Mêlant archives et cartes postales, ce docu-fiction raconte l’histoire des Grands Ensembles, de leur construction à leur destruction, et propose un regard humain et singulier sur cette époque marquée par les Trente Glorieuses et les défis de l’urbanisme.
Le documentaire Grand ensemble, réalisé par Sylvain Desmille, raconte l’histoire fictive de Louis Arias, de sa femme Maria et de leur fille Lucy. Un récit raconté à la première personne, dont la voix est interprétée par Bruno Debrandt.
Louis, Maria ou Lucy c’est peut-être vous, ou bien les avez-vous rencontrés sous d’autres traits, dans l’un ou l’autre des grands ensembles qui façonnent notre paysage urbain ?
La crise du logement de l'après-guerre
Après cinq années de guerre et d'occupation, la France a subi de nombreuses destructions. L'invasion allemande, les sabotages et les bombardements alliés visaient à détruire les infrastructures militaires et économiques de l'occupant nazi, tout en préparant le terrain pour les débarquements en Normandie et en Provence.
À la fin de la guerre, 1.800 communes sont dévastées, et un Français sur huit est considéré comme sinistré. Dans les années 50, sur les quinze millions de logements en France, la moitié ne dispose pas d'eau courante, les trois quarts n'ont pas de toilettes individuelles et 90 % ne possèdent pas de salle de bains.
Tout beau, tout neuf
À 19 ans, pour fuir la dictature de Franco, Louis quitte l’Espagne après le décès de ses parents dans un accident. Il part pour laisser derrière lui sa peau de chagrin et sa misère.
À son arrivée, en 1959, il trouve refuge dans l’un des bidonvilles qui s'étendent autour de la capitale, celui-là même où, cinq ans plus tôt, l'abbé Pierre est venu dénoncer les conditions inhumaines dans lesquelles vivent des milliers de Français.
Les taudis sont saturés, notamment à cause de l'exode rural massif. À cela s'ajoute le baby-boom, l'accroissement des naissances qui commence après-guerre. Les familles s'agrandissent, surtout chez les plus pauvres.
Pour loger toute cette population, il faut construire rapidement. L'urgence est de mise. Il faut voir grand, très grand. C'est ainsi que naissent les grands ensembles, vastes complexes urbains, composés principalement de bâtiments collectifs de grande hauteur.
Ces constructions ressemblent à des blocs empilés par des enfants. "Il ne s'agit pas de construire juste de nouveaux immeubles, mais de les concevoir comme un ensemble, d'où le nom de grand ensemble."
Les tours s’élèvent à une vitesse fulgurante. À peine un immeuble est-il terminé qu’il est immédiatement investi par les nouveaux locataires. Les qualificatifs ne manquent pas pour décrire leur nouveau chez-soi : lumineux, aéré, moderne, confortable. Vivre dans un grand ensemble, tout le monde en rêve ! Et ce n'est pas Louis qui dira le contraire.
Maria et Louis
Louis rencontre Maria dans un café du centre-ville à Gennevilliers. Juste avant de partir, elle note son nom et son adresse au dos d’une carte postale, la première et la plus précieuse de sa collection.
Maria habite avec sa famille à la Guérinière, un grand ensemble de Caen. Ils se retrouvent chaque fois qu'elle rend visite à sa cousine. Elle veut s'installer en région parisienne, mais ce n'est pas si facile à cause de la crise du logement.
Après les bombardements de 1944 qui ravagent les villes du nord de la Bretagne et de Normandie, la famille de Maria doit se résoudre à construire un cabanon au milieu des ruines. Cette précarité, Maria n’est pas prête à la revivre dans un bidonville, même par amour pour Louis, maintenant qu’elle a goûté au confort moderne.
Le 31 décembre 1958, un vaste plan est lancé : les ZUP, zones à urbaniser en priorité. L’objectif est de construire de nouveaux quartiers en périphérie des villes, sur des terres agricoles, plus faciles et moins coûteuses à exproprier. Louis saisit sa chance en se faisant embaucher pour travailler sur le chantier du grand ensemble.
Construire de mes propres mains l'immeuble, l'appartement où Maria et moi allions vivre, c'était une certitude.
Louis
Souvent, Louis s’attarde sur le chantier et ressent une sensation de vertige. Il a l’impression d’être un explorateur ou un pionnier. Le premier humain d’un nouveau monde où tout reste à inventer. Cet avenir, c’est celui qu’il veut bâtir pour et avec Maria.
