Le projet de loi, adopté en première lecture à l'Assemblée nationale, ne concerne pas seulement les associations cultuelles. Le gouvernement pourra punir plus sévèrement toutes les associations. Certaines, en Corse, y voient un moyen pour Paris de s'en prendre à elles plus facilement.
- On savait que l'on n'était pas en odeur de sainteté auprès du gouvernement. On est blindés, on a l'habitude, en ce moment il nous en tombe une sur la tête très régulièrement, depuis quelques temps. Mais là on a passé un nouveau cap, on est face à un durcissement tous azimuts...Emmanuelle Carli, trésorière d'Aiutu Patriotticu, est remontée contre la loi Séparatisme.
Même son de cloche du côté de Sulidarità. Thierry Casolasco, son président, est catégorique : le projet de loi est un coup porté, sciemment, aux militants corses.
- C'est un vrai recul, pour nous. Cette loi est faite pour lutter contre le terrorisme islamiste, mais on sent bien qu'il n'y a pas que ça. Regardez la situation : les statuts de DSP maintenus, la mise au mitard d'Yvan Colonna, le jeune [Matteu Giona - NDLR] qui passe au tribunal pour refus d'ADN, et maintenant cette loi séparatiste... Paris cherche à nous réduire au silence, et l'étau se resserre depuis quelques mois.
Dommages collatéraux de la lutte contre le séparatisme ?
les inquiètudes de Sulidarità et d'Aiutu Patriotticu pourraient sembler, de prime abord, exagérées.
Le projet de loi présenté à l'Assemblée nationale en première lecture mardi 16 février a pour but de mettre bon ordre dans l'exercice du culte musulman. En clair, circoncrire et punir les dérives extrémistes. On est loin de la défense des intérêts des prisonniers politiques corses, le combat que mènent les deux associations. Difficile de comprendre en quoi elles pourraient être concernées par ce texte.
Et pourtant.
Retrait des subventions, ou dissolution
Le projet de loi présenté par l'exécutif a d'abord pour but, selon lui, "de conforter le respect des principes républicains". Une ligne qui doit être adoptée par toutes les associations, pas seulement les associations cultuelles. Elles doivent signer un contrat d'engagement républicain. Et les choses sont claires : qui ne respecterait pas ces principes s'exposerait à un éventail de sanctions. D'un retrait des subventions à la dissolution pure et simple.
Le retrait des subventions ne concerne pas Sulidarità et Aiutu Patriotticu, qui ne bénéficient de toute manière d'aucune aide financière de l'Etat. La dissolution, en revanche, tout le monde peut être concerné.
D'autant que le projet, sur plusieurs points, entretient un flou bien pratique pour qui voudrait se débarasser de certaines d'entre elles, à en croire Emmanuelle Carli.
- Le respect de laïcité, l'égalité homme-femme, la dignité de la personne humaine, bien sûr, difficile de ne pas y souscrire, on comprend bien de quoi il s'agit. Mais quand l'exécutif parle de "sauvegarde de l'ordre public", il parle de quoi exactement ? On n'en a pas la moindre idée.Une occupation comme celle que nous avons organisée le 31 décembre dernier, désormais, pourrait être considérée comme un trouble à l'ordre public. Et coûter son existence au collectif...
Occupation du Trésor Public de Santa Maria è Sichè et conférence de presse de Patriotti. En présence de Pierre Poli...
Publiée par Collectif d'anciens prisonniers politiques corses sur Jeudi 31 décembre 2020
Pour thierry Casolasco, ça ne fait guère de doutes :
- Avec cette loi, ils pourront très facilement décider que nous sommes hors-la-loi, à la moindre de nos actions. Et nous dissoudre. On s'y prépare. S'il faut on montera une autre association en parallèle, pour reprendre nos activités rapidement, si l'Etat se mettait en tête de nous dissoudre.
Emmanuelle Carli pense, elle, que le futur s'annonce semé d'embûches.
