Ce soir, l'équipe de France affronte l'Argentine pour une troisième étoile, en finale de la Coupe du monde au Qatar. Et on ne peut pas dire que ça soulève les foules en Corse. Nous avons tenté de compter les points entre les pro et les anti-Français, dans un match qui se déplace régulièrement sur le terrain politique.
Fallait-il, ou non, boycotter la coupe du monde de football au Qatar ? Le mois dernier, les élus du pays, du maire de la plus petite commune aux membres du gouvernement, rivalisaient d'arguments, et prenaient position sur la question. Du côté de la classe politique insulaire, en revanche, silence radio.
Sur l'île, la question des fans-zones, celle des écrans géants sur la place du village, ou encore celle, plus épineuse, du poids électoral de la susceptibilité des supporters tricolores au regard des droits de l'Homme et du réchauffement climatique, ne sont pas vraiment à l'ordre du jour. Et pour cause. Quiconque apercevrait une drapeau bleu-blanc-rouge devant un bar de Porto-Vecchio ou un poster de M'Bappé dans un commerce de Corte mériterait de gagner une peluche Footix.
En Corse, pour beaucoup, les Bleus, c'est le Sporting Club de Bastia, et pas les hommes de Didier Deschamps.
Indifférence
Cet après-midi, Lloris et les siens affronteront les Anglais sur la pelouse du stade Al Bayt, à Al Khor, au nord du Qatar.
Et la France, depuis une semaine, bruisse d'excitation. Les médias débattent sans fin du combat des chefs entre M'Bappé et Messi. Au troquet du coin, on commente le repositionnement gagnant de Griezmann. A la machine à café, on se demande si on devra racheter son maillot de l'équipe de France, demain. Avec une troisième étoile au-dessus du coq.
A Bastia, à quelques heures du coup d'envoi, l'enthousiasme est moins palpable. Jean-Paul, 46 ans, sort d'un bureau de tabac avec un exemplaire du quotidien l'Equipe sous le bras. Il regardera le match, "évidemment", et il est pour l'Equipe de France. Mais il le regardera chez lui, en famille. "Je ne savais pas qu'il y avait des endroits qui le diffusaient", lance-t-il, avec une moue dubitative, avant de rejoindre sa voiture.
Tout le monde était Roumain... Et pour le match suivant, évidemment, tout le monde était Albanais.
Sébastien, supporter de l'équipe de France
Dans plusieurs établissements du centre-ville, pourtant, les écrans plasma, accrochés au mur, diffusent les rencontres de la Coupe du monde 2022. Mais aucune communication n'est faite autour des matchs de Griezmann et ses coéquipiers. "On diffuse autant les matchs du Japon ou du Costa Rica que de la France", précise Eric, serveur, avec un sourire entendu. "Et les gens viennent voir ce qu'ils veulent". Après une pause, le trentenaire le reconnaît : "bon, c'est vrai, l'été, on met la télé dehors, et on accroche parfois une petite guirlande bleu-blanc-rouge. Mais c'est pour les touristes. Vous en avez vu beaucoup, vous, des maillots de l'équipe de France, depuis le début du mondial, à Bastia ?"
Hostilité
Sébastien, lui, n'est pas un touriste. Il est né à Bastia, il y a 26 ans. Ce qui ne l'empêche pas d'être supporter de l'équipe de France. Et cette hostilité qui ne dit pas son nom l'irrite franchement. "Les matchs de l'équipe de France, je vais les voir dehors, souvent, avec des amis. Mais si on marque un but, je ne me lève pas en hurlant de joie. On ne sait jamais qui est à la table à côté, et certains regards ne trompent pas. Je me souviens du premier match de poule de l'Euro 2016. France-Roumanie. On était dans un bar sur le Vieux port, et on était deux à être pour la France. Enfin, trois, avec le patron, heureusement !" s'amuse Sébastien. "Autour de nous, tout le monde était Roumain... Et pour le match suivant, évidemment, tout le monde était Albanais".
