Le projet d'implantation d'un centre d'innovation technologique à Reugny, au nord-ouest de Tours, a suscité, pendant près de deux ans, de vives polémiques. Après l'enquête publique (14 février-15 mars 2024), le commissaire-enquêteur vient de rendre un avis favorable au Da Vinci Labs, jugé d'intérêt général. Le conseil municipal de Reugny et la communauté de communes Touraine Est Vallées doivent encore se prononcer, les 21 et 23 mai prochains.
Selon le commissaire-enquêteur Jean-Pierre Viroulaud, l'enquête publique menée pendant un mois à la mairie de Reugny, où les citoyens étaient invités à s'exprimer sur ce dossier sensible, a été un véritable succès :
"Avec plus de 50 visiteurs qui se sont présentés à la mairie de REUGNY, près de 30 personnes reçues en permanence et plus de 120 observations ou contributions enregistrées, l'enquête a connu une forte affluence.(...)Cette enquête avec le succès qu'elle a connu a constitué un véritable moment d'échange où la confrontation des arguments des uns et des autres a montré un bel exemple de démocratie participative."
70% d'opposants dans l'enquête publique
Le commissaire-enquêteur note, par ailleurs, que "sur l'ensemble des contributions reçues environ 30 % viennent en soutien au projet et 70 % s'y opposent."
Au terme d'un rapport très dense (72 pages), Jean-Pierre Viroulaud donne pourtant un avis favorable au projet Da Vinci Labs, ainsi justifié :
"Le projet Da Vinci Labs, compte tenu des ambitions qu'il porte, offre une réponse pertinente pour répondre aux grands défis auxquels le monde d'aujourd'hui est confronté. En s'appuyant sur les technologies émergentes pour les mettre au service d'un développement plus durable il s'inscrit en parfaite cohérence avec les politiques publiques traitant du sujet. Par son côté unique, novateur voire "d'exception", il contribuera à donner une image positive et dynamique du territoire et de la région qui l'accueillent. De ce fait il constitue un véritable atout et participe à l'intérêt général."
Xavier Aubry n'aurait pas dit mieux ! Cette conclusion pour le moins élogieuse conforte le porteur de projet (et propriétaire du château Louise-de-la-Vallière, qu'il a transformé en hôtel de luxe) ainsi que ses soutiens, politiques, économiques ou institutionnels.
Pour résoudre les défis du XXIème siècle, le "techno-solutionnisme"
L'homme d'affaires, fondateur de la société ZAZ Ventures, basée en Suisse, présente en effet ainsi le futur centre de recherches (implanté sur une parcelle boisée de sa propriété) :
"Le Da Vinci Labs sera un centre de recherche multidisciplinaire, harmonieusement intégré dans l’environnement naturel de la Touraine, rassemblant plusieurs espaces de recherches et de travail dans un lieu de retraite unique pour les chercheurs et les entrepreneurs qui souhaitent s'attaquer aux grands défis environnementaux de notre siècle."
Rangées sous l'étiquette "deep-tech", Xavier Aubry entend mettre en œuvre les technologies les plus innovantes dans trois principaux domaines : l'informatique quantique, l'intelligence artificielle et la biologie synthétique.
"L'innovation technologique au service de la planète"...Ce projet très ambitieux peine à convaincre en Touraine, il y rencontre une forte opposition dès sa présentation à l'automne 2022.
La polémique enfle, la préfète est évincée
Le site retenu pour l'implantation du Da Vinci Labs pose déjà un sérieux problème : à proximité immédiate d'un château classé, sur un terrain non constructible (au regard du PLU de la commune de Reugny), au cœur de bois identifiés comme réservoir de biodiversité (dans le SCOT de l'agglomération tourangelle)...
Pour les opposants au projet (des citoyens réunis en collectif, des élus écologistes et associations de défense de l'environnement) il est impensable de détruire 7500 m² de forêt, alors que la loi contre l'artificialisation vient d'être promulguée. Ils soulignent qu'en application de la démarche d'évitement, des sites dégradés, déjà artificialisés ou en état de friche auraient dû être recherchés afin d'éviter une nouvelle destruction d'espaces naturels.
Les services de l'État eux-mêmes, DDT (Direction Départementale des Territoires) et préfecture, émettent de sérieuses réserves. Au grand dam des soutiens, élus ou collectivités, du Da Vinci Labs, parmi lesquels Jean-Gérard Paumier, alors président du Conseil Départemental, Daniel Labaronne, député, ou la Communauté de Communes Touraine Est Vallées, dont fait partie Reugny.
