Dans une lettre adressée à Gilles Simeoni, le préfet Lelarge enjoint à la Collectivité de Corse d'inscrire à son budget le montant dû à la Corsica Ferries. La suite d'un bras de fer juridique dans lequel la CdC a été condamnée à verser une "indemnisation de préjudice" de plus de 86 millions d'euros.
La réponse ne s’est pas fait attendre. Et sonne comme un avertissement.
Deux jours après l’annonce de Gilles Simeoni de ne pas inscrire au budget supplémentaire de la Collectivité de Corse les 86,3 millions d’euros que la CdC doit verser à la Corsica Ferries pour "concurrence irrégulière", le préfet de région a envoyé une lettre au président du Conseil exécutif.
Dans ce courrier daté du 17 novembre que France 3 Corse s'est procuré, Pascal Lelarge revient sur les différentes étapes du contentieux juridique entre l’institution et la compagnie maritime aux bateaux jaunes.
Lire l'intégralité de la lettre du préfet Lelarge.
Après avoir rappelé que la condamnation de la CdC a été "confirmée par le Conseil d’État en date du 29 septembre 2021", le préfet écrit au président Simeoni : "compte tenu de l’ensemble de ces éléments, je ne peux que vous confirmer que vous êtes dans l’obligation d’inscrire les montants dus au budget supplémentaire de la Collectivité de Corse qui sera voté très prochainement par l’Assemblée de Corse, sous peine d’insincérité budgétaire."
Le budget supplémentaire de la CdC doit être présenté lors de la session ordinaire de l’Assemblée de Corse qui se déroule ce jeudi et ce vendredi.
Dans sa missive offensive, Pascal Lelarge poursuit avec une mise en garde : "Aussi, il vous appartient de prendre sans délai les dispositions nécessaires pour honorer cette créance afin d’éviter à l’État de devoir vous mettre en demeure de créer les ressources nécessaires, et à défaut d’y procéder lui-même ainsi qu’au mandatement d’office de la somme correspondante."
Selon le Code général des collectivités territoriales, cela signifie que le préfet peut se substituer au président de l'Exécutif pour effectuer le paiement à la Corsica Ferries.
Pascal Lelarge indique que la compagnie maritime lui demande "par voie d'avocat de mettre en oeuvre la procédure de mandatement d'office afin de recouvrer la créance d'un montant de 94.189.867 euros sur son compte (principal et intérêts dus au 8 novembre)".
"L'État est le principal initiateur"
Selon Gilles Simeoni, "accepter de payer cette somme reviendrait à accepter que la Corse de 2021 paye pour les errements du passé" et "accepter que l'Etat n'assume pas la lourde responsabilité qui est la sienne dans ce dossier", avait déclaré lundi le président de l'Exécutif.
Pour rappel, l’origine de ce contentieux sur lequel s'oppose aujourd'hui la Collectivité de Corse et l'État remonte aux années comprises entre 2007 et 2013. Sous les mandatures d'Ange Santini puis de Paul Giacobbi, la délégation de service public (DSP) était détenue par l’ancienne compagnie maritime, la SNCM. Lors des périodes estivales, celle-ci a bénéficié d'une aide au titre du "service complémentaire", soit une "compensation financière annuelle d'environ 40 millions d’euros" versée par la Collectivité Territoriale de Corse (CTC).
Se considérant victime d'un préjudice et disant subir une concurrence irrégulière en période de pointe, la Corsica Ferries avait décidé de poursuivre la Collectivité en justice. En 2013, la Commission européenne avait déclaré ces "aides publiques incompatibles avec la liberté de la concurrence dans le marché intérieur". Un an plus tard, elle avait ordonné "la restitution de ces aides illégalement versées".
"L’Etat a été le principal initiateur, j’allais dire le principal bénéficiaire en sa qualité de principal actionnaire de la SNCM à l’époque, a déclaré lundi, face à notre caméra, Gilles Simeoni. Il a donc été le principal initiateur et le principal bénéficiaire du service complémentaire. Il doit être aujourd’hui solidaire et responsable de la condamnation qui a été prononcée."
Échange de courriers
La missive du préfet Lelarge fait également référence à une lettre datée du 5 novembre que le représentant de l'État a reçue de Gilles Simeoni et dans laquelle ce dernier lui indiquait que la somme due ne serait pas inscrite au budget supplémentaire de la CdC.
