Dossier insécurité (3/3) : reportage au cœur du quartier des Cannes, à Ajaccio

Le quartier des Cannes, à Ajaccio, peut pâtir d’une mauvaise réputation, et a d'ailleurs été au cœur de l'actualité ces derniers mois. Si les habitants reconnaissent l’existence du trafic de drogue, ils assurent aussi que cela ne résume pas la vie de leur quartier. Loin des idées reçues, portrait d'un quartier qui garde espoir.

L’espace est à peine visible depuis la rue. Seul le haut des tonnelles en bois et une tache verte au milieu des barres d’immeubles attirent le regard.  

Divisés en 50 parcelles, les jardins familiaux du quartier des Cannes, à Ajaccio, font la fierté de nombreux riverains. “En été, les gens nous donnent des tomates, on repart toujours avec un petit quelque chose. C’est la solidarité”, explique Ramzi El Karnichi, habitant des Cannes depuis 14 ans.  

Lancés en 2011, ces petits lopins de terre rencontrent un franc succès et une liste d’attente a été créée. À 92 ans, Antoine Brisset-Silo, est le responsable de l’espace. S'ils sont nombreux à le présenter comme “la mémoire” du quartier, “Silo” préfère être désigné comme “le doyen des jardiniers”.

Selon lui, l’aménagement a “donné un petit coup de jeunesse au quartier”. Un quartier qu’il n’a jamais quitté et qu’il a vu évoluer au fil des décennies. “Au début il n’y avait qu’une dizaine de maisons. À partir de 1957, ils ont commencé à construire et il n’y a qu’à voir ce qu’ils en ont fait. 

Grands ensembles et inondations 

Les maisons ont laissé place à de grands ensembles. La zone est inondable et dans les années 1970, les immeubles sortent de terre sans prise en compte des risques et sans réflexion autour de la vie citoyenne. S’y croisent propriétaires, locataires de logements privés et de logements HLM de toute origine.  

Si les Cannes auraient pu ne jamais changer, les grandes inondations de 2008 provoquent un électrochoc sur les pouvoirs publics. Un an plus tard, un programme de rénovation urbaine est lancé par l’agence nationale de la rénovation urbaine (Anru) à Ajaccio. Planifié jusqu’en 2020, il comprend une trentaine de chantiers pour 135 millions d’euros d’investissements.  

Les Cannes opèrent leur mue. “Rien que sur le quartier, il y a eu 40 millions d’euros d’investissements. L’espace a été complètement refondé avec la barre Mancini ouverte en deux, un réseau d’eau souterrain refait, des bassins de rétention, tout cela permet à l’eau de s’évacuer beaucoup plus vite. On n’a plus jamais revécu l’épisode de 2008, souligne Charles Voglimacci, adjoint au maire d’Ajaccio notamment en charge de la politique de la ville. Et puis il y a eu la construction de la maison de quartier ou encore de l’agora.

De “quartier de veille active” à “quartier prioritaire” 

Populaires, Les Cannes ont intégré, le 1er janvier dernier, la carte des quartiers prioritaires de la politique de la ville avec la Rocade Nord (Bodiccione, A Mandarina et Alzo di Leva). Une carte restée inchangée depuis 2014 et qui désignait la zone “quartier de veille active”. En clair, Les Cannes rencontrait des difficultés, mais ne remplissait pas officiellement les caractéristiques d’un quartier prioritaire.  

Cela va nous permettre d’accéder à des moyens financiers complémentaires à ceux de droits communs, explique Charles Voglimacci. Grâce à ça, nous envisageons d’améliorer les alentours de la maison de quartier, de donner un petit coup de jeune aux jardins familiaux et de construire un nouveau bâtiment au niveau de l’ancien collège des Padules, vétuste, qui accueille actuellement la maison des associations du quartier. 

En tout, plus de 4.000 habitants ajacciens résident désormais dans un quartier prioritaire. Ils étaient 2.400 entre 2014 et 2024. Durant cette période, seuls deux quartiers étaient classés prioritaires, Les Salines et Les Jardins de l’empereur. Ce dernier est sorti du dispositif cette année.  

"On n'en est pas comme certains quartiers du continent"

Néanmoins, la carte de la politique de la ville n’est pas la priorité des habitants du quartier. Président du conseil citoyen des Cannes, Jean-Jacques Poggi voudrait “que l’on parle de [son] quartier avec une autre image”.  

Il regrette que seules les actualités liées au trafic de drogue fassent les gros titres de la presse insulaire. “On focalise beaucoup là-dessus mais la drogue, il y en a dans tout Ajaccio, il n’y en a pas qu’aux Cannes. Ici les gens vivent, les appartements se vendent. Ce n’est pas comme certains quartiers du continent, on n’en est vraiment pas là”, soutient-il.  

En août dernier, la réputation des Cannes a une nouvelle fois été entachée après que deux agents municipaux ont été menacés de mort par des dealers selon la municipalité d’Ajaccio. Une vague d’indignation gagne le quartier et une manifestation pour “dire non au trafic de drogue” est organisée.

