Le 16 décembre 1982, la première édition du Corsica Sera est diffusée sur FR3 Corse. Désormais entièrement réalisé dans l’île, le journal régional ouvre une fenêtre supplémentaire aux différents acteurs de la vie publique insulaire : politiques, syndicalistes, sportifs, artistes… Comment ont-ils vécu l’arrivée de ce nouveau média basé sur l’image ? Quel a été son impact sur la société ? Nous leur avons posé la question.
Ce 16 décembre 1982, à 19h20, quand le regretté Jean-Marc Leccia prend l'antenne du tout premier Corsica Sera, l'île entre dans une nouvelle ère médiatique. Un moment historique né de la création de l’antenne de FR3 Corse après de longues années de tractations. Auparavant, les reportages - parfois approximatifs et folkloriques - concernant l'actualité insulaire étaient réalisés par FR3 Marseille.
Quelques jours avant les fêtes de Noël 1982, une nouvelle page audiovisuelle et décentralisée s’ouvre avec l’apparition de ce JT régional. Du lundi au samedi, chaque soir, la société corse a désormais rendez-vous avec son reflet dans le poste de télévision. Une petite "révolution médiatique" à laquelle sont notamment confrontés les hommes politiques, surtout ceux de la toute jeune Assemblée de Corse, créée en août 1982. Une institution dont faisait partie Jean Baggioni, l’une des figures de la droite dans l’île :
"J’ai apprécié la présence d’une télé régionale car j’ai considéré que le rapport entre l’élu que j'étais et le public était plus complet et d’une proximité exceptionnelle, confie l’ancien président du Conseil exécutif (1992-2004). Il n’y avait pas que l’expression et le sentiment ; il y avait l’image, la gestuelle, et tout cela concourait à une meilleure connaissance à la fois des personnes et des sujets traités. J’ai apprécié que nous ayons une vision complétée par la description d’un environnement : une salle de réunion, un hémicycle, un lieu de rencontre, une manifestation sont mieux décrites par l’image que par le verbe."
"On ne mesurait pas la rapidité de la technique"
Dans les années 1980, malgré quelques épisodes tumultueux pour certains journalistes de la chaîne, la présence des caméras de FR3 Corse s'accroît sur le terrain pour couvrir l’actualité. Les politiques doivent alors adapter leur communication en fonction du média télé dont les formats des reportages sont soumis à des contraintes de temps.
"C’était nouveau pour tout le monde, se souvient Paul-Antoine Luciani, cadre du Parti communiste et ancien conseiller territorial et municipal d’Ajaccio. Mais nous n’avons pas appris, nous sommes restés "nature" avec nos défauts et nos qualités. Au début, on ne mesurait pas la rapidité de la technique. Face à la caméra, il faut être beaucoup plus concis, beaucoup plus simple, et on a du mal à l’être au départ. On a tendance à être bavard et, ensuite, on se retrouve "coupé" au montage. Le plus important est donc d’être bref, d’utiliser des mots simples, sans avoir un discours trop théorique. Avant tout, il faut être compris."
"Tout le monde n’a pas la même réaction face à l’œil de la caméra, souligne de son côté Jean Baggioni. Il y en a qui sont terrorisés, il y en a qui sont indifférents et il y en a d’autres qui savent s’en servir. L’œil de la caméra, c’est l’œil du public, de l’auditoire. Par conséquent, le comportement, l’attitude physique que l’on a, l’expression à l’oral et la gestuelle conditionnent notre manière d’être face au regard du public qui n’est autre que l’œil de la caméra."
Au Sindicatu di i Travagliadori Corsi (créé en mai 1984), certains avaient répété leurs gammes médiatiques sur les ondes, notamment celles d’Alta Frequenza.
"C’était l’époque des radios libres et on passait chaque semaine sur Alta pour expliquer ce qu’était notre syndicat et ce qu’on faisait, rembobine Jacky Rossi, fondateur du STC. Du coup, les micros, ce n’était pas si nouveau pour nous. On avait déjà l’habitude. La radio nous a en quelque sorte préparé à la télé. Ensuite, c’est à partir de l’émergence de FR3 Corse qu’on s’est dit qu’il fallait organiser davantage de conférences de presse. En effet, pour nous et les autres syndicats, l’exposition a été plus forte. Cela a été notamment le cas lors des grandes grèves de 1989."
"Un grand changement "
Outre le monde politique et syndical, celui du sport se retrouve lui aussi régulièrement dans l’objectif des caméras du Corsica Sera. En ce début des années 1980, les journalistes de la rédaction couvrent les matches, notamment ceux du Sporting de Bastia qui évolue alors en Division 1.
C’est le début des comptes rendus en images. Une pratique qui était alors beaucoup moins développée qu’aujourd’hui.
"Nous n’étions pas habitués à voir des reportages télé sur les matches et surtout à voir tout ce qui se passait autour", explique Paul Marchioni, l'ancien capitaine du Sporting. Les jeunes ont alors pu suivre tous nos exploits."
