le sujet, 64% du temps quotidien consacré aux tâches domestiques était toujours pris en charge par les femmes sans distinction de profession. Un chiffre qui a baissé d'à peine 5% en 25 ans. Aux uns, Paola Sassier doit justifier d'être suffisamment mère ; aux autres, d'être suffisamment agricultrice.

Mais au-delà de la charge, l'éducation des enfants à la ferme est l'occasion d'une transmission de valeurs. "Il faut quand même avoir un œil. Mais c'est un vrai partage. Ils viennent avec moi aux champs, ils ont leur petit jardin... Le fait d'être agriculteur n'est pas déconnecté de la maison. Ils se posent des questions que peut-être d'autres enfants de leur classe ne se posent pas. Le grand est très intéressé, il pousse loin la problématique, en me disant que peut-être son collège pourrait installer des panneaux solaires. Je me dis que s'ils n'avaient pas été bercés par ce monde, ils ne seraient pas comme ça non plus."

Aider les agricultrices : du pratique et du politique

Alors, depuis la sonnette d'alarme tirée par le Sénat en 2017, la cause des agricultrices a-t-elle avancé ? Pas de manière très flagrante, pour autant que puisse en juger la cheffe d'exploitation.

"Je ne vois pas beaucoup de dispositifs qui peuvent aider les femmes, ou alors je ne suis pas au courant. C'est bête, mais l'ouverture d'une crèche ou une nourrice qui nous permette de travailler les weekends, parce que les marchés par exemple, c'est souvent le samedi matin. Il y a des barrières, des choses basiques sur lesquelles il faut plancher. Moi, je peux faire la cuisine, surveiller les devoirs du petit, et en même temps être au téléphone pour l'exploitation, parce que les soirées ne sont pas extensibles. Donc je réfléchis à trouver des subventions pour acheter un casque téléphonique, comme ont les sécrétaires. C'est du pratico-pratique."

Selon elle, beaucoup de choses sont encore à réinventer pour que les agricultrices trouvent pleinement leur place. Ce que Paola Sassier aimerait voir mis en place se trouve surtout dans le discours ? "Sur le terrain, ça passe par moi, par ceux qui se sont installés : on prouve que c'est possible, ce que je n'avais pas quand je me suis installée. Mais il y a un message à faire passer au niveau du politique. Et dans les aides, il y a du travail à faire sur la maternité, mais surtout sur notre matériel. Est-ce qu'il n'existerait pas une aide quand on s'installe en tant que femme et qu'on a peut-être besoin de plus ?"

Ça tombe bien : cette fameuse enquête sénatoriale consacrait déjà tout un pan à un "impératif : renforcer la reconnaissance des agricultrices".

Les femmes, des "forces motrices" pour une nouvelle agriculture

D'autant que le jeu en vaut la chandelle, tant sur le plan social qu'économique. Selon la sociologue Sabrina Dahache, auditionnée au Sénat, les femmes seraient des "forces motrices pour le développement de nouvelles activités" et pour la diversification des activités agricoles. Les exploitations féminines auraient plus souvent que les exploitations masculines recours à la vente en circuits courts. Elles proposent deux fois plus souvent que les hommes un hébergement touristique et des activités de loisirs".

Là encore, le terrain rejoint la théorie. Sur sa ferme, Paola Sassier vend des plants de légumes à repiquer au jardin. Cette activité originale constitue aujourd'hui un tiers de son chiffre d'affaires. Elle est également en train de transformer l'étage de sa ferme en chambre d'hôtes. "C'est dans mes gênes de pouvoir transmettre ce que je fais, discuter avec les gens, comment je fais et pourquoi je le fais. Cette notion de partage, je trouve ça chouette".

Sans le savoir, Paola Sassier a déjà reçu sur ce projet les félicitations des sénateurs. "La diversification n'est  pas qu'un enjeu de performance, note l'enquête. Elle vise aussi à introduire "de nouveaux rapports aux territoires". Une universitaire relève ainsi que "le tourisme rural est révélateur de la capacité des femmes à interagir entre les individus et dévoile un nouveau potentiel pour catalyser les énergies existantes sur un territoire."

 

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