13 associations tourangelles engagées dans la défense des étrangers et de leurs droits fondamentaux se sont constituées en collectif. Cette Coordination Migrants dénonce "des manquements graves et persistants des services préfectoraux" à leurs obligations à l'égard des usagers étrangers. Et s'indignent des "situations humaines dramatiques" qui en découlent.
Est-il encore possible, pour un étranger souhaitant vivre et travailler en Touraine, d'obtenir un titre de séjour ? Les associations tourangelles d'aide aux migrants n'y croient plus, et se disent écœurées de remplir des dossiers qui, systématiquement, font l'objet de refus (le plus souvent implicites, c'est-à-dire sans réponse) de la part de la préfecture d'Indre-et-Loire.
Réunies dans le collectif Coordination Migrants*, elles estiment que, depuis septembre 2022, plus de 500 dossiers de demande de titre de séjour auraient été mis au rebut par l'autorité préfectorale, sans aucune justification de sa part.
Protéger les droits des plus vulnérables
"Les pratiques contraires à la loi sont récurrentes à la Préfecture d'Indre-et-Loire, accuse Lucie Garasa, de la Cimade. Elle ne remet jamais de récépissé en première demande de titre de séjour, alors que la loi l'y oblige."
Or, sans possibilité de faire valoir leur droit au séjour, sans titre ni récépissé, les étrangers ne peuvent, entre autres choses, signer un contrat de bail ou accéder au marché de l'emploi. Précarisés à l'extrême, ils vivent dans la peur d'être enfermés à tout moment et d'être éloignés du territoire français.
"La préfecture, dans l'exercice de son rôle de service public, devrait mettre tous les moyens en œuvre pour garantir l'accès aux droits des plus vulnérables, poursuit Lucie Garasa. Saisie d'une demande de titre de séjour, elle doit pouvoir garantir les droits fondamentaux reconnus à chacun : droit à une vie privée familiale normale, droit à ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants, intérêt supérieur de l'enfant, principe de la dignité humaine".
Le degré de protection accordé aux droits dans un pays, notamment pour les plus vulnérables, est un bon indicateur du fonctionnement de l'État de droit. Nous sommes extrêmement inquiets de ce qui se passe, pour les migrants, bien sûr, mais aussi pour nous tous.
Lucie Garasa, association la Cimade
Les 13 associations de la Coordination Migrants ont adressé, début février, un courrier au préfet d'Indre-et-Loire, afin d'obtenir "des explications au sujet des dossiers de première demande de titre de séjour déposé au cours des derniers mois". La lettre est restée sans réponse, le collectif s'est donc décidé à organiser une conférence de presse.
Avec de nombreux exemples à l'appui, chacune des associations dresse le même constat : les meilleures volontés, les tentatives d'intégration se heurtent à des obstacles purement administratifs. L'issue, en général, se résume à deux sigles, la fameuse OQTF (obligation de quitter le territoire français) désormais complétée par une IRTF, interdiction de retour sur le territoire français.
OQTF et IRTF, fin de l'histoire
Bénévole du pôle social de la Table de Jeanne-Marie, Damien Coiffard raconte le parcours d'un jeune africain arrivé en Touraine avec sa famille il y a 6 ans :
"La demande d'asile a été refusée, il a tout de même trouvé un emploi en CDD de 8 mois à temps plein dans un restaurant. Avec l'option d'un passage en CDI. Deux demandes de titres de séjour ont été remplies, la 1ère sans réponse, la seconde accompagnée de mails de l'employeur adressés à la préfecture. Le passage en CDI a effectivement eu lieu en novembre dernier mais en décembre, le jeune a reçu une OQTF avec IRTF de deux ans ! Alors qu'il gagne 1800€ nets par mois, il est hébergé par le 115 avec sa famille, prend la place d'autres personnes qui sont à la rue. Mais pas de papier, pas de logement !"
La situation des apprentis, lorsqu'ils atteignent la majorité, n'est guère plus enviable, toujours selon Damien Coiffard :
"La préfète qui était en poste auparavant (Marie Lajus, limogée en décembre 2022, NDLR) était pour l'intégration : sur 31 demandes de titre de séjour, 26 avaient été validées. Aujourd'hui, tous les dossiers sont refusés, même des jeunes pris en charge par l'ASE se voient refuser un titre de séjour à 18 ans, même s'ils sont scolarisés, en apprentissage dans un CFA et donnent entière satisfaction à leurs enseignants comme à leurs employeurs."
Apprentissage, CDI ou promesse d'embauche...rien n'y fait
Sophie Jouet, elle, cite en exemple une famille albanaise avec 3 enfants, prise en charge par son association, Emmaüs Cent pour Un :
"Arrivés en France en 2017, ils ont été déboutés du droit d'asile, avec une OQTF. Le père souffre d'un handicap physique, c'est un paria en Albanie. Ils se sont retrouvés à la rue, des professeurs et parents d'élèves se sont cotisés pour que nous puissions les accueillir. La famille a fait une demande d'admission exceptionnelle de séjour, elle remplissait tous les critères. 5 ans de présence, des enfants scolarisés, une bonne intégration et une promesse d'embauche dans une entreprise du bâtiment pour le père."
Septembre 2023, réponse de la préfecture : refus, nouvelle OQTF, accompagnée d'une IRTF...
La justification est complètement ubuesque ! On leur reproche de ne pas avoir de logement à leur nom, alors qu'ils n'en ont pas le droit puisqu'ils sont sans papiers. Et de ne pas avoir de ressources suffisantes, alors qu'ils n'ont pas, non plus, le droit de travailler !