La polémique prend une dimension nationale le 7 décembre 2022, avec le limogeage, annoncé en conseil des ministres par Gérald Darmanin, de la préfète Marie Lajus. Dans une tribune publiée dans Le Monde, une cinquantaine de personnalités, dont des élus, dénoncent "une profonde injustice". Les signataires estiment que "la préfète Marie Lajus aurait été limogée pour avoir fait respecter le droit de l'urbanisme dans une affaire de projet immobilier". En clair, pour son manque d'enthousiasme quant à l'implantation à Reugny du Da Vinci Labs...Ce que réfute le gouvernement, qui évoque des difficultés relationnelles avec les élus d'Indre-et-Loire.
Début janvier 2023, Patrice Latron s'installe à la préfecture d'Indre-et-Loire. Le futur Da Vinci Labs est présenté dans une nouvelle version, mais toujours dans l'enceinte boisée du château Louise-de-la-Vallière. Alors que les services de l'Etat semblent cette fois beaucoup plus réceptifs, l'opposition au projet ne faiblit pas en Touraine.
En septembre 2023, un collectif d'habitants de Reugny et des alentours se constitue sous le nom "les Frondes Joyeuses". D'après la polystic à frondes soyeuses, une fougère protégée présente aux abords de la zone d'artificialisation prévue.
Pour ce projet "dont l'intérêt privé semble prévaloir sur l'intérêt général", relève le collectif, "la procédure de modification du PLU pour rendre la zone constructible requiert une évaluation environnementale qui a d’ores et déjà coûté environ 10 000€ à notre commune. Une somme conséquente qui aurait pu être investie dans d’autres projets au service des habitants".
En conclusion d'une pétition qui va recueillir 844 signatures (Da Vinci Labs : trouvez un autre emplacement !), les Frondes Joyeuses demandent "aux autorités compétentes et au porteur de projet de revoir l'emplacement du Da Vinci Labs et de respecter la méthode ERC (Éviter, Réduire, Compenser) dans le choix des futurs sites".
Les intérêts privés contre l'intérêt général
Et au moment même du lancement, à Reugny, de l'enquête publique, le 20 février dernier, plusieurs organisations (Greenpeace 37, les Soulèvements de la Terre, La Confédération Paysanne 37, Extinction Rébellion, Grands-parents pour le Climat 37, La France Insoumise comité 37, Université Populaire de la Terre) publient un communiqué titré "Déboiser pour mieux régner". Où elles dénoncent le soutien politique dont bénéficie le fondateur du Da Vinci LAbs :
"Xavier Aubry, le porteur de ce projet, a convaincu une partie des élus, dont le maire de Reugny et ses adjoints, que domicilier SON entreprise dans le parc de SON château relevait de l'intérêt général ! Comment ? En présentant sa société, le DaVinciLabs, comme visant principalement à promouvoir la recherche et l'innovation technologique au service de la transition écologique. (...) Contrairement aux gadgets technologiques que le Da Vinci Labs prétend faire émerger, la transition écologique n'est pas un projet d'avenir, c'est une nécessité immédiate ! Une nécessité qui implique de rompre avec la logique consistant à détruire d'abord et à chercher des remèdes ensuite."
En conclusion, les signataires de ce communiqué invitent les citoyens, et plus particulièrement les habitants de la communauté de communes, "à faire savoir à leurs élus ce qu'ils pensent de cette transition écologique « reportée à plus tard » et de cette démocratie qui fait primer les intérêts privés sur tout réel intérêt général !"
Sans doute auront-ils été entendus puisqu'une très large majorité des contributions recueillies lors de l'enquête publique s'oppose au projet. Mais dans ce qu'il interprète comme un affrontement entre deux logiques, décroissance ou techno-solutionnisme, le commissaire-enquêteur opte finalement pour la seconde, en émettant, un mois et demi après la clôture de l'enquête publique, un avis favorable au centre d'innovation technologique Da Vinci Labs.
Un avis favorable et trois réserves
Jean-Pierre Viroulaud constate toutefois que le projet reste "très controversé au niveau local" et, afin de "rendre exemplaires les conditions de sa réalisation", assortit son avis favorable de 3 réserves :
" •Dans le cadre de l'évaluation environnementale qui sera à produire au moment du permis de construire, le porteur de projet devra s'adjoindre les compétences d'une association agréée au titre du code de l'environnement.
• La création de l'observatoire de la biodiversité, dont les fonctions seront à repréciser et à étendre, devra s'envisager de façon pérenne.
• Pour cet observatoire de la biodiversité, à la mission déjà prévue de la mesure de l'impact de la construction du bâtiment sur le milieu il conviendra de la compléter par celles précisées ci-dessous :
◦ Suivre la mise en œuvre et les effets des mesures compensatoires envisagées ;
◦ Assurer, sur le long terme, leur évaluation et en tirer les enseignements utiles applicables à de futurs projets."
Un grand pas vient donc d'être franchi pour la construction à Reugny du Da Vinci Labs. Le conseil municipal de Reugny et la communauté de communes Touraine Est Vallées doivent cependant encore se prononcer, les 21 et 23 mai prochains. Le maire de Reugny, Nicolas Toker, et le président de Touraine Est Vallées, Vincent Morette, figurent, certes, parmi les fervents soutiens au projet, mais un coup de théâtre reste possible...
