La décision de ne pas engager de poursuites disciplinaires contre le président du tribunal correctionnel d'Aix scandalise Me Paul Sollacaro, qui parle d'insulte à la profession d'avocat. Et pointe du doigt de supposés calculs politiciens.
"J'ai laissé faire en confiance. Persuadé qu'on ne pouvait pas me donner tort. J'ai été naïf." Maître Paul Sollacaro ne cache pas sa déception à la suite de la décision de Matignon de ne pas sanctionner Marc Rivet, le magistrat qui l'a expulsé d'une salle d'audience, en mars dernier.
Mais derrière la déception, on sent très vite bouillir la colère. Pour l'avocat du barreau de Nice, la manière dont toute l'affaire s'est déroulée, jusqu'à aujourd'hui, est scandaleuse. Sur le fond autant que dans la forme. Et il n'hésite pas à parler de "complot".
Passe d'armes
Retour rapide sur l'incident à l'origine de l'affaire. Nous sommes le 11 mars 2021, dans la salle du tribunal correctionnel d'Aix-en-Provence. Au programme, un dossier de trafic de drogue. Me Paul Sollacaro demande la disjonction du cas de son client, malade du Covid. Le président, Marc Rivet, s'y oppose fermement. Le ton monte entre les deux hommes. À tel point que le magistrat demande aux forces de l'ordre présentes de faire évacuer l'avocat de la salle, une décision rarissime. Le magistrat décidera ensuite de juger l'affaire sans les avocats de la défense, sortis du prétoire en soutien à leur confrère.
L'affaire fera grand bruit, bien au-delà du palais de justice d'Aix-en-Provence. La profession se mobilise à travers le pays. Jean Castex saisit l'Inspection générale de la Justice.
Le 9 septembre dernier, six mois plus tard, les conclusions de Matignon sont enfin rendues publiques..."Après avoir pris connaissance de la totalité du dossier, du déroulement des faits et du comportement de tous les protagonistes, et tenant compte de l'apaisement de la situation, le Premier ministre a décidé de ne pas donner de suites à caractère disciplinaire".
Régression
"Je suis consterné", commente Me Sollacaro. "C'est une insulte faite aux avocats. Un manque de considération pour l'ensemble de la profession, une régression totale des droits de la défense". Pour l'avocat ajaccien, la décision de Jean Castex pourrait faire jurisprudence, avec de graves conséquences.
"Cette décision autorise désormais l'usage de la force à l'encontre d'un avocat. Ils en rêvaient, Rivet l'a fait... À partir d'aujourd'hui, un magistrat qui n'apprécie pas ce qu'un avocat lui dit, ou qui n'aime pas les avocats, comme c'est le cas pour monsieur Rivet, pourra le faire expulser. Et au final, c'est le client, qui a besoin d'être défendu, qui va trinquer".
Ils en rêvaient, Rivet l'a fait.
Mais il n'y a pas que le fond de la décision qui choque l'avocat. La forme le laisse pour le moins dubitatif. "Je suis surpris de la manière dont la décision a été diffusée. On avait relancé Matignon régulièrement, pour savoir où le dossier en était. J'avais moi-même écrit à Jean Castex fin août, sans réponse. Et au final, on apprend la décision dans le Journal Officiel. On parle d'un dossier sensible, qui a suscité une grande émotion chez les avocats et certains politiques ! Pour moi, Matignon a voulu faire passer ça en catimini. Et je ne peux m'empêcher d'y voir une forme de mépris".
Manipulation
L'annonce de la décision a suscité de nombreuses interrogations chez Maître Sollacaro. Jusqu'à ce mercredi 15 septembre. Pour l'avocat, les nouvelles du jour ont apporté un tout nouvel éclairage sur l'affaire. "Ce matin, en lisant la brève de BFM TV, j'ai compris"... Le site révèle en effet que les syndicats de magistrats, au printemps dernier, avaient demandé deux enquêtes sur d'éventuels conflits d'intérêts sur des dossiers dans lesquels serait intervenu le garde des Sceaux. Et l'un des deux est le dossier Sollacaro.
Selon BFM, les syndicats de magistrats voyaient dans la saisie de l'Inspection générale de la Justice "la signature d'Eric Dupond-Moretti, un très proche de Me Sollacaro".
Jean Castex parle d'apaisement, mais d'apaisement entre qui et qui ?
Incontestablement, Eric Dupond-Moretti et Paul Sollacaro se connaissent. Interpellé à l'Assemblée Nationale au lendemain de l'affaire d'Aix par le député des Républicains, Antoine Savignat, à ce sujet, le garde des Sceaux n'avait pu répondre personnellement, arguant qu'il avait été l'avocat "d'un des protagonistes de l'affaire". Mais l'avocat ne décolère pas. "Il a été désigné avocat de ma famille, parmi d'autres, dans le dossier de mon père [Me Antoine Sollacaro, assassiné le 16 octobre 2012 à Ajaccio - NDLR]. Quelques temps avant d'être nommé ministre. Ce n'est pas ça, être très proche !"
Mais ce qui énerve le plus maître Sollacaro, c'est n'avoir jamais eu vent de cette plainte des magistrats, alors qu'il était le premier concerné. Il en est désormais certain, c'est elle qui expliquerait la décision de Matignon de ne pas sanctionner Marc Rivet. "Dans la brève de BFM, on apprend aussi que le 2 juillet dernier, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République a rejeté la demande des syndicats. Un camouflet pour les magistrats. Alors, pour détendre le climat, Castex a rejeté aussi la plainte qui me concernait !"
Pion
L'avocat en est persuadé, il a été utilisé comme un simple pion, sacrifié par Matignon pour complaire aux magistrats, alors que les tensions avec le gouvernement sont récurrentes depuis de longs mois : "Dans la décision rendue publique concernant mon dossier, Castex parle "d'apaisement de la situation". Mais d'apaisement entre qui et qui ? Si c'est entre les avocats et les magistrats, c'est n'importe quoi ! Il y a 60.000 avocats qui sont scandalisés par cette décision. Si c'est entre les magistrats et le gouvernement, c'est différent. En tout cas, ça expliquerait pas mal de choses..."
Maître Sollacaro en est persuadé. Cette décision, si Jean Castex ne fait pas marche arrière, devrait mener à une véritable guerre entre avocats et magistrats dans les prochains mois.
Une chose est sûre, la profession risque fort de ne pas rester silencieuse devant la décision de Matignon. Pour le président du Conseil National des Barreaux, Jérôme Gavaudan, "reconnaître et accepter officiellement qu'en France, on puisse expulser manu militari un avocat d'une salle d'audience est inacceptable et très inquiétant." Le CNB devrait communquer, de manière officielle, dès vendredi, au sortir de son assemblée générale.
La première salve d'une nouvelle passe d'armes ?