ENQUÊTE. "Les grandes écoles, quand on est en lycée rural, personne ne nous en parle" : l'égalité des chances à l'épreuve de la ruralité

Alors que s'ouvrent les inscriptions sur la plateforme Parcoursup, ce mercredi 17 janvier, les futurs bacheliers des zones rurales se retrouvent face à un constat implacable : intégrer une grande école n'est pas qu'une question de bonnes notes.

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À vos marques, prêts, souhaitez ! Ce mercredi 17 janvier, les inscriptions s'ouvrent sur la plateforme Parcoursup, qui va permettre aux lycéens et futurs bacheliers de formuler leurs vœux pour leurs études supérieures.

Avec l'espoir d'intégrer une licence proche de chez eux, ou carrément une grande école prestigieuse. Mais, dans ce cas bien précis, l'égalité des chances ressemble encore à un vœu pieux.

Auto-censure rurale

En effet, de nombreuses données sociales affectent le destin en études des jeunes français. Le genre, l'origine sociale, mais aussi géographique. Ainsi, selon un rapport de 2021 de l'Institut des politiques publiques, repéré par L'Express, les lycéens parisiens "ont une probabilité presque trois fois plus élevée d'accéder à une grande école que les élèves non-franciliens". Dans les plus prestigieuses des écoles parisiennes (Polytechniques, HEC, ENS Ulm...), carrément la moitié des étudiants arrivent d'Île-de-France. Laissant le reste de la France, des grandes villes aux zones rurales, sur le palier de l'ascenseur social, tandis que la reproduction sociale est à l'œuvre à Paris.

Et justement, en ruralité, les professeurs notent une forme d'auto-censure de leurs élèves. "Certains se disent qu'ils ne seront pas dans leur environnement, qu'ils ne seront qu'avec des lycéens qui ont fait un parcours phénoménal", explique Rodolphe Renzi, professeur d'histoire-géographie au lycée Bernard-Palissy, à Gien, dans le Loiret. "Souvent, le milieu familial ne connaît pas, ne peut pas conseiller, ne peut pas pousser, et les élèves pensent ne pas avoir les codes, et s'empêchent de demander une formation qui pourrait les intéresser", abonde Fabien Cervera, le proviseur de l'établissement giennois.

Inégalité des chances

Au-delà d'un décalage symbolique que redoutent certains lycéens d'établissements ruraux, certains se trouvent contraints par des critères géographiques et économiques. En cause, "une répartition de l'offre de formation inégalitaire" en France, note Nadia Nakhili, maître de conférences en science de l'éducation à l'université de Grenoble-Alpes, et autrice de plusieurs articles sur le sujet.

Elle note ainsi que les BTS sont les formations les plus réparties sur le territoire métropolitain, tandis que les grandes écoles, type écoles d'ingénieur, ne se retrouvent que dans les principales métropoles. Comme le montre la carte ci-dessous, issue d'un article de 2022 sur les inégalités d'accès à l'enseignement supérieur.

Et, de façon générale, "les jeunes bacheliers vont choisir la formation la plus proche de chez eux s'ils sont pris sur une même formation à différents endroits", note Nadia Nakhili. La proximité reste donc un facteur important pour les jeunes, à l'aune de leurs études supérieures. Alors, forcément, "une grande école, c'est loin, c'est cher, et il y a une distance symbolique".

L'atelier Science Po

Pour tenter de mettre fin à ce genre d'inégalités, la scientifique milite pour "des partenariats entre établissements ruraux et grandes écoles, pour accompagner les jeunes les plus éloignés, géographiquement et symboliquement".

Et c'est justement ce qu'a fait le lycée Palissy de Gien. Avec six autres établissements du Centre-Val de Loire, il a signé avec Science Po une convention d'éducation prioritaire, à destination des lycées ruraux. Avec, à la clé, des ateliers optionnels pour les premières et terminales du lycée signataire, un suivi par des intervenants de Science Po, et un parcours dérogatoire pour intégrer l'école. Ce qui permet aux bacheliers de Palissy d'avoir une probabilité plus forte d'être accepté.

L'atelier représente une heure par semaine. Cette année, ils sont 15 en terminale et 31 en seconde, encadrés par Rodolphe Renzi et son collègue, également prof d'histoire-géo, Grégory Lièvre. "C'est un projet qui permet de générer de la réussite, et de générer de l'ambition", se réjouit ce dernier. Au programme : des revues de l'actualité, de l'analyse d'image, des exercices oraux et écrits... autant d'éléments qui vont aider les élèves à intégrer Science Po.

Et pas que. "Certains ont décidé de ne pas passer le concours, mais ils ont quand même appris des nouvelles compétences", défend Rodolphe Renzi :

Ils savent se livrer dans une lettre de motivation, ils savent parler en public, à dépasser leurs limites. Au début, certains arrivaient les mains dans les poches et d'une timidité impressionnante, et ils sont capables à la fin de prendre la parole devant une salle avec un exposé clair, sans rougir, et avec une tonalité.

Rodolphe Renzi, professeur d'histoire-géographie au lycée Bernard-Palissy de Gien

Salomé Coutant est élève en terminale, et suit l'atelier Science Po, au lycée Palissy. Elle confirme l'importance de cet "enrichissement culturel varié", et de "tout ce qui relève de l'expression orale, tout ça c'est important pour les grandes écoles". En effet, elle confie se mettre "une pression à cause du prestige de ces écoles, j'ai un syndrome de l'imposteur, je me demande ce que je peux leur apporter, ce que je vaux aux yeux de cette école".