Sophie Jouet, association Emmaüs Cent pour Un
Dans un autre registre, Patrick Bourbon, du Réseau Éducation Sans Frontières (RESF 37), explique les désillusions d'une jeune Camerounaise qui tente de se sortir des griffes d'un réseau de prostitution :
"Victime de la traite humaine, elle est arrivée en France avec un faux passeport par un réseau de prostitution. La loi dit qu'une personne qui souhaite sortir de la prostitution, en dénonçant les proxénètes et en portant plainte, peut bénéficier d'une régularisation. C'est ce qu'elle a fait, en demandant une admission exceptionnelle de séjour. Elle lui a été refusée, accompagnée d'une OQTF ! C'est scandaleux, il y a un peu plus d'un an jamais cela ne serait arrivé. Mère d'un bébé, elle se trouve évidemment aujourd'hui dans une situation extrêmement difficile."
Élue de la Ville de Tours, adjointe au logement et à la politique de la ville, Marie Quinton a été invitée par les associations à assister à la conférence de presse. "Nous sommes signataires d'un contrat territorial d'accueil et d'intégration, et ce sujet nous touche, évidemment, à la ville de Tours." Elle se dit effarée par le tableau que vient de brosser la Coordination Migrants, mais elle-même, dans ses missions, est confrontée à de semblables aberrations administratives :
"Le CCAS de la Ville de Tours peut donner des aides facultatives au logement. Lors de la dernière commission, il y a quelques jours, nous avons accordé 900€, pour loyers impayés, à un monsieur qui avait un titre de séjour, qui a travaillé et cotisé pendant 8 ans, puis a malheureusement perdu son emploi. La préfecture ne lui a pas délivré un titre de séjour, mais une autorisation provisoire, qui ne lui donne aucun droit. Tout ce qu'il a cotisé est perdu, il n'a plus droit au chômage, ni à aucune aide. On est obligé de l'aider pour qu'il ne soit pas expulsé de son logement..."
De grandes souffrances psychologiques
Au-delà des difficultés matérielles, de la grande précarité qu'entraînent ces pratiques administratives, les associations insistent toutes sur les souffrances psychologiques des personnes, des familles qui en sont les victimes. Peur de l'expulsion, incertitudes sur l'avenir, dépression et parfois naissance d'une certaine rancœur vis-à-vis de la France "qui les accueille mal, ou, plutôt, ne les accueille pas". Pour certains, après des mois ou des années en situation irrégulière, cela se transforme en agressivité, à laquelle sont de plus en plus confrontés les bénévoles des associations.
"Il y a bien une maltraitance institutionnelle, martèle Marc Frèrebeau, d'Emmaüs Cent pour Un. Tout citoyen devrait s'inquiéter que, dans une république, localement, un représentant de l'État puisse bafouer des droits fondamentaux !"
"Infox", la réponse de la préfecture d'Indre-et-Loire
Les services de la préfecture n'ont pas répondu à notre demande d'interview avec le préfet, M. Patrice Latron. Mais un long communiqué nous est parvenu ce mercredi 17 avril dans la matinée, dans lequel la préfecture répond au collectif, parle d'"infox", et affirme, qu'"il n'y a pas de pratiques administratives abusives envers les usagers étrangers".
Le représentant de l'Etat en Touraine établit une distinction entre d'une part, les premières admissions au séjour de plein droit et leur renouvellement, d'autre part les demandes d'admission exceptionnelle au séjour (AES).
"En Indre-et-Loire, en matière de première délivrance de titre de séjour de plein droit et de renouvellement de titre de séjour, les services de la préfecture n'accusent aucun retard et il n'y a aucune rupture de droits. En 2023, les services ont instruit et délivré 7 976 titres de séjour contre 6 591 en 2022 soit + 21 % de titres délivrés ce qui démontre un investissement fort et soutenu de l’État."
Sur les délais d'instruction des demandes, la préfecture confirme qu'un dossier resté 4 mois sans réponse fait l'objet d'une décision implicite de rejet.
Les demandes d'AES, quant à elles, concernent des étrangers qui n'ont pas obtenu de droit au séjour et sont sur le territoire de manière irrégulière :
"Ces demandes ne relèvent pas des catégories de plein droit, mais du pouvoir d’appréciation du préfet qui va tenir compte :
• des liens qui sont appréciés notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité ;
• des conditions d'existence de l'étranger ;
• de son insertion dans la société française ;
• de la nature de ses liens avec sa famille restée dans son pays d'origine.
En 2023, le service a enregistré 504 dossiers qui ont abouti à 122 décisions favorables et 382 refus de séjour."
La préfecture reconnaît que les délais ont tendance à s'allonger pour les demandes d'AES et que les dossiers actuellement traités sont ceux déposés en octobre 2023.
Enfin, pour ce qui est des récépissés, la préfecture affirme qu'ils ne sont délivrés que "lorsque le dossier est complet au regard des pièces figurant à l'arrêté du 4 mai 2022 fixant la liste des pièces justificatives exigées pour la délivrance d'un titre de séjour."
Une réponse qui a déjà été faite aux associations qui s'inquiétaient de la disparition de ces récépissés (précieux pour pouvoir trouver un logement et un emploi) et qui fait dire au bénévole Damien Coiffard, dans un rire jaune : "C'est à croire que 100% des dossiers déposés en préfecture sont incomplets !"
∗La Cimade, Skola 37, Emmaüs Cent pour Un, ACAT, Chrétiens Migrants, AMMI-Val d'Amboise, Entraide et Solidarités, JRS Welcome 37, Secours Catholique-Caritas France, Barque to the future, Utopia 56, La Table de Jeanne-Marie, Réseau Education Sans Frontières.