Inceste : "On m'a fait comprendre qu'il ne fallait pas trop que j'en parle", le lent progrès de l'écoute des victimes

La commission dédiée à l'inceste était de passage à Tours ce 17 novembre. Objectif : donner la parole aux victimes, et offrir une oreille officielle. Pour toutes les personnes présentes, briser le tabou de l'écoute et de la compréhension est un premier grand pas.

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"Ce n'est pas la parole qui se libère, c'est l'écoute qui s'organise." Ce jeudi 17 novembre, Nathalie Mathieu explique à France 3 l'esprit de la réunion publique qu'elle s'apprête à animer, à deux pas du palais de justice. Avec un long CV dans le monde de la protection de l'enfance, notamment des victimes d'inceste, elle co-préside depuis sa création la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, ou Ciivise. 

Mise sur orbite par le gouvernement en mars 2021 à la suite du mouvement #MeTooInceste, la Ciivise a lancé un appel à témoignages en septembre de la même année. Une manière à la fois de préparer le terrain à des recommandations qui seront envoyées au législateur. Mais aussi d'offrir une écoute officielle, institutionnelle, à des victimes dont le vécu avait jusqu'ici été nié.

"L'objectif, c'est de vous donner la parole"

Des témoignages recueillis sur le site internet de la commission, par mail ou encore par une plateforme téléphonique, mais pas seulement. Plusieurs membres se déplacent mensuellement dans des villes de France, pour aller à la rencontre des victimes, mais aussi des professionnels confrontés aux problématiques de pédocriminalité, et plus particulièrement d'inceste.

"Au départ, on se disait qu'on ferait des réunions publiques pour expliquer aux gens notre mission, et dès la première rencontre, ils ont pris ce temps pour leur expression", raconte Nathalie Mathieu.

Ce jeudi à Tours, une trentaine de personnes avaient fait le déplacement. Des femmes en très grande majorité, de tous âges. Édouard Durand, magistrat dans la protection de l'enfance et autre co-président de la Ciivise, accueille chaque personne de quelques mots et d'une poignée de main chaleureuse.

"L'objectif, c'est de vous donner la parole", lance-t-il en introduction devant son auditoire, laissant bien de côté toute explication sur le but de la commission. De toute façon, les personnes présentes savent bien pourquoi elles sont là.

"Ne détruits pas la vie de ton frère"

Et l'auditoire se transforme, après quelques obligatoires secondes d'hésitation, en groupe de parole. Les victimes se passent le micro, se comprennent, s'écoutent, s'applaudissent aussi. "Je ne sais pas ce que vous avez dans la tête, mais j'ai l'impression que vous me croyez", affirme une femme à destination des membres de la Ciivise ayant fait le déplacement.

Elle explique avoir subi des actes incestueux de son grand-père, de sa grand-mère, de son vieil oncle, de ses 4 à ses 16 ans. Et d'avoir enfoui le tout, jusqu'à il y a un an et demi, sous une amnésie traumatique pendant plus de 30 ans. "J'en avais parlé au collège, mais il ne s'est rien passé." Et puis, après la remontée de ses souvenirs, "j'ai réuni la famille pour tout leur dire" :

On m'a fait comprendre qu'il ne fallait pas trop en parler.

Une victime d'inceste

"Jamais je n'avais l'impression qu'on m'écoutait, confirme une autre victime. "J'en parlais très peu, et les gens à qui j'en ai parlé auraient préféré que je n'ai rien dit." Elle a été la victime de son père, dès ses 4 ans. "Tout le monde savait dans la maison. J'en ai parlé à ma mère, mais elle ne m'a pas entendue."

Plus tard, pour évaluer la situation familiale tandis que le père et la mère divorçaient, une assistante sociale est venue. "Je lui ai tout déballé, et ma mère a fait comme si elle n'avait jamais entendu ça." 

Au cours de la réunion publique, plus d'une dizaine de personnes prennent la parole. Presque toutes confirment ce déni de l'entourage, cette incapacité à comprendre, à croire.

