Les métiers du droit : "Le doute, c'est quelque chose qui anime constamment les magistrats. Le jour où il n'y a plus de doute, il faut changer de métier"

À l'occasion de la Nuit du droit, le 4 octobre, dans tous les palais de justice de France, nous vous proposons de nous suivre dans les couloirs du palais de justice de Bastia afin de découvrir le quotidien des hommes et des femmes qui y travaillent. Aujourd'hui, Mélanie Martinent, juge d'application des peines et vice-présidente du tribunal judiciaire.

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"Ce que vous qualifiez d'erreur, c'est un crime. Vous en avez conscience ?"

L'homme à qui Mélanie Martinent s'adresse est âgé d'une soixantaine d'années. Il se tient droit, les mains jointes entre ses genoux. À l'énoncé de la question de la magistrate, ses traits se crispent légèrement. "J'en ai conscience, Madame le juge. J'avais envie de faire du mal à une personne, et j'ai fait du mal à tout le monde..."

Le détenu est assis derrière une table, au côté de son avocat, dans une salle du pénitencier de Casabianda. Il a été condamné pour avoir violé, durant sept ans, sa propre fille.

Réinsérer

Normalement, la juge d'application des peines bastiaise, ou JAP, se déplace jusqu'au centre de détention pour les audiences de ce type. Mais ce lundi, une formation prévue à Casabianda contraint la magistrate à entendre les détenus par visioconférence, dans une salle exiguë du tribunal de Bastia, où sont entreposés bonbonnes de gel hydroalcoolique et paravents de plexiglas, vestiges d'un temps pas si lointain où le Covid rythmait la vie du palais de justice.

Le détenu d'aujourd'hui est votre voisin de demain. La question qu'il faut se poser, c'est qui voulez-vous avoir comme voisin ?

Mélanie Martinent, JAP

Durant la matinée, Mélanie Martinent va voir défiler de l'autre côté de l'écran trois détenus qui demandent un aménagement de peine. Ce qui signifie qu'ils pourraient retrouver leur liberté avant d'être allés au bout de cette dernière.

Des mesures qui font grincer des dents, régulièrement, dans l'opinion publique, où certains y voient une clémence discutable.

La magistrate est habituée à cette rengaine.

Sans surprise, elle ne voit pas les choses de la même manière. "Aménager une peine, ça fait au contraire partie de l'exécution de cette peine. Ce n'est pas du tout un blanc-seing pour leur permettre de retourner à leur vie d'avant. Même s'ils quittent leur cellule, il y aura des contraintes horaires, des obligations et des interdictions."

L'argument, elle le sait, est moins audible lorsqu'il s'agit de crimes de sang ou d'agressions sexuelles, comme c'est le cas, la plupart du temps, à Casabianda.

Mélanie Martinent ajuste le col de sa robe de magistrate, et poursuit sa démonstration : "au bout d'un moment, les gens en auront fini avec la détention, quoi qu'il en soit. Il faut garder à l'esprit que le détenu d'aujourd'hui est votre voisin de demain. La question qu'il faut se poser, c'est qui voulez-vous avoir comme voisin ? Notre rôle c'est de préparer cette sortie, en s'assurant d'établir un maximum de garde-fous".

Vigilance

Alors que le deuxième détenu tarde à se présenter devant l'écran, on demande à Mélanie Martinent si, en Corse, l'insularité, et la proximité que cela induit, ne compliquent pas les choses. Particulièrement en matière d'éloignement de la victime.

"À Casabianda, la majorité des détenus ne viennent pas de Corse, et ils repartent la plupart du temps sur le continent. Quand ils repartent, on s'assure que ce ne sera pas près de l'endroit où ils ont commis les faits qui leur ont valu leur condamnation".

La peine est trop lourde pour celui qui est condamné, et jamais assez pour la victime

Mélanie Martinent

On rappelle à la juge d'application des peines qu'elle a aussi en charge la prison de Borgo, où les détenus sont souvent Corses. "Ce ne sont pas les mêmes délits qu'à Casabianda. Mais quoi qu'il en soit, là encore, je dois m'assurer qu'il y aura une distance suffisante. Pour cela, on met en place une interdiction de contact ou de paraître au domicile de la victime, mais aussi à son lieu de travail. On a tout un éventail d'autres mesures de sûreté, tels que le bracelet anti-rapprochement, ou le TGV, ou Téléphone Grave Danger, si on redoute un passage à l'acte physique sur la victime".

Le doute, toujours

Au final, même si elle s'appuie sur un copieux dossier constitué en amont, où sont répertoriés la condamnation, le casier judiciaire, les expertises et le rapport du SPIP, le Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation, c'est Mélanie Martinent, et elle seule, qui prendra la décision d'aménager ou pas la peine des détenus.

Cette décision sera rendue, la plupart du temps, dans un délai de trois semaines. Et parfois, c'est à peine suffisant. "Souvent, je me suis fait une opinion avant même le début du débat contradictoire, grâce au dossier circonstancié, qui donne une idée très précise de la situation du détenu. Mais il arrive que le comportement de l'un ou l'autre change la donne".