Quand on lui demande s'il enfile son maillot bleu durant les rencontres de la Coupe du monde, Sébastien hausse les épaules : "Ce soir, oui, je le mettrai. Mais sur mon canapé. Ce n'est que du foot. J'assume mes goûts, mais je ne vais pas aller me battre".
Léa est originaire de Toulon. Et elle est étudiante à Bastia depuis le début de l'année. "J'ai vite compris que c'était différent, ici. Avant même la Coupe du monde. Il suffit de regarder les inscriptions sur les murs". Le 22 novembre dernier, elle en a eu la preuve. Les hommes de Didier Deschamps débutent leur compétition face à l'Australie, et la jeune fille, avec deux amies, sort en ville, le drapeau tricolore peint sur la joue. "J'ai vite compris que c'était pas très malin. Je ne suis même pas allée jusqu'au bar".
Adrien, un de ses camarades, la retrouve en bas du boulevard Paoli. Lui aussi est supporter, "enfin, pas vraiment. Pour les grands matchs en tout cas...", et il est étonné de l'ambiance générale. "Franchement, on a l'impression de pas être en France. C'est pas comme si on nous menaçait, ou qu'on nous empêchait de mettre un maillot. Je pense que la plupart des gens s'en foutent. Mais c'est bizarre. Quand personne autour de nous semble s'intéresser à la Coupe du monde, ça refroidit un peu..."
Corse 1 - France 0
A la sortie de Bastia, au cœur de la zone commerciale, se trouve une enseigne nationale dédiée au sport. A tous les sports. Et en général, durant les grosses compétitions comme la Coupe du monde ou l'Euro, le chiffre d'affaires explose. Quand les Français sont de la partie. Pour autant, on arpente les rayons durant de longues minutes, entre vélos et raquettes de squash, sans apercevoir le moindre maillot de l'Equipe de France.
On a zéro demande de maillot de l'équipe de France. Zéro !
Bruno Testa, directeur de magasin de sports
"C'est normal, y en a pas, nous renseigne Bruno Testa, le directeur. Zéro. Comme pour le dernier Euro, et la Coupe du monde d'avant. Et pour cause. On a zéro demande. Allez, si, peut-être, une ou deux, pendant l'été, pour les touristes".
Et pourtant, admet-il, ils cherchent à nous les imposer, à Paris. On se bat en permanence avec les centrales. Nous on en veut pas !, on leur répète. Donnez les aux magasins qui en ont besoin, sur le continent. Ils en vendent par palettes !".
Au fond de la grande surface, au détour d'un rayon, on aperçoit quelques tee-shirts arborant le coq tricolore. Noyés au milieu d'un stock impressionnant d'équipement aux couleurs de la Squadra corsa. "Au début, je me suis battu pour imposer les tenues de la Squadra. Ils n'en voulaient pas. Et en deux ans, on a multiplié par six les commandes !"
Humilier
Pierre, lui, ne portera jamais un maillot tricolore floqué du nom de Giroud. Ni même de Zidane, ou de Platini. Comme beaucoup d'Insulaires, il est d'abord pour l'Italie. Cette année, elle n'est pas qualifiée, mais il regarde néanmoins la compétition avec intérêt. Il n'attend pas qu'une équipe gagne. Il veut juste que les Bleus perdent. "Moi, je suis pour n'importe quelle équipe qui peut les battre. Et si possible les humilier". Il affiche clairement son appartenance à la mouvance nationaliste, et ne comprend même pas que l'on puisse supporter la France, quand on est Corse.
Andria, assis à sa table, ne dit pas mot. Quand on lui demande s'il attend, comme les élus nationalistes le demandent régulièrement, que la Squadra corsa prenne part aux éliminatoires, pour tenter de participer à la Coupe du monde, il esquisse un sourire en coin : "personne y croit, à ça. Ca arrivera jamais. Mais ca n'empêche pas de supporter l'équipe de son peuple et basta. Même si c'est que pour des matchs de gala".
