Ce jeudi, l’Assemblée de Corse a validé le budget supplémentaire 2021 sans y inscrire la somme due par la CdC à la Corsica Ferries. Un vote qui met l'institution dans une situation délicate, eu égard aux récents échanges tendus entre le Conseil exécutif et l’État.
Sans surprise, les discussions dans l’hémicycle sur le budget supplémentaire ont tourné autour de l’indemnisation de préjudice de 86,3 millions d’euros que la Collectivité de Corse doit payer à la Corsica Ferries.
Un débat d’autant plus relancé par la lettre offensive du préfet de Corse envoyée la veille à Gilles Simeoni. Une missive qui a causé quelques remous, dans laquelle le représentant de l’Etat sommait l’Exécutif d’inscrire cette somme au budget supplémentaire 2021. Finalement, il n’en a rien été.
En effet, ce jeudi, le budget a été adopté à la majorité, sans que les désormais fameux millions dus à la compagnie maritime aux bateaux jaunes y soient inscrits. Un vote qui a divisé l'hémicycle : la droite a voté contre, les nationalistes "d’Avanzemu" n'y ont pas participé.
En ayant opté pour cette non-insciption de la dette, la CdC est désormais sous le coup "d’une insincérité budgétaire", comme l’avait mentionné le préfet Lelarge dans son courrier à Gilles Simeoni.
"L'insincérité du budget", point de divergence
"Cette dette est celle de l’État." Lors de sa prise de parole, en début d’après-midi, le président de l’Exécutif a martelé ce qu’il répète depuis plusieurs mois au sujet de cette somme qui s’élève désormais - avec les intérêts et pénalités de retard - à plus de 94 millions d’euros.
Le matin, en ouverture de séance, la présidente de l’Assemblée, Marie-Antoinette Maupertuis, avait tenu le même discours que son homologue de l’Exécutif. "La responsabilité financière et morale de cette dette incombe à l’Etat. Etat coupable au mieux d’incompétence, au pire de connivence et de malversations…" Tout en écartant un possible étalement du paiement en 4 fois "pas sans frais", elle a aussi déclaré que l’argent réclamé équivaut "à un an et demi d’aides aux communes".
Un avis que ne partage pas la droite. "Vous prenez deux risques, lance Jean-Martin Mondoloni en direction de la majorité territoriale "Fà populu inseme". Les recours que vous avez formulés ne suspendent pas l’amende quotidienne qu’on se prend dans les gencives : quindeci mille euros u ghjornu ! Le mois prochain, ça fera un demi million, dans un an 5 millions et demi. La deuxième partie du risque est celle de voter un budget insincère. Vous le faites en connaissance de cause. Le contrôle de légalité ne va pas le valider. De plus, vous dites que si on paie l’amende, on ne va plus pouvoir payer l’aide aux communes. Ce que vous ne dites pas, c’est qu’en votant un budget insincère, vous n’allez pas pouvoir mandater lesdites communes."
"La maison est en train de sombrer."
En préambule, l’élu du groupe Un soffiu novu s’était également dit "inquiet des finances de la CdC indépendamment de "l’amende" qui vient aggraver cette situation. La maison est en train de sombrer", a-t-il ajouté.
Des reproches similaires
Tout comme la droite, le groupe "Avanzemu" a pointé "l’insincérité de ce budget" tout en reprochant au président de l’Exécutif "une prise de décision unilatérale" sur la non-budgétisation des fameux millions de la dette.
De plus, les discussions en toute discrétion de Gilles Simeoni avec le Premier ministre Jean Castex ont quelque peu irrité le groupe emmené par Jean-Christophe Angelini. "Il faut un minimum de partage et d’info stratégique sinon on va rejouer éternellement la même pièce, déclare le chef de file "d’Avanzemu". Si vous voulez qu’on soit partie prenante de quelque chose, il faut que vous nous fassiez partager les termes de l’équation. Vous allez nous faire venir ici pour qu’on soit témoin et pas acteur."