-On fait régulièrement des tee-shirts pour financer l'association, ou pour réunir des fonds pour les prisonniers. Mais selon ce qui apparaîtra sur le tee-shirt ou le mug, l'Etat pourra désormais considérer que c'est une apologie du terrorisme ou une attaque contre l'ordre républicain, et nous dissoudre par décret.
Procès d'intentions ou lucidité ? Ce sont les prochaines années qui le diront.
Mais une chose est sûre, le texte suscite bien des inquiétudes au-delà de l'île, pour des raisons pas si éloignées de celles soulevées par les associations corses.
"Lois sécuritaires"
Le 6 janvier dernier, Claire Hédon, Défenseure des droits, était auditionnée par la commission spéciale de l'Assemblée Nationale. Et elle ne cachait pas certaines réticences devant le texte :
- Le renforcement des principes républicains passe uniquement par des mesures de caractère répressif. Le texte ajoute des contraintes et sanctions supplémentaires comme si c’était suffisant pour faire vivre et renforcer nos principes républicains. À l’instar de précédentes lois sur l’état d’urgence, il semble que la réponse apportée pour atteindre un objectif d’intérêt général, pour répondre à une demande sociale ou pour faire vivre des valeurs passe uniquement par de nouveaux interdits, de nouveaux contrôles, de nouvelles sanctions. L’action publique se replie alors dans la facilité apparente de la restriction des libertés.
?En direct devant l'Assemblée Nationale
— Greenpeace France (@greenpeacefr) February 15, 2021
Objectif du #PJLprincipesrepublicains ? Une loi bâillon pour renforcer le contrôle de l’ordre social selon les termes du @Defenseurdroits.
Nous sommes présents pour défendre les libertés associatives. pic.twitter.com/tIrR75pi8M
Deux semaines plus tard, le 21 janvier, une tribune était publiée dans Libération. Le texte était signé par une cinquantaine d'associations, telles que Anticor, Attac France, Droit au Logement, Greenpeace, ReAct, VoxPublic, mais également des universitaires, ainsi que le Syndicat de la magistrature et le syndicat des avocats de France.
Comment ne pas voir dans ces lois sécuritaires l’expression d’une défiance généralisée à l’encontre des associations et groupements de citoyens organisés pour faire entendre leur voix et agir pour l’intérêt général ?
Liberté d'expression
Plusieurs articles posent problème aux signataires. Rappel :
- L'article 6, qui prévoit que les associations recevant des subventions — donc de l’argent public — devront signer un contrat d’engagement républicain. Si ce contrat n'était pas respecté, les subventions leur seraient retirées, et elles devraient rembourser l'argent reçu précédemment.
- L'article 8, qui élargit les conditions pour prononcer la dissolution d'une association. Auparavant, cela sanctionnait des "manifestations armées dans la rue". Désormais, cela punira "des agissements violents contre les personnes et les biens". Ce ne sont pas que les occupations de trésorerie d'Aiutu patriottu qui sont menacées. Ce sont également Attac, Greenpeace et les innombrables autres associations qui multiplient les actions coup de poing pour attirer la lumière, et l'attention de l'opinion publique.
- Un autre article, un peu plus loin, considère que la teneur de certains commentaires sur les réseaux sociaux, même signés de simples followers, et non de membres de l'association, pourraient justifier la dissolution de cette dernière....
Tout le monde est en danger.
Emmanuelle Carli, d'Aiutu Patriotticu, voit dans ce projet de loi un recul certain. Et une menace pour la liberté d'expression.
- On ne parle pas qu'en notre nom. Les écologistes radicaux, les syndicalistes, tout le monde est concerné. Est-ce que, demain, on pourra encore bloquer un centre d'enfouissement pour exprimer son désaccord ? Rien n'est moins sûr. Tout le monde est en danger.
Nous avons tenté de joindre une dizaine d'associations environnementales corses, ou implantées en Corse. Aucune n'a donné suite à nos demandes d'interview.