Les quartiers sud de la ville ont été brutalement mis sous les projecteurs en ce début d'année, après qu'une rixe a provoqué une manifestation d'ampleur à Paese Novu, pour dénoncer un supposé climat d'insécurité, sur fond de tensions communautaires. Nous sommes allés à la rencontre de celles et ceux qui y vivent au quotidien, afin de recueillir leur sentiment.
"C'est la bielle, ça. Un bruit pareil, ça vient du truc qui relie la bielle et le vilebrequin. Avec un peu de chance, ce n’est pas trop grave. Faudra juste que tu changes les coussinets. Mais aussi bien, ce n’est pas ça. Et ça va te coûter un bras.". Gilles souffle bruyamment, et s'appuie sur la selle de son énorme moto. Le diagnostic de son ami André ne le rassure pas.
Depuis plus d'une demi-heure, les deux sexagénaires ont fait rugir le moteur de la grosse cylindrée au pied d'une des tours de Paese Novu, sans que cela ne semble émouvoir le voisinage, malgré l'heure matinale. André hausse les épaules : "y a toujours du bruit, ici. Et les murs des apparts sont en papier crépon. Alors c'est comme si on vivait tous les uns sur les autres".
Deux dames d'un certain âge, tenant un petit garçon par la main, sortent de l'immeuble qui nous fait face et adresse un signe de la main à nos deux bikers du dimanche; Gilles nous adresse un clin d'œil. "Quand je vous le disais, que tout le monde s'aime, à Paese Novu".
Le quartier, en ce début d'année 2024, a fait la Une des journaux. Et pas pour des raisons très glorieuses. Gilles en rigole. "Comme toujours, non ? Vous en avez souvent entendu parler en bien, de Lupinu ou de Paese Novu ?"
Poussée de fièvre
Le 13 janvier dernier, plusieurs centaines de personnes se réunissaient sur la pelouse du city-stade de Paese Novu pour dénoncer "un climat d'insécurité et de violence" dans les quartiers sud de Bastia. À l’origine de ce rassemblement, dont on ignore le nom des organisateurs, mais qui était encadré par le mouvement identitaire Palatinu, une rixe entre un jeune Corse et plusieurs personnes d'origine maghrébine, sur le parking d'un centre commercial.
Il y a quelques années, ça s'étripait tous les trois jours sur le port de Toga, et on n'a pas vu de manifestation dans le quartier
Gilles
La sphère politique s'est brièvement emparée de la question. Pendant ce temps, les réseaux sociaux ont été le théâtre d'un affrontement entre le camp des "wokistes" et le camp des "fascistes", selon les termes utilisés le plus souvent par chaque camp pour qualifier l'autre...
Il nous a semblé nécessaire d'aller, sur place, recueillir le sentiment de celles et ceux qui y vivent, afin de mieux comprendre de quoi cette poussée de fièvre pourrait être le symptôme.
Gilles et André, eux, ont vu cela de loin. André vit à Saint-Joseph, et il n'a retenu de tout cela qu'une seule chose : "le rassemblement s'est passé dans le calme, alors que je pensais vraiment que ça allait castagner". Mais Gilles a passé les trente dernières années de sa vie ici.
Pourtant, ce jour-là, il est resté chez lui. Et n'a pas prêté une grande attention à toute cette affaire. "Paese Novu, Paese Novu, Paese Novu, on a entendu que ça pendant dix jours. Comme si on était un quartier de sauvages. Si ça n’avait pas concerné les quartiers sud, on n'en aurait pas fait tout un foin. Il y a quelques années, ça s'étripait tous les trois jours sur le port de Toga, on n'a pas vu de manifestation dans le quartier... Et nous, on a vu débarquer les fachos, et trente camions de CRS."
Méfiance
Ce qualificatif de "facho", Marie* le balaie d'un revers de main. Elle aussi vit dans le coin, et elle n'est pas du tout d'accord avec Gilles. "On les a vus repointer le bout de leur nez, les bien-pensants, après la manifestation de Paese Novu. Les ligues de droit de l'homme, les gauchos, les élus... On dénonce quelque chose en lien avec l'immigration, et tout de suite, on est des fachos. Ils me dégoûtent, tous, à nous critiquer".
Marie pose ses cabas de courses au sol, et prend quelques secondes de réflexion avant de continuer : "bien sûr qu'il y avait des racistes. Mais ce n'était pas la majorité des gens. La plupart, c'est juste des habitants du quartier qui en ont marre".