Dans ce même courrier de trois pages publié mercredi par Corse-Matin, on apprend que le président du Conseil exécutif a lancé deux "procédures contentieuses" à titre conservatoire : une mise en demeure préalable pointant "la responsabilité de l’État dans la mise en œuvre de la DSP illégale", ainsi qu’une plainte déposée devant la Commission européenne pour "violation du traité de fonctionnement de l’Union européenne".
Une plainte qui, selon Gilles Simeoni, "doit conduire l’État à ne pas mettre à exécution la condamnation prononcée à l’encontre de la CdC".
Ce a quoi Pascal Lelarge répond : "L’analyse des experts des services de l’État compétents en la matière conduit à écarter la possibilité d’un sursis à exécution du fait de la plainte que vous auriez déposée devant la Commission européenne." Pour l'État, cette plainte ne serait pas suspensive.
La réaction des élus
Derrière cette partie de ping-pong épistolaire, on assiste à un énième bras de fer entre le préfet de région le président de l’Exécutif. "Depuis 1982, il n'ya pas eu un événement aussi grave à l'Assemblée de Corse, confie Jean Biancucci, conseiller territorial Fà populu inseme. Par ce comportement, le préfet et le gouvernement veulent nier la question particulière de la Corse."
Dans l'opposition nationaliste, on critique l'attitude de l'État mais aussi de l'Exécutif. "La méthode est à l'image du dossier : mauvaise", a réagi à notre micro Jean-Christophe Angelini ce jeudi matin. Pour le chef de file du groupe Avanzemu, "monsieur Simeoni a fait une erreur de forme assez grave. Au plan de la méthode, il n'aurait pas dû, trois jours avant la session, prendre seul une pareille initiative. Quant à l'État, je pense que sur la forme, mais aussi sur le fond, son attitude ne correspond pas à la réalité historique du dossier."
Pour Jean-Martin Mondoloni du groupe Un soffiu novu, le procédé est sans surprise. "Quand vous écrivez une lettre au préfet le lundi, il vous répond le mardi, explique l'élu de droite. Cette réponse du représentant de l'Etat ne pouvait être que d'ordre réglementaire. Il y a une obligation, sauf à ce que nous produisions un budget insincère, qui ne passera pas au contrôle de légalité, d'inscrire cette somme. En revanche, il ne faudrait pas que ça serve d'écran de fumée qui serve à masquer d'autres difficultés, notamment la structure budgétaire de la Collectivité qui est en train de partir en biberine (sic) et sur laquelle nous réclamons des discussions de fond."
Du côté de Core in Fronte, le discours est différent. "Nous constatons que l'État a toujours la même politique, indique Paul-Felix Benedetti. Il cherche à mettre en difficulté la logique économique de la société et de la Collectivité de Corse. Aujourd'hui, nous n'avons pas les moyens de payer 90 millions d'euros comme ça, du jour au lendemain. Il n'y a donc pas la possibilité d'inscrire cette somme au budget. (...). Il y a le droit et la logique. La logique est d'attendre une décision européenne pour contester ce paiement demandé par la justice française. On peut se demander s'il n'y a pas une instrumentalisation pour mettre la Collectivité en grosse difficulté au niveau de ses finances. Si l'on utilise cet argent, on va être obligé de le retirer de l'aide aux communes."
14.000 euros d'intérêts par jour
Pendant que le Conseil exécutif et État se renvoient la balle, les intérêts de "l’indemnisation de préjudice" due par la CdC à la Corsica Ferries ne cessent de grimper. D’après Pascal Lelarge, "l’inéxecution de ce versement génère 14.390,60 euros d’intérêts supplémentaires par jour de retard".
Fin octobre, à Matignon, Gilles Simeoni avait rencontré Jean Castex pour notamment évoquer ce dossier sensible. Dans la foulée, Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, avait indiqué que l'État était disposé à accepter un étalement du paiement de la somme. Ce que le préfet Lelarge mentionne dans sa lettre.
Selon nos informations, des discussions seraient toujours en cours entre l’Exécutif de Corse et le cabinet du Premier ministre pour tenter de trouver une solution de sortie. Pour l'heure, ce feuilleton juridique semble loin d'être terminé...