Depuis la mi-mars, et l'instauration du confinement dans le pays, l'une de nos journalistes raconte ses journées. Ce jeudi, il est question de masque en chaussette et de reconnaissance faciale.
► Retrouvez le chapitre 42 :
Chapitre 43 : Si même le téléphone dit "ce n'est pas toi !"
J’ai suivi un tuto pour confectionner un masque sans couture à partir d’une chaussette. Trois minutes, montre en main. J’étais tellement fière de moi que j’ai descendu un étage pour montrer ma bobine à Nicolas. Quand il a ouvert la porte (j’avais sonné très fort) et qu’il a vu le bandeau qui me couvrait une partie du visage, j’ai senti comme une lueur de désespoir dans ses yeux (ou peut-être était-ce de l’indifférence). Pourtant, j’étais super fière de mon masque bleu marine !
Dans l’inconnu ?
Sans doute que Nicolas avait dû repenser à la reconnaissance faciale de son téléphone qui ne s’enclenchait pas avec le masque. Il en avait fait l’expérience le matin même en retournant pour la première fois à son travail, depuis le début du confinement.Son entreprise tourne au ralenti, lui - comme l’essentiel des salariés des bureaux - est passé en télétravail doublé d’un chômage partiel. Là, mon voisin avait besoin d’un contact direct avec le domaine opérationnel. Besoin d’arroser les plantes aussi!
Le bureau, c’est aussi le « chez soi » qu’on se fait pour travailler, lieu où l’on laisse ce qui doit (normalement) y rester avant de rentrer à la maison. Depuis plus d’un mois, les repères de Nicolas ont changé. Aucune de ses journées ne commence par un départ, et, celui d’hier, qui constituait en même temps un retour, avait un goût particulier, même si mon voisin savait qu’il ne ferait que passer dans l’entreprise. Aujourd’hui, en y retournant dans ces locaux qu’il a quitté du jour au lendemain, urgence de la situation oblige, il y a de nouvelles habitudes à mettre en place, ce n’est pas anodin.
Quand il est passé chez moi, à la mi-journée, après son aller-retour de quelques heures, Nicolas paraissait heureux de ce qui s’apparentait déjà à une coupure dans son quotidien de confinement (tout son corps le disait).
Les conf-call, comme il les appelle, il en a régulièrement avec ses collègues. Il n’empêche, cette visite semblait l’avoir soulagé, comme si tout ce que la situation avait dématérialisé assez brusquement, était redevenu concret. On imagine, je pense, difficilement, ce que le cerveau a dû encaisser en terme de reconditionnement. Avec les réalités différentes du vécu de chacun. Dans une même entreprise, il y a ceux qui ont continué à être physiquement présents au travail, ceux qui ont travaillé de leur domicile ou encore ceux qui n’ont pu être maintenus dans leur activité.
Pour chaque cas, j’ai entendu des difficultés et des souffrances. Je veux dire, de vraies souffrances, même pour ceux qui, bien que maintenus dans leur poste salarié, n’avaient pas de tâche affectée. On parle régulièrement avec Nicolas de l’enjeu d’une reprise humainement bien gérée, au-delà de l’impératif économique. C’est certainement après que jaillira tout ce qui a été contenu durant cette période.
Avec ou sans ?
En tout cas, quand Nicolas m’a raconté sa visite à l’entreprise, je n’ai d’abord pas compris s’il avait mis son masque ou pas. Sans doute que ce point de fuite marquait un certain imbroglio dans sa tête à ce propos. Je crois que, pour traduire, on pourrait dire qu’il s’est clairement demandé quelle était l’implication de cette marque des temps dans le relationnel de l’entreprise, au-delà de ce qu’exige la situation sanitaire.On sait bien que l’on doit porter un masque, aussi bien pour protéger les autres que pour se protéger soi, mais, une fois que cela est dit, doit-on penser que c’est aussi simple à appréhender en terme de relation à autrui? Je crois que la question s’est posée de manière concrète dans la tête de Nicolas lors de cette visite. Il a tellement tourné autour du sujet que j’ai fini par lui demander, « mais tu l’as mis ou pas, ce masque ? » (les locaux sont grands, il n’y a pas foule dans les bureaux). Il a répondu « oui », comme si, en le disant, il réalisait qu’il avait franchi le pas.
Même celui en tissu censé me faire voir milles étoiles, il ne l’a jamais porté jusqu’à présent (ndrl : voir épisodes précédents) ! Alors, oui, ça y est, Nicolas a enfilé un masque, un de confection industrielle. Il m’a raconté qu’il avait demandé au préalable à notre ami infirmier quelle était la procédure, pour que cette gestuelle dont il n’a pas l’habitude soit la plus optimum possible. Il n’avait pas envie de rendre l’usage de ce nouvel attribut caduc.
Mon voisin est toujours très rigoureux et appliqué dans ce qu’il fait. Il m’a même décrit le déroulé de son retour en voiture, le retrait du masque et ses mains qui se posent sur le volant qu’une fois désinfectées. De temps en temps, du haut de notre balcon, on s’amuse à observer les gens masqués et gantés dans la rue. On compte les erreurs dans leurs gestes barrière. D’où la méthode que Nicolas s’est efforcé d’aller prendre à la bonne source. Et qu’il applique en analytique intuitif. Il a cette chance de savoir se conformer aux procédures sans précipitation.
Nicolas a donc mis un masque et son téléphone à reconnaissance faciale ne l’a pas reconnu. C’est grave, je vous dis ! Comment fera-t-il pour me joindre quand je lui aurai laissé un message urgent, à cause d’un problème de machine à laver ? Oui, je lui ai déjà fait le coup de la panne il y a quelques jours. Le programme qui s’arrête, cuve pleine, qu’il a fallu vidanger. Ne comptez pas sur moi pour le sang froid dans ce genre de situation ! Alors, j’ai appelé Nicolas, il a répondu, « je monte voir ». Voilà comment il s’est retrouvé installé devant mon tambour à imaginer un ingénieux système afin d’évacuer l’eau plus vite (et, tout ça, sans en mettre partout), opération de maintenance qui a eu le mérite de débloquer l’électronique. Il faut donc absolument que son téléphone le reconnaisse, même avec son masque, quand j’ai besoin de lui !
Je le regarde souvent faire, Nicolas, et je dois dire que je lui envie sa patience et son calme. Quand il va relire ce papier (il relit mes papiers tous les jours ou presque depuis un moment, soulevant les questions que je ne me pose pas toujours), il va me dire en souriant, «je t’ai sauvé la mise ». Comme un jour j’ai précisé que je ne parlerais de lui que lorsque cela s’imposerait – et que, dans le même temps, j’avais avancé que je redoutais la page blanche - il a donc traduit que je le ferais le jour où je n’aurais rien d’autre à dire, comme un sujet de secours. Il est mon intimité du moment, je n’allais pas en parler en simple bagatelle ! Alors, je lui ai précisé l’autre jour que je parlais de lui, non pas pour me sauver d’un manque d’inspiration, mais parce que tout ce qu’il est me touche. Il a dit, « je sais, je te taquinais ».
Il est 4h30 du matin quand je termine d’écrire ce papier. On pourra dire que j’aurais passé une partie de la nuit avec Nicolas. Qui, en fait, doit tranquillement ronfler sous mes pieds, un étage au-dessous. Vous savez ce que j’ai eu mille fois envie de faire dans notre programme de travail décalé ? Descendre sonner à sa porte, à une heure indue, pour le réveiller !