Malgré l'épidémie de coronavirus, Aurélien Bergeron et Fanny Stabholz poursuivent l'élevage bio de leurs loups, l'appellation méditerranéenne du bar. Un combat pour maintenir à flot leur ferme aquacole du Frioul.
En temps normal, ce jeune chef d'entreprise de 36 ans partage sa vie entre son appartement du Vallon des Auffes et la ferme aquacole qu'il a rachetée en 2012 avec Fanny, son associée. C'est là, sur l'île de Pomègues, l'une des trois îles de l'archipel du Frioul, à trois kilomètres au large de Marseille, que ce paysan de la mer pêche artisanalement 60 tonnes de loups par an, et qu'il a choisi de “s'exiler” pour veiller sur ses protégés et maintenir en vie leur activité.
Je suis seul, sur une partie de l'île où il n'y a absolument personne. Le cadre est idyllique, la météo exceptionnelle mais je suis loin de vivre un confinement de rêve !! Nous avons pris la décision, avec Fanny, de mettre au chômage partiel 3 des 4 personnes qui travaillent avec nous. Je dois donc faire leur boulot en plus du mien.
A quoi ressemblent vos journées de confinement ?
Elles sont longues, je commence à 6h du matin et je termine à 21h ! C'est le prix à payer pour s'en sortir et sauver notre activité. La première semaine, notre objectif était de maintenir le cheptel donc je m'occupais, de faire les rations pour le nourrissage des poissons. Parallèlement à ça, il a fallu maintenir l'activité commerciale, voir comment faire évoluer le marché, gérer les commandes, et lorsque j'avais des ventes, faire la pêche, conditionner le poisson, l'expédier, ce qui fait des journées bien remplies. Je suis rentré chez moi sur la terre ferme pour la première fois le week-end dernier pour voir mes enfants.
Un impact énorme ! Pendant la première semaine de confinement, on a presque perdu 80% de nos ventes ! On a flippé, on ne savait pas comment ça allait évoluer, c'était très compliqué.
La criée à l'Estaque n'a pas fermé mais on a perdu beaucoup de clients. Tous les marchés où il y a des poissonneries ont été fermés, tout comme la plupart des grandes surfaces et le restaurant que je livrais. La deuxième semaine, on a limité les dégâts, et sur le mois, on a perdu la moitié de notre chiffre d'affaires. Maintenant, avec un peu de recul, on s'aperçoit que le marché est en train de reprendre. Les gens veulent acheter à nouveau, consommer un peu de poisson. Ce n'est pas encore la folie, ça reste un peu fébrile mais on sent que ça repart gentiment même si ce n'est pas suffisant. On s'adapte comme on peut aux ventes et au marché. Malgré les transporteurs qui en profitent pour augmenter leurs prix alors que tout le monde est dans la galère !
On ne sait pas comment ça va évoluer et combien le temps le confinement va durer. Le week-end prochain c'est Pâques et normalement c'est un très gros week-end pour la consommation de poissons. Toutes les opérations avec les magasins sont annulées mais j'ai quand même bon espoir parce que je ressens depuis une semaine que le marché évolue plutôt bien. On est tombé tellement bas que ça ne peut être que mieux. Je pense que le plus gros de la tempête est passé pour nous. J'espère qu'une seconde tempête ne nous tombera pas sur la gueule car on n'est pas revenu au beau fixe.
Est-ce que vous pêchez autant qu'avant la crise ?
Je continue à faire deux pêches par semaine, lundi et jeudi, mais on pêche beaucoup moins : la première semaine, j'ai pêché 200, 300 kilos contre une tonne deux en temps normal. La deuxième semaine, 700 kilos et cette semaine, j'ai bon espoir de faire 800, peut-être 900 kilos.
Ça change quoi pour vous cette crise sanitaire ?
En temps normal, 60 à 70% de notre production est vendue aux grandes surfaces. Nous, on ne fait pas de poisson transformé, on ne fait que du poisson frais entier. Quand les centrales d'achat ont fermé et que tout le monde a arrêté de passer des commandes, on s'est dit qu'il fallait trouver d'autres moyens pour vendre notre poisson, on a développé la vente directe à des particuliers, ce qui prend énormément de temps mais on est bien contents que les particuliers nous aident à travailler. C'est la solution mais ça ne permet pas d'écouler beaucoup de volumes.
