Comme beaucoup, ils sont privés d'activités et de sortie par le coronavirus. Mais contrairement à la majorité des Français, les travailleurs et travailleuses du sexe, qu'ils ou elles travaillent dans la rue, sur le web ou ailleurs, souvent dans une grande précarité, ne recevront pas un centime.
"Les oubliés des aides, ce sont toujours des gens déjà précarisés." Le diagnostic de Dorys, trésorière du Strass (Syndicat du travail sexuel), sonne comme une triste habitude. Egalement référente pour le Centre-Ouest (dont la région Centre-Val de Loire), elle est témoin d'une crise invisible, ou plutôt, d'une crise qu'on ne veut pas voir.
L'équation est simple. Depuis le début du confinement, le 16 mars, les prostituées et escorts ne peuvent plus travailler. Or, une grande partie d'entre elles se trouve déjà dans une situation précaire, économiquement fragile et socialement stigmatisée. Et la plupart ne verront pas la couleur des aides promises aux travailleurs indépendants et auto-entrepreneurs.
"Pour beaucoup, c'est une solution de survie", abonde Dorys. "On est dans une économie informelle. C'est un public ultra-précaire, qui vit au jour le jour, souvent déjà la cible de discriminations par ailleurs." Et acquérir le statut d'auto-entrepreneur ne va pas de soi : il faut avoir un compte en banque, ce que tous n'ont pas, et il faut pouvoir rendre compte de son activité, ce qui est quasiment incompatible avec la loi de pénalisation des clients passée en 2016. Sans compter la difficulté de se déclarer avec son propre nom, et la flétrissure sociale qui va avec.
Un travail, mille réalités
La crise actuelle recouvre une réalité diverse, sur laquelle la société a vite fait de jeter un voile de préjugés et de fantasmes. Qu'ils soient acteurs ou actrices, modèles, escorts, camgirls ou prostituées, il y a en fait autant de situations que de travailleurs et de travailleuses du sexe, une expression généralisante traduite du terme américain de sex worker.Berthe de Laon, c'est le nom qu'elle s'est choisie, habite à Tours. Elle a commencé à travailer il y a quatre ans. Pour elle, il s'agit d'une "décision personnelle", motivée en premier lieu par la "curiosité". D'abord camgirl sur le web, où elle produit surtout des vidéos en streaming, elle s'est ensuite tournée vers ce qu'elle appelle des rencontres "en réel". Depuis le début du confinement, cette dernière activité a quasiment disparu.
"Ça représente une perte, car les deux activités ne fonctionnent pas du tout de la même façon", explique-t-elle. "En réel c'est une ou deux heures de travail contre une certaine somme d'argent. En show privé, il faut assurer une présence pendant beaucoup plus de temps, sans savoir ce qu'on va toucher."
Le système reposant, de la même manière que les autres plateformes de streaming, sur le nombre de vues et sur des dons d'argent de la part d'abonnés, les revenus peuvent être très variable d'un jour à l'autre. Loin de la rue, cette nouvelle économie, à l'ère de "l'uberisation du porno", est même devenue particulièrement précaire pour les personnes qui en vivent.
Sex workers have always been so innovative.
— STRASS - #4AnsLoiProstitution (@STRASS_Syndicat) April 12, 2020
Les TDS ont toujours su innover et investir les nouvelles technologies et plateformes.
Bravo à la manif virtuelle sur #AnimalCrossingNewHorizons #AnimalCrossing #NintendoSwitch#4AnsLoiProstitution #BordelAutogéré #SexWorkIsWork pic.twitter.com/oqnTLMJT8a
Retour à la rue malgré le confinement
Mais Berthe possède au moins cet accès au virtuel, ainsi qu'une autre activité plus classique pour compléter ses revenus, ce qui n'est pas le cas de tout le monde. Ne pouvant plus gagner d'argent et sans alternative, certaines vont jusqu'à se mettre hors la loi pour survivre un jour de plus. Le Strass estime que "5 à 10% retournent bosser chaque semaine", d'après Dorys. Au mépris des règles mais surtout en mettant en danger leur propre santé, car le coronavirus continue de circuler, sans compter le risque de violences.Pour aider les personnes les plus précaires, le Strass demande donc qu'un fonds d'urgence soit constitué et a rédigé une lettre ouverte à l'attention du président de la République en ce sens. "On demande un million d'euros", fait valoir Dorys, qui compare ce montant à celui du budget de la Défense, estimé à 37,5 milliards d'euros.
Le Strass fait également valoir que cinq millions d'euros sont dépensés chaque année par l'Etat dans le cadre d'un "parcours de sortie de la prostitution". "Ces crédits ne sont jamais entièrement dépensés faute d’un nombre suffisant de personnes suivies via ce dispositif à cause de conditions d’entrée strictes, totalement arbitraires et discriminatoires", déplore le syndicat. "Ils sont donc régulièrement réajustés ailleurs à des fins d’équilibres budgétaires."
Au moment où nous sommes concrètement dans l’impossibilité de travailler, on nous explique que seules les personnes déclarées sous le régime de l’auto-entreprise pourront recevoir une indemnité compensatoire, et ce, sous certaines conditions.
Cette crise illustre donc ce que nous disons depuis toujours, à savoir que seule la reconnaissance du travail sexuel comme travail, notre inclusion au sein de l’économie formelle, l’accès au droit commun et aux protections sociales dont bénéficient les autres travailleurs, et donc la décriminalisation pleine et entière du travail sexuel, la lutte contre la pauvreté et les injustices sociales et sexistes, ainsi que la régularisation des travailleurSEs sans-papiers, permettra de nous protéger réellement.
Pouvoir travailler en sécurité, "c'est #trèscompliqué"
En attendant, la solidarité s'organise, et la contestation aussi. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #TresComplique met en lumière l'hésitation du gouvernement à indemniser les travailleurs et travailleuses du sexe, que plusieurs associations assimilent à de l'hypocrisie.Le 14 avril, à Tours, le rassemblement "goûter de putes" organisé avec le Centre LGBTI de Touraine n'a pas pu se tenir, la faute au confinement. A la place, Berthe et d'autres se sont retrouvés sur Discord pour échanger, communiquer, se rassurer aussi. De son côté, le Strass a organisé une cagnotte qui a dépassé les 34 000 euros en un mois. Le but est de redistribuer cette somme aux travailleurs et travailleuses du sexe en difficulté, soit directement soit par le biais d'associations. De quoi tenir encore un peu.
Difficile de leur répondre "C'est #TrèsCompliqué pour @MarleneSchiappa" quand il s'agit simplement pour @Egal_FH d'adapter leur budget aux circonstances de cette crise sanitaire. https://t.co/vi8FCdSk8H
— Fédération Parapluie Rouge (@FParapluieRouge) April 17, 2020