Tout va vite, très vite, grâce aux progrès technologiques qui combinent béton armé et éléments préfabriqués
"Des années 1950 au début des années 80, quartiers, cités, tours et barres, ZUP et ZAC, HLM ou résidences en copropriété, toutes les régions françaises ont leurs grands ensembles : semblables, certes, mais jamais identiques."
Ces visages des villes, Louis les a collectionnés pendant trente ans sous forme de cartes postales. Un témoignage photographique au recto, une croix pour identifier son appartement et quelques mots au verso, écrits à la main.
Accéder à ce logement en tant que locataire est une véritable fierté. Là, les habitations, ici les commerces, les espaces verts et les jeux extérieurs pour les enfants.
"Il faut l'avoir vécu pour se rappeler cette joie, ce sentiment de plénitude le jour où l'on obtient un appartement dans un grand ensemble pour la première fois."
Vivre ensemble
Le 26 février 1961, Maria et Louis s'installent ensemble. Une vie à deux, mais pas seulement ! De l'autre côté des murs, des portes qui claquent, des cris et des rires, des ébats et des ronflements. L'insonorisation, quasi inexistante, ne préserve aucune intimité.
Six mois plus tard, ce sont les pleurs et les gazouillis de leur petite Lucy qui rythment leur quotidien, marquant ainsi l’arrivée d’une vie à trois.
Les familles cohabitent, mais chacune vit chez soi. Une proximité et un voisinage qui n'engendrent pas des liens plus conviviaux. Les gens se croisent, se saluent, mais se rencontrent rarement. Les classes sociales. Ouvriers, employés, cadres et professions libérales ; vivent chacune de leur côté dans les grands ensembles. La diversité ne s'est jamais accompagnée d'une grande mixité.
Très vite, une partie de la population, la plus embourgeoisée, commence à remigrer vers les centres-villes. Les taudis sont rasés et leurs habitants logés dans les grands ensembles en banlieue. Ceux qui se ressemblent s'assemblent.
Les hommes partent le matin très tôt et rentrent tard du travail. Les voyages quotidiens en transports en commun avalent le temps qu'ils ne peuvent plus partager avec leurs enfants et leurs conjoints. La routine métro boulot des hommes et celle des tâches ménagères et de la gestion des enfants ne font pas bon ménage.
La belle Maria se fane. Mais quand Lucy rentre à l'école maternelle, sa maman se fait, elle aussi, des amies. Peu à peu, une solidarité féminine se met en place.
De l’espoir à la désillusion
À Tours, de nouvelles cités surgissent : le Sanitas et la Rabière. À Orléans, le quartier de la Source ressemble presque à une seconde ville. Les Minguettes et la Duchère, en périphérie de Lyon, ainsi que la Grand'Mare et Canteleu, près de Rouen, incarnent ces grands ensembles qui façonnent les périphéries urbaines.
Mais c'est surtout dans la région parisienne que la banlieue redéfinit les limites de Paris, élargissant sans cesse ses frontières.
En 1966, les infrastructures se multiplient : bibliothèques, piscines à ciel ouvert, stades, patinoires, théâtres même. Les vacances à la maison, une aubaine pour les familles qui ne pourraient se permettre de partir beaucoup plus loin.
Les grandes surfaces s'implantent à mi-chemin entre les grands ensembles et les vieux bourgs. Toutes les populations s'y retrouvent, dans une chorégraphie effervescente de caddies.
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Les ZUP, aussitôt construites, sont pourtant décriées. Une virulente campagne de presse dénonce la Sarcellite, une sorte de maladie imaginaire touchant les habitants du grand ensemble de Sarcelles, l'un des plus importants de la région parisienne. Les Sarcellois contre attaquent face à la stigmatisation.
Cage à lapin, cité-dortoir, ville-champignon : autant de termes péjoratifs utilisés pour décrire ces grands ensembles.
Entre les grands ensembles et les vieux bourgs, de nouveaux lotissements pavillonnaires voient le jour. Ces petites maisons, toutes construites à l'identique, s'alignent, se multiplient, mais ne s'empilent pas comme les logements des tours.
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Les bruits des voisins gagnent les cours qui se jouxtent, mais l'intimité de l'intérieur des foyers s'estompe. Les amies de Lucy désertent peu à peu les cages d'escalier et les aires de jeu du Grand ensemble.