Alors la magistrate va tout réexaminer, relire ses notes, repasser dans sa tête l'audition. Parfois même chez elle, le week-end, lorsque le temps presse. Jusqu'à se forger une conviction. "Le doute c'est quelque chose qui nous anime constamment. Le jour où il n'y a plus de doute, il faut changer de métier", conclut la jeune femme en repliant sa robe sur son avant-bras, avant de quitter la salle. 

Réparer la société

"Je suis un pur produit de l'ascenseur social. Mes deux parents sont ouvriers", nous confie Mélanie Martinent quelques jours plus tard, dans son bureau au rez-de-chaussée du palais de justice de Bastia, alors qu'on lui demande de retracer pour nous son parcours.

Après avoir passé son bac, elle s'était dirigée vers des études littéraires, mais la faculté de lettres peinait à la séduire. "Les amphithéâtres bondés, ce n'était pas trop mon truc". Elle prend alors la décision de bifurquer, et de s'inscrire en droit. Et il ne lui faut pas longtemps pour trouver sa voie.

"Je savais que je serais juge. Tout de suite. J'aimais penser que je pouvais aider à réparer la société. Si j'avais été scientifique, je pense que je me serais dirigée vers la médecine".

Après cinq ans d'études, une année de préparation au concours, et 30 mois de formation à l'ENM, l'école nationale de la magistrature, à Bordeaux, elle enfile, pour la première fois, la robe de juge d'application des peines. À Châlon-en-Champagne, dans la Marne.

On imagine que le quotidien était moins animé qu'en Corse. Et on a tort.

"J'ai obtenu mon premier poste à l'époque de l'affaire Laetitia Perrais. Un scandale qui a fait le tour de France, et où les JAPs étaient en première ligne. Autant dire que ça m'a mise dans l'ambiance", se souvient Mélanie Martinent.

La réalité de notre métier, c'est bien plus que quelques dossiers qui peuvent parfois défrayer la chronique

Mélanie Martinent

On dn profite pour lui demander comment elle vit les reproches récurrents faits dans les médias et parmi la population aux JAPs, lorsqu'un détenu bénéficiant d'une remise de peine récidive.

"C'est compliqué, parfois. C'est aussi pour cela qu'il y a une volonté d'ouvrir les portes des tribunaux, pour rappeler que la réalité de notre métier, ce n'est pas que les affaires qui défraient la chronique. Notre quotidien, ce sont les infractions routières, le trafic de stups..."

Indécent

Devant la magistrate, un agenda, ouvert, sur lequel les demi-journées sont colorées de différentes teintes. Elle s'amuse de notre surprise. "En rouge, ce sont les audiences à Casabianda. En bleu, celles de Borgo. En vert, les audiences dans mon cabinet, et enfin, au crayon gris, ce sont les demi-journées où je siège aux audiences correctionnelles".

Mélanie Martinent est vice-présidente du tribunal judiciaire, et ses casquettes sont nombreuses. "Je ne sais pas combien d'heures par jour je travaille. Je dirais quarante-cinq heures par semaine, peut-être. On travaille souvent à la maison, il est difficile de laisser notre métier au bureau. Il y a une charge mentale, les dossiers continuent de nous trotter dans la tête. Ce sont des professions qui nous habitent, ça mouline toujours".

Parfois, je me dis que c'est complètement indécent de juger des gens à cette heure-là

Mélanie Martinent

En revanche, elle le reconnaît, ce rythme peut avoir des conséquences regrettables. "Quand on commence une audience correctionnelle à 14 heures, et qu'à 22 ou 23 heures, on est toujours là, c'est compliqué. C'est complètement indécent de juger des gens à cette heure-là. Nous, on est fatigués, c'est vrai, mais eux aussi. Comment ils vont pouvoir répondre à nos questions, s'expliquer dans de bonnes conditions ?"

Pourquoi ne pas choisir de renvoyer l'affaire à une date ultérieure ? "Si on renvoie, ça va être renvoyé à quelle date ? Les tribunaux sont surchargés. Alors cela signifierait de nouveaux délais d'attente, parfois très longs, pour le prévenu, et pour la victime. Aucune des deux options, quoi qu'il en soit, n'est satisfaisante".

Prévention

Être juge, ce n'est pas uniquement réparer la société. C'est aussi prévenir.

Sur un mur du bureau de Mélanie Martinent, on aperçoit une photo, en noir et blanc, du court-métrage 3919.

Un film qui aborde la question douloureuse des violences conjugales, à laquelle les magistrats et magistrates sont confrontés régulièrement.

Mélanie Martinent est à l'origine du court-métrage, avec deux de ses collègues, Aurélie Giocondi et Charlotte Beluet.

"C'était une volonté de se tourner vers l'extérieur, alors qu'on est parfois renfermées sur nous-même, au palais. C'est important de sortir et de parler au reste de la société. On s'en sert pour aller à la rencontre des plus jeunes, afin de débattre de cette question"

Le ministère de la justice a salué l'initiative, et a payé les droits nationaux, afin que toutes les juridictions puissent l'utiliser. Une vraie satisfaction pour Mélanie Martinent qui a constaté, au fil des ans, les bienfaits de la prévention...

Mélanie Martinent se lève, et s'excuse. Elle doit se rendre à l'étage, où un rendez-vous l'attend. On est vendredi, il est déjà 17h30, et derrière la magistrate, sur un coin de commode, quelques dossiers en souffrance attendent. Il y a fort à parier que le week-end qui s'annonce sera studieux...

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