Avec les nouveaux, c'est pas pareil. Ils vivent entre eux, on dirait même qu'on les dérange
Marie
Pour la trentenaire, qui travaille dans un commerce pas très loin du lieu où s'est déroulée la rixe, le problème, c'est le communautarisme. "Moi j'ai grandi ici, et il y en a toujours eu, des gens d'ailleurs, dans le quartier. Des Arabes, des Portugais, et puis un peu de gens des pays de l'est... On se connaissait, on se parlait. Avec ceux-là, les nouveaux, ce n’est pas pareil. Ils vivent entre eux, on dirait même qu'on les dérange".
"Ceux-là", ce sont les immigrés venus du Maghreb. Les gens que nous avons rencontrés se défendent, tous, de faire preuve de racisme. Et rien ne permet de douter qu'ils sont sincères. Mais au détour d'une phrase, d'une expression ou d'un regard, chez quelques rares interlocuteurs, on peut sentir une vraie hostilité.
Hervé*, chauffeur de bus, passe tous les jours par la route Royale, qui traverse Paese Novu. Et dans son bus, il voit défiler, en miniature, tout le quartier. "Bien sûr qu'il y a du racisme, mais ni plus ni moins qu'ailleurs. On le sent parfois, mais pas parce que les gens s'insultent, ou se battent. On sent la méfiance".
À l'arrêt de bus, Hasna attend le prochain, pour descendre chez le dentiste, avenue de la Libération. Quand on lui demande si elle ressent cette méfiance, la dame, âgée d'une cinquantaine d'années, sourit longuement, avant de répondre : "non, moi je m'entends avec tout le monde. Y a pas de problème, dans le quartier. Pas de problème". Un flou qui caractérisera la plupart des propos que nous tenterons de recueillir auprès des habitants du quartier issus de l'immigration, comme s'ils craignaient que, peu importe ce qu'ils diraient, leurs propos ne viennent encore attiser les tensions.
Amalgame
Quand on demande aux habitants de Paese Novu si l'insécurité, soulignée lors de la manifestation, est plus présente qu'avant, la réponse est non, pour la majorité d'entre eux. "Il y a de l'incivilité, bien sûr, des portes cassées, du bruit à n'importe quelle heure... Des gens qui vous tapent dedans dans la rue et qui ne s'excusent même pas. Mais je ne parle pas des étrangers, je parle même des jeunes Français et des Corses. Ils sont même pires parfois. Ils ne disent pas bonjour alors que certains jeunes Maghrebins, ils sont bien polis. Faut pas tout mélanger", lance Paul-Antoine, avant de passer la porte d'Histoire de Fringues, la boutique solidaire ouverte par l'association Opra sur la route de l'hôpital.
C'est loin d'être la guerre, Paese Novu. Ce n'est pas le 9.3. ou la Castellane
Cassandra, qui fume une cigarette, appuyée au mur, n'est pas vraiment d'accord. "Il y a de la drogue, beaucoup de drogue. Et ce n'est jamais bon, pour un quartier. Moi, j'ai des voisins qui vivaient au-dessus de chez moi et qui, le jour où ils ont eu des gosses, ont déménagé du côté de Furiani. Ils avaient peur de les élever ici".
Fanny travaille à la recyclerie qui fait face à la boutique, et qui a aussi été ouverte par Opra. Elle a longtemps vécu sur le continent, dans un quartier défavorisé, et est rentrée vivre ici il y a trois ans. La banlieurisation de la Corse, elle n'y croit pas : "mon quotidien, ici, est très, très loin de ce que j'ai vu là-bas".
Son collègue, tee-shirt de métal symphonique sur le torse, opine du chef : "C'est loin d'être la guerre, Paese Novu. Ce n'est pas le 9.3. ou la Castellane".
Alors que l'on s'apprête à rejoindre la rédaction de France 3 Corse, on croise François, 74 ans, qui affiche un sourire goguenard en voyant le sigle de la télé sur notre voiture. "En ce moment, on en voit beaucoup, des journalistes...". Quand on lui demande ce qu'il pense des récents événements du quartier, il hausse les épaules. "Ça va faire comme d'habitude. Tout le monde va s'exciter, les élus vont tous donner leur avis, prendre position sur les problèmes actuels, mais personne ne prendra la peine de nous dire ce qu'il va faire pour changer les choses. Et dès demain, ça recommencera comme avant. Ou pire".
Retrouvez notre reportage télé :
Dossier Insécurité 1/3
La Corse est-elle en proie à une délinquance grandissante ?