Après avoir raconté à sa mère ce que son frère lui avait fait subir, une victime raconte avoir eu pour toute réponse : "Ne détruits pas la vie de ton frère." Une autre se souvient avoir vu une psy, "qui m'avait demandé de lister mes traumatismes. Je lui ai raconté ce qui m'était arrivé, et elle n'en a rien fait. Deux fois.

Partager la solitude

Personne n'utilise le mot en lui-même, mais la notion d'emprise est bien là. "Toutes les personnes, sans exception dans cette réunion, étaient sous l'emprise des personnes qui les ont incestées", constate Catherine Raynaud, présidente de l'association Stop aux violences sexuelles d'Indre-et-Loire (SVS 37).

Elle-même s'est déplacée au rendez-vous de la Ciivise pour promouvoir une journée dédiée à l'emprise, organisée par son association à Saint-Avertin le 3 décembre. L'un de ses objectifs : sensibiliser les proches d'une potentielle victime, qui se doute de quelque chose.

Car "on réalise qu'on était sous emprise seulement quand on en sort, donc il faut se faire aider par l'entourage". De fait, que ce soit par la famille, "ce premier cercle qui est censé nous protéger", les amis, la justice ou les services sociaux, l'écoute semble avoir été absente du parcours des personnes incestées. Sensibiliser les proches, c'est offrir une porte de sortie pour les victimes.

Qui, à quasi chacune de leurs prises de paroles, remercient les membres de la Ciivise pour leur travail. Et pour l'oreille tendue. Pour elles, témoigner s'est souvent accompagné de la perte de leurs proches.

"C'est ça le plus difficile peut-être, je me suis retrouvée toute seule." "C'est aussi pour ça qu'on fait ces réunions, pour rompre cette solitude, assure le co-président de la commission Édouard Durant. Ou au moins pour la partager."

Changement de société

À la fin de la réunion, restent ces paroles. La colère aussi d'une mère, abandonnée par la justice alors qu'elle essaie d'éloigner de sa petite fille celui qu'elle appelle "le géniteur". Sa culpabilité de ne pas avoir pu la protéger davantage. Les mots crus quand les victimes décrivent les crimes sexuels qu'elles ont subis dans leur enfance. Et puis leurs conséquences sur leur vie jusqu'à aujourd'hui, qu'elles aient 26 ou 70 ans. "J'ai encore du mal à dormir si la porte n'est pas fermée." "Même une séance de cinéma ou une sortie ne m'apporte plus de joie." "J'ai l'impression que plus je vieillis, plus j'en souffre."

Tous ces témoignages, difficiles, nécessaires, enfouis sous le tapis pendant des années par une société sourde, "il va falloir en parler, que les gens en entendent parler, qu'ils sachent qu'on a pas fini d'en entendre parler".

Le bilan de la première année de l'appel à témoignages de la Ciivise est d'ailleurs consultable en ligne. En 12 mois, la commission a recueilli plus de 16 000 de ces témoignages. Elle estime que 160 000 enfants sont victimes, chaque année, de violences sexuelles.

Reste à savoir si le travail de cette commission aura un impact réel sur l'inceste en France. "Je ne sais vraiment pas si vous avez l'oreille des puissants", lance une victime depuis l'auditoire. "On va faire quelque chose de bien, je vous le promets", répond Nathalie Mathieu, pour conclure la réunion. Comme elle l'expliquait avant le début de la rencontre :

La société doit changer en profondeur. Repenser ses rapports de domination, que ce soit au sein de la famille avec notamment le père, en classe à vouloir toujours dépasser l'autre, dans le monde du travail, l'idéologie de la sanction et de la punition... À ce prix là, on peut y arriver.

Nathalie Mathieu, co-présidente de la Ciivise

Rien d'impossible évidemment, mais elle le sait bien, tout cela "est très ambitieux". Ce qui rend aussi ce travail, pour elle, "très motivant". Les conclusions et recommandations de la commission sont attendues pour novembre 2023.

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