Je le vend à 12 euros le kilo à des particuliers alors qu'il était à 18 euros dans les magasins avant la crise sanitaire. Son prix reste très intéressant parce qu'il est beaucoup moins cher que d'habitude, ça c'est l'avantage des circuits courts et de la vente directe, tout le monde est gagnant. Mais mon prix de vente n'a pas changé parce que c'est du poisson qui est toujours à disposition. Il ne faut pas comparer avec le poisson issu de la pêche dont les prix ont chuté. Je n'ai pas intérêt à baisser mes prix, bien au contraire je les maintiens pour maintenir la filière assez haute.
C'est compliqué, j'essaie de faire quelques livraisons à domicile, pour des magasins et des particuliers comme les personnes plus âgées. J'ai créé une plateforme internet pour que les gens puissent passer commande. Je leur donne un point de retrait une fois par semaine, je prends les commandes en amont, je prépare mes poissons, et je les amène à ce point de livraison qui n'est jamais le même pour essayer de toucher le maximum de personnes.
Comment vous débrouillez-vous avec les consignes de sécurité sanitaire pendant ces points de vente ?
Je demande aux gens de respecter les gestes barrières, de préparer un chèque prérempli et pour les plus jeunes, je propose un système de paiement par internet, sans avoir de contact. Les particuliers ont changé leurs habitudes de consommation depuis le début du confinement parce que je vends des caisses d'une dizaine de poissons par personne ce qui fait beaucoup mais pratique quand on est confiné.
Quel message aimeriez-vous faire passer aujourd'hui ?
N'hésitez pas à manger des produits frais et du poisson frais, à aider nos producteurs locaux, n'achetez pas que des conserves, essayez de garder vos habitudes de consommation. Ce n'est pas parce qu'on est confiné chez soi qu'il ne faut manger que des conserves, même si elles sont bonnes !
Est-ce qu'on est doublement confiné quand on est sur une île ?
Non, je ne me sens pas doublement confiné parce que je peux prendre mon bateau pour aller à l'Estaque expédier mon poisson. J'apprécie chaque jour de traverser la rade de Marseille, j'ai vu des dauphins à deux reprises, sans doute un concours de circonstances, ça m'a fait du bien ! Je travaille toute la journée, mais il y a des petits moments de récompense comme celui-là qui font relativiser, alors que certains sont enfermés dans leur 30m2 à Paris.
A quoi ressemble l'île du Frioul depuis le début du confinement ?
Je ne vois plus un bateau dans la rade de Marseille, plus de plaisanciers, seulement quelques pêcheurs. Les navettes continuent à relier les îles du Frioul mais elles sont vides, il n'y a plus de touristes, on a notre île pour nous. On est un peu plus d'une centaine à vivre ici en permanence et on est passé à 140, 150 donc certaines personnes sont venues se confiner au Frioul. La supérette a ouvert quinze jours plus tôt que d'habitude pour permettre aux îliens de pouvoir faire leurs courses sans aller à Marseille. Pour moi, c'est un peu roots parce que je n'ai pas d'eau courante dans la ferme, mais y a pire !
Est-ce que vous en profitez pour faire des choses que vous n'aviez jamais faîtes auparavant ?
Je n'ai pas le temps de faire quoi que ce soit ! J'avais pourtant pris un bon paquet de bouquins en me disant que ce serait cool de pouvoir lire, par exemple“La mer expliquée à nos petits-enfants” de Hubert Reeves et Yves Lancelot - un astrophysicien et un océanographe qui nous apprennent énormément de choses - mais le soir je suis crevé et je dors. Je fais juste un peu de cuisine, j'avais fait un bon stock de légumes et de fruits, quelques produits laitiers. Je mange beaucoup de produits de la mer, j'ai pêché des seiches bon je n'ai pas le morceau de chocolat qui fait du bien le soir mais on s'en fout de ça, ce n'est pas l'essentiel.
Alors c'est quoi pour vous Aurélien, l'essentiel ?
Justement suite à ce qui nous arrive, on se repose la question de savoir ce que c'est que l'essentiel. Pour moi, c'est la famille et la nature. Et je pense, enfin j'espère qu'on va avoir une vision différente de l'essentiel. On va tous sortir de là complétement changés, avec une autre vision de la vie. J'espère qu'on va revoir notre méthode de penser, de manger et que ça servira de lecon à tout le monde...