Opposants consternés et soutiens confortés, réactions après l'avis favorable
Évidemment à Reugny, les Frondes Joyeuses font grise mine :
"C'est une surprise au regard de la proportion d'avis contre ce projet, note Renaud Poirson, membre du collectif. Presque les trois-quarts, et venant surtout d'habitants de Reugny, quand les avis pour viennent essentiellement des gens dans la sphère d'influence de M. Aubry. Une surprise aussi devant la piètre qualité des argumentations du commissaire-enquêteur, qui le font systématiquement choisir le projet plutôt que la préservation du site. Mais en creusant un peu, on s'est rendu compte que les enquêtes publiques sont presque toujours favorables. C'est très largement biaisé, le préfet est même intervenu pour donner son avis pendant l'enquête publique ! Tout cela n'est pas pour la gloire de notre système politique..."
Même constat pour Albine Lombard, référente 37 des Soulèvements de la Terre, signataire du communiqué "Déboiser pour mieux régner" :
"Il n'y a ici aucune justice citoyenne, c'est une décision injuste qui ne respecte pas les principes démocratiques, des gens se sont exprimés et on n'en tient pas compte ! Mais il y a une telle pression, c'est un projet à dimension politique, bien plus qu'un projet d'intérêt général. C'est le pot de terre contre le pot de fer, personne n'est dupe. Le président de Région, lui-même, a envoyé une lettre de soutien au projet...C'est très étonnant puisque la Région a édicté le schéma régional de développement durable (SRADDET, NDLR) où il est question de rétablir la biodiversité, non pas de la dégommer, mais d'améliorer la situation ! Ce projet est en complète contradiction avec les intérêts généraux portés par les schémas en cours sur notre territoire, le SRADDET ou le SCOT."
Du côté des soutiens au Da Vinci Labs, Nicolas Toker, le maire de Reugny, se félicite, évidemment, de l'issue de cette enquête publique :
"Beaucoup de personnes sont venues s'exprimer pendant l'enquête, il y a eu un travail très important des opposants au projet, que le commissaire-enquêteur a bien pris en compte. Donc, oui, c'est un soulagement, et les réserves émises dans son rapport vont dans le bon sens, par rapport au projet et à notre volonté politique sur la commune.(...) 30% d'avis positifs, c'est beaucoup dans une enquête publique, car ce sont surtout les opposants au projet qui font l'effort de se déplacer. Il faut avoir une grille de lecture sur ces chiffres, c'est important."
Sur le vote du conseil municipal, mardi 21 mai au soir, Nicolas Toker reste très prudent :
"Je reste optimiste pour un vote positif, mais à une large majorité, je n'y crois pas. Le sujet est très sensible sur la commune, 3 conseillers de ma liste figurent dans le collectif d'opposants. C'est bien sûr leur droit et chacun reste libre de son vote. Mais, après l'avis favorable des différentes commissions environnementales, la prise en compte de toutes les recommandations par le porteur de projet, et enfin le résultat de l'enquête publique, je m'interroge : quelle argumentation reste-t-il aux opposants ?"
"Beaucoup de choses ont changé dans la commune".
Le maire déplore, en tout cas, les traces qu'a laissées dans la commune la polémique autour du Da Vinci Labs :
"L'éviction de la préfète a vraiment changé la donne pour tout ce qu'on avait mis en place dans la commune. Beaucoup de relations avec des habitants, des collectifs, précieuses pour nous, élus, ont été faussées et je le regrette. Le paradoxe est que, sans l'éviction de Marie Lajus, je suis persuadé que le projet aurait avancé et que le regard n'aurait pas été le même. Beaucoup de choses ont changé sur la commune, c'est vraiment regrettable."
Enfin, Vincent Morette, président de la communauté de communes Touraine Est Vallées, se réjouit bien sûr de la décision du commissaire-enquêteur, tout en restant mesuré et prudent sur les suites du dossier :
"J'ai été favorable dès le début, sur le principe, à ce projet, en précisant qu'il fallait des études sérieuses pour vérifier sa compatibilité avec les schémas en cours. Je n'ai jamais réagi de façon idéologique, mais considéré que c'était une opportunité pour notre territoire. En tant que président, aujourd'hui, il me manque l'avis important de la commune de Reugny. Il est juste consultatif, il ne s'agit pas d'une obligation légale, mais, selon moi, la "comcom" ne peut rendre un avis que si Reugny s'est positionnée. Si elle n'en veut pas, je suivrai cet avis, je ne vois pas pourquoi, de mon côté, j'imposerais quoi que ce soit..."
Visiblement affecté par la virulence des attaques portées contre son projet et sa personne, Xavier Aubry, quant à lui, ne souhaite pas, à ce stade de la procédure, s'exprimer publiquement.