C'est comme en Italie, quand un supporter de Milan voit la Juve arriver en finale de la Champion's League, il lui souhaite la défaite. Il lui souhaite le pire ! Nous c'est pareil.
Marcu Maria
Les deux jeunes hommes reconnaissent qu'ils n'aimeraient pas que des supporters de l'équipe de France s'invitent dans "leur" bar pour regarder ce France-Argentine, mais qu'ils "ne feraient rien". Mais le regard qu'ils échangent semble signifier qu'ils n'en sont pas totalement convaincus.
Marcu Maria aussi est supporter inconditionnel de l'Italie. Et pourtant, en 2018, il a mit le cap vers la Croatie pour assister à la finale que disputait la France contre l'équipe croate. "Je ne voulais surtout pas prendre le risque d'être en Corse au moment où allait peut-être être célébrée la victoire de la France en Coupe du monde. Je ne voulais pas le vivre ici".
Pour autant, il en garde plus un souvenir de sale gamin potache que de militant politique.
"Il y plus de gens qui sont contre la France que quand j'étais jeune, on vit une époque où c'est un peu mac d'être contre la France, ça fait bien, et tant mieux. Mais c'était surtout rigolo, ça s'est fait sur un coup de tête. On ne reconnaît pas la France comme notre pays, c'est sûr. Mais au final, c'est du foot, on s'en fout. C'est plus épidermique que politique. C'est un peu comme en Italie, quand un supporter de Milan voit la Juve arriver en finale de la Champion's League, il lui souhaite la défaite. Il lui souhaite le pire ! Nous c'est pareil".
Cette année, il serait bien reparti. Mais l'argentine, ça fait loin.
Débordements
Tous ne sont pas aussi modérés. En 2018, le parcours des Français lors de la Coupe du monde en Russie est émaillé d'accrochages et l'altercations sur l'île. Sans surprise, après la finale, le 15 juillet, les tensions montent d'un cran.
Alors que Didier Deschamps et les siens l'ont emporté 4 à 2 face à la Croatie, les manifestations de joie dans les rues de Bastia ou d'Ajaccio tournent à l'empoignade, comme le rappelait Didier Rey, dans un article publié en 2019 dans une revue historique italienne, Nazioni e Regioni : "plusieurs incidents à caractère anti-français sont relevés : insultes (« Français de merde ! »), échauffourées avec des touristes accusés de manifester trop bruyamment leur joie et même quelques automobilistes arborant des drapeaux français pris à partie. Un drapeau français est incendié sur la place Saint-Nicolas. Déjà, la semaine précédant le match, des touristes avaient été pris à partie sur une plage bastiaise pour avoir exprimés leur soutien à l’équipe de France".
Joint par téléphone, Didier Rey s'empresse de compléter : "après plus d'un demi-siècle de relations compliquées entre la Corse et le Continent, soutenir l'Equipe de France ne va pas ou plus de soit.
Mais il me semble que certaines personnes, en Corse, se sentant - à tort ou à raison - en situation minoritaire au sein de la société insulaire, surtout depuis la fin de l'année 2015, surinvestissent leur attachement à l'Equipe de France. Ceci, clairement, en opposition au nationalisme corse".
Les raisons sportives ne sont pas les motivations principales des acteurs du moment.
Didier Rey, historien
Didier Rey conclut : "dans cette configuration, les manifestation de joie dans les rues insulaires - y compris, on peut le supposer, de la part de touristes continentaux - prennent une toute autre signification. La fête est d'autant plus ostensible que les raisons sportives ne sont pas les motivations principales des acteurs du moment".
Apparemment, il n'y a pas qu'au Qatar que la Coupe du monde revêt des enjeux politiques...