Comme Louis autrefois, qui rêvait de vivre dans la résidence des Lilas, aux jolis noms de fleurs qui sentaient bon la réussite, en contrebas du Grand ensemble, la petite fille s'imagine désormais dans une maison individuelle.
Mai 68
Maria travaille désormais à Paris et Louis s'occupe de Lucy. Leurs carrières évoluent et les rôles de chacun au sein du foyer aussi. Nous sommes en mai 68, les étudiants se révoltent, mais Grand ensemble reste particulièrement calme. Scolarisés en CAP ou en BTS dans les écoles techniques à leur disposition, les jeunes ne se sentent pas concernés par les luttes des étudiants, qu'ils considèrent comme une élite et qu'ils qualifient de « snobinards ».
Je ne sais pas si les choses bougent, mais je sens que les choses tanguent.
Louis
Des premières fissures apparaissent sur les murs de deux blocs du Grand ensemble. Mauvaise qualité des matériaux, ouvrage construit dans l'urgence, manque d'entretien... Louis se culpabilise, ressentant cette dégradation comme une défaillance de son travail, dont les conséquences peuvent être désastreuses.
Maria prend les choses en main pour lui offrir une bouffée d'air frais, en l'éloignant de leur environnement. C'est la première fois qu'ils partent en vacances en famille. La petite Lucy et ses amies avaient-elles conscience qu'il existait un autre monde que celui qu'elles côtoyaient au quotidien ?
La ZUP, creuset d'un mal-être et d'un mal vivre ensemble
Lucy grandit. Grâce au salaire de Maria, elle poursuit ses études dans un collège privé du centre-ville. Ses nouvelles amies ignorent qu'elle vit au Grand ensemble, un secret qu'elle préfère ne pas ébruiter, question de réputation. Nous sommes en 1972, Louis a 32 ans, il est temps pour lui de demander la nationalité française.
Les taudis et bidonvilles sont détruits et les immigrés commencent à investir le quartier Pour les femmes arrivées en France, c'est une petite révolution.
Mais l'année suivante, coup de théâtre : le gouvernement décide d'en finir avec les grands ensembles. Louis ne comprend pas, ou peut-être comprend-il trop bien, et il est en colère.
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J'ai l'impression que l'État s'en est lavé les mains et a jeté son bébé avec l'eau du bain, en tirant la chasse d'eau au-dessus de nos têtes." Les habitants qui avaient échappé aux bidonvilles craignent de se retrouver à la rue du jour au lendemain.
De nombreux pères de famille se retrouvent au chômage. L'automatisation dans l'usine de Louis, destinée à réduire les coûts, renvoie les salariés et les tout juste diplômés d'un CAP ou d'un BTS à la case ANPE, la seule administration qui voit le jour dans ces temps troublés à Grand ensemble.
La peur de l'avenir fait ressortir les haines racistes du passé. Symbole d'exclusion et de récession, les villes fantômes se vident de leurs habitants, les commerces ferment. "On avait déjà plus grand-chose, maintenant on n'a plus rien. Délinquance juvénile, vol, dégradation, drogue, rodéo nocturne, tout est vrai même si c'est le fait de quelques-uns et non de la majorité. "
De nouvelles fissures apparaissent ; les grands ensembles ressemblent de plus en plus à des bidonvilles. Maria voudrait partir, mais pour aller où ?
La mort de Grand ensemble
En 1983, Grand ensemble s'écroule comme un château de cartes. Le démantèlement semble être la meilleure solution face aux coûts de la rénovation. Louis s'effondre lui aussi, faisant corps avec cet endroit qu'il a construit, où il a fondé sa famille et goûté au bonheur d'être ensemble. Maria sourit : un nouvel appartement leur est alloué à la cité des Lilas ! Le rêve inacessible de Louis.
Pour ne pas oublier, Louis a décidé d'écrire l’histoire de Grand ensemble au dos des cartes postales. Il espère que Lucy, forte de ses études de cinéma, s'en inspirera pour écrire un film.
►Le documentaire Grand ensemble, écrit et réalisé par Sylvain Desmille, est une coproduction Folamour, France 3 Normandie et France 3 Paris Île-de-France. Il sera diffusé ce jeudi 30 janvier à 23 h sur France 3 Centre-Val de Loire et disponible en replay sur france.tv. I