Habitante de Coullons, petite ville de moins de 2 500 habitants, elle assure que "personne" dans son entourage "n'a fait de grandes écoles ou d'études supérieures". Ce qui est, de façon générale, bien plus le cas en ruralité qu'en grande ville. Pour elle, l'important est de se faire encourager, pousser. Elle-même l'a été par ses parents. Mais aussi par ses enseignants, "qui essaient de ne pas trop nous mettre la pression".

"Susciter de la confiance en soi"

L'idée des deux professeurs et de leur atelier est en effet de "susciter de la confiance en soi" :

Le lycée peut décourager involontairement. En disant qu'il va falloir beaucoup travailler pour arriver dans une grande école, on sous-entend : "Tu n'y arriveras pas." Quand on dit qu'il y a très peu de places, c'est entendu : "Il y aura des places pour les autres mais pas pour moi." Il faut être très prudent.

Fabien Cervera, proviseur du lycée Bernard-Palissy à Gien

Car, faisant partie d'un système éducatif et de ses représentations, les équipes pédagogiques peuvent inconsciemment se conformer à une vision faussée de l'avenir de leurs élèves. "Elles s'adaptent aux élèves, à leur devenir supposé, mais il y a parfois une suradaptation, qui va renforcer les inégalités", analyse Nadia Nakhili, de l'université Grenoble-Alpes. Et, au-delà de l'image, se joue une réalité concrète : "Les professeurs connaissent les formations locales, comme les BTS, donc ils peuvent plus facilement en parler à leurs élèves que de formations lointaines."

Pour elle, l'enjeu est donc de trouver l'équilibre d'un accompagnement "adapté aux besoins et aspirations réelles et non-supposées des jeunes, tout en décloisonnant leurs perspectives et en ouvrant leurs possibles".

Information et transmission de l'information

Et la première mesure pour y arriver est l'information. Selon un rapport de 2020 de la Mission orientation et égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes, 42% des jeunes de 17 à 23 ans issus des zones rurales estiment ne pas avoir eu "suffisamment d'informations pour s'orienter". Soit 10 points de plus qu'en agglomération parisienne.

"Les grandes écoles, comme on est en lycée rural, personne ne nous en parle, parce que c'est rare qu'on y aille", confirme Chloé Arénas. Étudiante en première année à Science Po Reims, elle est une ancienne élève du lycée Palissy, et a suivi l'atelier de Rodolphe Renzi et Grégory Lièvre entre 2021 et 2023.

En tant qu'ancienne lycéenne rurale, elle confirme l'importance d'être encouragé, par ses parents, par le lycée, par d'autres étudiants. "C'est motivant que des gens croient en vous." Elle-même accompagnée par une ancienne de Palissy qui a intégré la même école, elle a décidé de mettre son expérience à contribution, en allant à la rencontre les actuels lycéens de Gien. Une manière de "transmettre".

Mais aussi de "dédramatiser" Science Po. "Pour les élèves, il y a une forte identification, assure Jean-Baptiste Autissier. Ils se disent : "Cette personne était là il y a cinq ans, sur les mêmes chaises, et elle a réussi"."

Élevé à Briantes, scolarisé jusqu'au lycée à La Châtre, il a pu intégrer une prépa à Tours, puis une école d'ingénieur en région lyonnaise. Aujourd'hui, il préside l'association "De l'Indre aux Grandes écoles", qui fait partie d'un réseau national qui vise à encourager les lycéens des zones rurales à avoir de grandes ambitions. "Avec d'anciens camarades du lycée, pendant nos études supérieures, on s'est rendu compte qu'on croisait peu de lycéens de l'Indre ou qui viennent de petits villages comme nous", raconte-t-il.

Nouvelles ambitions

Pour remédier à ce constat, l'association intervient dans des établissements indriens, notamment à Châteauroux, pour "élargir la réflexion des lycéens sur leur orientation". Dans ce cadre, faire venir des anciens du lycée qui ont intégré de grandes écoles est donc essentiel. Car "avoir l'info est une chose, mais arriver à se projeter en est une autre".

Pour venir à bout de l'obstacle économique des études loin de chez soi (que ce soit le logement ou les frais d'inscription), Jean-Baptiste Autissier espère ouvrir l'année prochaine un système de bourses, déjà pratiqué ailleurs en France. Concrètement, "6 000 euros sur deux ans, financé par des donateurs du département".

Autre moyen de dédramatiser la grande école : la visite sur place. Un voyage va ainsi être organisé pour les élèves de l'atelier du lycée Bernard-Palissy à Science Po Reims. "Pour qu'ils voient ce qu'est un campus", lance Grégory Lièvre, professeur d'histoire-géographie.

Autant d'initiatives qui permettent à des élèves issus de milieu rural d'envisager un parcours dans des grandes écoles. "Il y a quelques mois, Paris, j'aurais dit non, maintenant je veux vraiment candidater à Science Po, assure Salomé Coutant. Je me disais que je ferais une petite licence, dans une petite fac pas loin."

Même envie pour sa camarade Clara Hubert-Auer, qui "rêve" d'intégrer l'INSP, grande école chargée de la formation des hauts fonctionnaires. Et "si ce n'est pas par Science Po, ce n'est pas grave, ce que j'ai appris à l'atelier servira peu importe le cursus". Mission accomplie.

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