"Par la suite, il faut le reconnaître, le club a grandi avec l’arrivée de FR3 Corse. Ça a changé pas mal de choses."
Paul MarchioniAncien capitaine du SECB
Après un intermède de deux saisons à l'OGC Nice, le défenseur revient jouer à Bastia en 1983, un an après la création du Corsica Sera. Il constate alors une "grosse différence" :
"Ça a été un grand changement. On est passé de rien à tout, avec un suivi quasi quotidien. C’était extraordinaire. Les journalistes venaient pour filmer les entraînements, on voyait les reportages sur le match du week-end. On n’avait pas l’habitude de parler devant les micros et les caméras. Au début, ça a été un peu difficile ; ce n’était pas forcément dans notre culture, puis on s’est mis au diapason. On a voulu aussi faire avancer les choses pour le club."
Selon Paul Marchioni, en matière de sport, l'émergence d'une télé régionale provoque une rupture avec la fin des années 1970 marquée par l’épopée européenne du SECB en 1978, date à laquelle les rares sujets sur l’actualité corse étaient encore réalisés par FR3 Marseille.
"Dans les années 1970, on avait très peu de souvenirs du club, fait remarquer l'ancien joueur bastiais. Presque tout se faisait par la radio et la presse écrite. Hormis celles des matches et surtout des buts, on a très peu d’images des coulisses, des vestiaires et de la vie du groupe. C’est dommage… Par la suite, il faut le reconnaître, le club a grandi avec l’arrivée de FR3 Corse. Ça a changé pas mal de choses."
"Un ballon d'oxygène extraordinaire"
Chez les politiques, le changement s’est davantage opéré dans la manière de communiquer à l’écran que de faire de la politique en tant que telle :
"En ce qui me concerne, expose Jean Baggioni, je n’ai pas fait de la politique autrement mais plus honnêtement. J’ai été plus réaliste, plus proche de ceux auxquels mon propos et mon image étaient destinés. Avec la télé, on ne triche pas ; c’est se faire connaître tel que l’on est. Vous ne pouvez pas devenir bon si vous êtes mauvais. Vous ne pouvez pas devenir souriant si vous avez un visage fermé. On est donc soi-même. Et il est bon d’être soi-même et d’être jugé pour ce que l’on est."
"On n’a pas changé notre façon de faire de la politique parce que la télévision arrivait, précise Paul-Antoine Luciani. La technique et les habitudes médiatiques sont venues progressivement. Nous étions surtout contents d’avoir cette télé parce qu’elle donnait la parole à tout le monde. C’est surtout ce droit à la parole qui reste le plus important. Car avant le Corsica Sera, nous étions absolument dépendants de la presse écrite et des photos, qu’il ne faut pas sous-estimer. La qualité des journalistes de FR3 et la nouveauté de l’outil ont été très importants pour la Corse. Cela a été un ballon d’oxygène extraordinaire."
"Tout le monde avait la parole sur FR3, soutient également le syndicaliste Jacky Rossi. Pourtant, à cette époque, certaines personnes de la chaîne étaient pourchassées. On ne leur faisait pas de cadeaux aux premiers journalistes de FR3. Ils ont très bien travaillé."
"La caisse de résonance du Riacquistu"
Poussé par l’élan du Riacquistu, le monde culturel prend lui aussi le wagon de la toute nouvelle télé régionale qui lui offre alors une double possibilité : allier l’image et le son sur un même support, soit les deux piliers essentiels à l’expression du spectacle vivant. Pour Saveriu Valentini, "la télévision corse a contribué au développement du culturel".
"La télé a été la caisse de résonance du Riacquistu, estime le poète et fondateur de la troupe "Teatru Paisanu" avec Dominique Tognotti. Le Riacquistu et la télévision se sont nourris l’un de l’autre. Ce mouvement culturel très fort avait besoin d’un miroir. La télé a eu la chance de naître à ce moment-là où il se passait énormément de choses. Cela a contribué à lui donner une identité propre."
En parallèle, dans le même temps, la langue corse commence aussi à investir l’écran.
"Au début, certains téléspectateurs n’étaient pas contents, se souvient celui qui a également été journaliste reporter d’images (JRI) à la chaîne de 1992 à 2010. Or, la langue apportait énormément à la télé. Après il y a toujours eu des puristes qui se plaignaient. Mais ce sont des détails. Le plus important était que la langue corse soit à l’antenne. Et elle l’y était de façon très normale ; on passait du corse au français."
Aujourd'hui, la pratique perdure sur l'antenne de France 3 Corse ViaStella. Elle s'est même développée. Cinq jours par semaine, deux journaux télévisés sont désormais réalisés en langue corse. Là aussi, les différents acteurs de la vie publique - dont les journalistes - ont su s'adapter à cette évolution.
Peut-être la preuve que la petite "révolution médiatique" née il y a quarante ans continue toujours de faire son effet sur la société insulaire...
Ci-dessous, le Memoria réalisé par Lionel Luciani et Vanessa Culioli sur l'histoire du Corsica Sera :