"Ça ne peut plus durer" dans le secteur du médico-social, la logique économique au détriment des humains

Environ 300 personnes se sont rassemblées dans les rues de Tours pour une "marche noire" en hommage aux deux salariés de la Fondation Anaïs qui se sont suicidés. Un management "délétère" y est dénoncé. Plus largement,ils tirent la sonnette d'alarme sur les évolutions du secteur médico-social.

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"On partage un moment qui ne devrait pas exister", assure la sœur d'Eric, l'un des deux salariés de la Fondation Anaïs qui s'est donné la mort. Les yeux rougis par les larmes, elle marche pour que l'on n'oublie pas son frère, "ça ne peut plus durer" insiste-t-elle.

300 personnes vêtues de noir

Des salariés de la fondation Anaïs, à La Membrolle-sur-Choisille, mais aussi des proches et travailleurs du secteur médico-social, dans le cortège, tous partagent la même douleur. Dans le centre-ville de Tours, plus de 300 personnes sont venues rendre hommage à leurs deux collègues qui se sont suicidés sur leur lieu de travail. L'un en 2020, l'autre le 13 juin 2023.

Luc, lorsqu'il se suicide, laisse une lettre testamentaire à ses collègues. Dedans, il y détaille un management "délétère", tel que le qualifient aujourd'hui les salariés de la Fondation, montés en association.

Des changements de planning sans raison et en sa défaveur, menace de sanctions, ignorance, autant de choses qui, misent bout à bout, auraient poussé l'homme à se donner la mort. Son métier est pourtant centré sur des valeurs humaines, puisque cette Fondation accompagne des personnes en situation de handicap. 

"C'est oui, puis non, les décisions sont complètement arbitraires, on ne sait jamais sur quel pied danser".

Une salariée de la Fondation venue marcher

70% de salariés en arrêt maladie

Sur les trois structures que comporte la Fondation, le collectif estime à 70% le nombre de salariés en arrêt. "C'est mon cas" affirme Théa*. Depuis la veille : "ça faisait trois semaines que j'étais la seule titulaire dans mon service". L'accueil de jour où travaillait Luc est par exemple actuellement fermé.

Elle a alors tenu, à bout de bras, une unité dans laquelle 70 personnes en situation de handicap ont besoin d'être suivies. Les adultes sont autonomes, mais nécessitent un encadrement humain "on a des gens qui décompensent" explique Théa*. 

"J'espère qu'ils reconnaîtront qu'ils ont merdé, que la souffrance de Luc et Eric soit reconnue, et que tout le monde puisse travailler dans la dignité".

Théa, éducatrice spécialisée

"C'est une catastrophe ce qu'il se passe" affirme Dominique, dépitée. Elle sera à la retraite dans quelques mois, mais cette éducatrice regrette de voir son métier et le secteur médico-social s'éloigner de son but : l'humain. "Je suis un peu amère" confie-t-elle. Dans les bouches, une impression de déconnexion de leur hiérarchie revient souvent. 

Le profit au détriment des humains

Les logiques de management ont changé depuis qu'elle a commencé à travailler : "aujourd'hui les encadrants sont des gestionnaires pour faire du fric". Terminé, le temps où les travailleurs du secteur montaient les échelons jusqu'à encadrer des équipes, "maintenant, ils viennent d'autres milieux" détaille Dominique.

Du commerce pour l'une qu'elle connaît, "on ne gère pas des paires de chaussures comme on gère des humains". La peur qui règne, c'est de voir le milieu prendre le pas de l'hôpital public "on ne regarde plus les besoins, mais ce qui rapporte" note Lucie, une jeune éducatrice. Ceux qui en pâtissent sont finalement les salariés, mais aussi les personnes accompagnées.

"Il manque des personnes à tous les niveaux" détaille Nathalie, venue de Château-Renault pour soutenir les salariés d'Anaïs. Elle aussi ressent ce changement de logique.

Au quotidien, il faut pallier les absences, et remplir des fonctions qui ne sont parfois pas les siennes. Comme lorsqu'elle s'est improvisé femme de ménage, lui laissant moins de temps pour ses fonctions habituelles : passer du temps et faire progresser les résidents. "Pourquoi on le fait ? Parce qu'on est trop gentils, ou trop consciencieux, je ne sais pas". 

Perte de sens au quotidien 

"Il faut faire toujours plus avec toujours moins" résume un autre participant. Le sentiment global est à la fois de rester combatif, pour un métier qu'ils ont toutes et tous à cœur de faire correctement. "On travaille avec des humains, ce sont eux qui nous portent" soutient Stéphane. Mais la lassitude prend parfois le dessus "je perds totalement le sens de mon travail" reconnaît Coralie*.

Lucie quant à elle refuse de s'user au point de perdre pied. Elle quitte bientôt son emploi d'éducatrice spécialisée : "je ne me reconnais plus dans mes valeurs". À 34 ans, elle souhaite rester dans le milieu social, "parce que mon cœur de métier, c'est aider, mais là je ne peux pas". Face à elle, des situations de plus en plus complexes, mais en face, elle n'a pas les outils pour agir. "Ça crée beaucoup de frustration".

L'impression de ne pas être écouté

Marion* est agente service d'intérieur. Concrètement, c'est elle qui fait à manger aux résidents, tous les jours. Pourtant dans l'organisation des structures, sa voix ne fait pas écho "on se sent comme la 5e roue du carrosse". Entre tristesse et colère, elle explique qu'elle et ses collègues ont dû s'imposer pour assister aux réunions de service.

D'autres participants ne travaillent pas dans le secteur médico-social, mais estimaient important d'être présents. Comme Pierre, 26 ans et doctorant : "ce milieu est délaissé depuis longtemps, même pendant la crise sanitaire". "Petit à petit, on perd l'esprit d'aider son prochain" conclut-il.

Depuis le décès des deux salariés d'Anaïs, des enquêtes de gendarmerie, et de l'inspection du travail sont en cours.

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