Alors que la mobilisation touche à sa fin, quelques individus scandent “Arabi Fora”. Un tag relatant les mêmes propos est tracé sur un des murs du quartier. Un épisode “mal vécu” par Jean-Jacques Poggi qui vit aux Cannes depuis 55 ans. “Je ne pense pas qu’il y a du racisme ici. Comme beaucoup de quartiers populaires, la mixité fait qu’un vivre ensemble s’est créé automatiquement. 

Les rondes des policiers 

En réponse, en octobre, le procureur de la République d’Ajaccio, Nicolas Septe, annonce la mise en place d’un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD). “L’objectif aujourd'hui est de traiter prioritairement le quartier des Cannes sur un aspect judiciaire prioritaire, avec des opérations de police judiciaire qui seront menées, des contrôles d’identité renforcés. Très clairement, l’objectif est d'interpeller les trafiquants de produits stupéfiants", avait alors indiqué Nicolas Septe.  

Lancé pour une durée initiale de trois mois, ce GLTD pourrait être reconduit en fonction des résultats observés. “Nous devrions avoir un retour concret fin février. C’est une décision que je salue car c’est un outil très intéressant qui permet de mettre tous les acteurs autour d’une même table", souligne l’adjoint à la politique de la ville.

"Concrètement les principaux responsables des polices municipale et nationale sont en contact tous les jours. Pour réussir il faut penser à l’intérêt général et cela passe par l’échange et la complémentarité entre les services. 

Un dispositif bienvenu pour certains habitants. “Les rondes, on les voit. Ça tourne beaucoup, que ce soit la police municipale, la police nationale ou les CRS. Le point de deal qui était concerné par les incidents, apparemment, ça s’est calmé. Mais c’est toujours pareil, les trafics, vous les chassez d’un endroit, ils réapparaissent ailleurs, affirme Jean-Jacques Poggi. Les problèmes souvent c’est une minorité mais qui fait beaucoup parler d’elle et la majorité on ne la voit pas, ceux qui travaillent, ceux qui font.” 

"Je sais les amalgames qu’ils font entre les voyous et les musulmans” 

À Binda, sur le terrain de foot en terre, Francis Thierry est seul à décorer les murs d’enceinte. Bombe de peinture à la main, il s’applique à dessiner des petits joueurs au pochoir. Le geste est lent, soigneux. “En dessous, je vais faire des cibles. Comme ça, ça décorera un peu et ce sera utile pour les entraînements”, sourit-il.

Il s’occupe du club JSA, pour Jeunesse Sportive Ajaccienne, implanté dans le quartier depuis 43 ans. La structure compte 180 adhérents, exclusivement des enfants, jusqu’à leurs 17 ans. “Ils viennent du quartier, des villages, de partout. C’est un club familial avec un projet sportif qui comprend de la rigueur et de la discipline, ça amène de la joie de vivre et de la vie dans le quartier”, se félicite Francis Thierry.  

Sur le terrain se croisent toutes les origines. Et de mémoire d’éducateur, aucun problème n’a jamais eu lieu sur le terrain de foot Binda. “J’ai toujours de bonnes relations avec tout le monde. On parle de racisme, moi je ne comprends pas. Tout ça, c’est lié à un petit groupe de jeunes qui sont dans la drogue, qui ne travaillent pas. Peut-être qu’ils ne peuvent pas faire autrement, je ne sais pas. Je ne connais pas le fond du problème, parce que je ne fais pas de politique et je ne veux surtout pas en faire. Mais je sais l’amalgame qu’ils font entre les voyous, qu’ils soient français ou autres, et les musulmans. 

"On a changé de société"

Si pour les deux acteurs associatifs rencontrés, le racisme ne semble pas avoir prise aux Cannes, un phénomène ne facilite pas la vie du quartier : la réduction du lien social. “Hormis les enfants de l’entraînement du soir, le stade est pratiquement tout le temps vide", regrette Francis Thierry.

"Les enfants ne viennent plus. Ils ne viennent plus à 16 heures avec leur ballon même s’il n’y a pas d’entraînements. C’est fini. Même pendant les vacances le stade reste vide. Ils ne viennent plus. Avant ils venaient, ils me demandaient la permission et ils rentraient et ils se faisaient plaisir… Il y avait beaucoup, beaucoup d’enfants. 

On a changé de société”, complète, fataliste, le président du conseil citoyen des Cannes. “On est bien à la maison, il y a la télé, l’ordinateur, les jeux vidéo, on tombe dans le piège comme tout le monde. On est happé par tout ça.

Et face à ceux qui pourraient considérer leur quartier abandonné, il énumère les infrastructures et services publics à disposition des habitants : “une médiathèque, une maison de quartier, deux crèches, un tissu associatif très actif”.

Dans l’espoir de voir son quartier aussi vivant que quelques décennies plus tôt, il invite chacun “à sortir et aller voir” ce qui s’y passe.

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