Ce même reproche "d’avoir fait cavalier seul" est aussi formulé par le groupe Core in Fronte. "Mais en tant que nationalistes et indépendatistes, on va accompagner le président, prévient Paul-Félix Benedetti sur un ton grave. On n’a pas le choix. Il y a des logiques de guerre lorsqu’on est à ce niveau-là de rupture économique. Moi, je considère qu’il y a des compagnies qui n’ont peut-être plus envie de rester en Corse. On va rester politique, on va voter ce budget supplémentaire car on veut acter qu’on ne veut pas que cet argent serve à payer un racket organisé avec la complicité de l’État."
Si Jean-Christophe Angelini souligne que cette condamnation de la CdC "n’est pas normale et est fondamentalement injuste", il pense que, désormais, le "débat a changé de nature" : "On a un peu l’impression d’être pris en otage entre un Etat qui, décidément, persiste dans la mauvaise attitude, et un Conseil exécutif qui nous dit « si vous avancez on meurt, si vous reculez on meurt ». Alors qu’est-ce qu’on fait ?"
L'opposition attend des réponses. D’autant plus que la CdC se retrouve dans une situation délicate : l’État pourrait en effet prendre la main de la majorité nationaliste, voire procéder lui-même au règlement à la Corsica Ferries - avec l'argent de la CdC - en s'appuyant sur le "mandatement d'office". Ce qui amoindrirait considérablement la capacité d’autonomie de l'Exécutif.
"Evidemment, le risque n’est pas nul que le contrôle de légalité exercé par monsieur le préfet soit négatif, reconnaît la présidente Maupertuis. S’il l’est, ça aura des conséquences très graves. Le moment est grave. Tout le monde en a pris conscience aujourd’hui dans l’hémicycle." Impression confirmée par Jean Biancucci : "Depuis 1982, il n'y a pas eu un événement aussi grave à l'Assemblée de Corse", confie le président du groupe "Fà populu inseme".
Pour tenter de trouver une issue à cette situation financière - et politique - complexe et pesante, Gilles Simeoni reprend la parole et propose que la CdC règle une partie de la dette avec les 20 millions d'euros qu'elle a déjà provisionnés. L'Etat se chargerait des 70 millions restants. Un schéma dans lequel la Corsica Ferries devrait renoncer à ses intérêts afin d'être payée dans les plus brefs délais. Reste à savoir si les différents acteurs parviendront à discuter pour trouver un accord.
"Un problème de fond politique et même philosophique"
En toile de fond de l'épineux "dossier Corsica Ferries", il y a l’escalade des tensions entre la majorité territoriale et Paris. En attestent les derniers échanges épistolaires entre Gilles Simeoni et le préfet Lelarge. "Le fond du problème n’est pas technique, pas comptable, pas juridique, avance le président de l'Exécutif. Il est politique et même philosophique. Depuis des mois que nous parlons, pas une fois je n’ai entendu dans la voix d’un ministre ou d’un représentant de l’État, « vous êtes, vous existez ». Un dialogue n’existe qu’à partir d’une condition essentielle : reconnaitre l’autre dans son identité et son existence. En arrière-plan de tout cela, il n’y a qu’une question : est-ce qu’on accepte, oui ou non, à Paris de dire : « il y a une question corse, elle est politique, et nous voulons la traiter et la régler ? »"
Visiblement, les discussions entre Gilles Simeoni et Jean Castex n’ont pour l’instant pas permis de débloquer une situation qui ne cesse de se dégrader.
"Comment a-t-on pu passer d'un mois de septembre avec un débat solennel et l’idée que le dialogue pouvait s’ouvrir, à un mois de novembre ou tout est fermé, avec une volonté de regler le budget à notre place et de nous placer sous tutelle ?", interroge Jean-Christophe Angelini.
Le Premier ministre détient peut-être une partie de la réponse, lui dont la possible venue dans l’île avait été fortement évoquée avant ces récents épisodes. Pour certains élus, désormais, "il ne viendra pas". Pour d’autres, l’incertitude demeure.
"Je ne sais vraiment pas, a confié pour sa part Marie-Antoinette Maupertuis à notre micro. Et s’il vient sans avoir réglé ce problème-là comme celui des prisonniers, ce n’est pas la peine qu’il vienne."