Pour réduire leur pollution dans l'air, de nombreux navires sont équipés de "scrubbers", systèmes de filtrage des fumées émises par le fioul lourd qu'elles utilisent. Depuis janvier 2022, elles ne peuvent plus rejeter en mer, à proximité des côtes françaises, les polluants émis par ce filtre. Corsica Linea a obtenu une dérogation. La compagnie assure qu'il ne s'agit que d'une solution intermédiaire, qui ne va pas durer.
En fin d'année 2021, les associations corses de défense de l'environnement le Garde et U Levante publient un communiqué commun : "La France autorise l'enfumage en milieu marin jusqu'en 2026". La compagnie Corsica Linea est directement visée. Récemment, le sujet a été abordé en séance publique à l'Assemblée de Corse.
L'affaire est un peu technique : depuis 2005, la convention internationale Marpol contraint les navires à limiter la teneur en soufre de leur carburant. Elle doit passer à 3,5% en 2012 et 0,5% en 2020.
Des filtres à fumée polluants
Pour s'adapter à cette norme, Corsica Linea équipe ses navires de scrubbers (en français : épurateurs), des filtres qui débarrassent les fumées d'échappement des navires d'une partie de leur pollution, notamment celle aux oxydes de soufre (SOx). Les navires équipés de scrubbers peuvent utiliser un fioul lourd à 3,5% ou plus (selon la nature de l'équipement). Les scrubbers à boucle hybride, comme en utilise Corsica Linea, permettent de rejeter en mer les eaux de lavage des gaz d'échappement, des effluents pollués.
A partir de janvier 2022, la loi change : "Les rejets, dans le milieu marin, d’effluents provenant des méthodes de réduction des émissions fonctionnant en système ouvert sont interdits à moins de 3 milles nautiques de la terre la plus proche dans les eaux sous juridiction française."
Concrètement, il n'est plus possible pour les compagnies qui opèrent près des côtes de rejeter en mer les effluents émis par leur système de filtration (3 miles marin correspondent à environ 6 kilomètres).
Plus de rejets d'effluents de scrubbers près des côtes
Mais quelques mois avant la mise en place de la loi, Corsica Linea obtient "à titre transitoire" une exemption à cette règle, jusqu'au 1er janvier 2026 au plus tard.
Comme le remarquent les associations le Garde et U Levante un alinéa est ajouté le 22 septembre 2021 au texte censé protéger les rivages français : "À titre transitoire, l’administration française peut accorder à un navire existant, effectuant des voyages réguliers entre deux ports, une exemption dont la durée de validité doit être limitée au strict minimum et ne peut excéder le 1er janvier 2026. La demande d’exemption doit démontrer l’impossibilité de se conformer à cette règle et indiquer la ou les solution(s) de mise en conformité retenue(s) et leur date prévisionnelle de mise en œuvre."
S'agit-il d'un passe-droit ? La compagnie s'en défend. "Lors du dernier trimestre 2020, le ministère des Transports a envisagé l’interdiction des scrubbers à boucle ouverte dans les ports français, et a interrogé les compagnies maritimes françaises sur ce sujet. Corsica Linea était l'une des rares concernées par ce sujet. En effet, toute la mer du Nord était déjà en zone SECA depuis des années, donc fonctionnant avec des scrubbers à boucle fermée. En Méditerranée, seule Corsica Linea est concernée", écrit Pierre-Antoine Villanova, directeur général de Corsica Linea dans un communiqué.
Petite explication : les scrubbers à boucle ouverte sont ceux qui permettent de rejeter les effluents polluants en mer. Ceux à boucle fermée stockent à bord les effluents et les traitent une fois à terre. Les zones Seca sont des zones de contrôle des émissions visant à réduire les émissions d’oxydes de soufre (SOx), d’oxydes d’azote (NOx) et de particules. La Méditerranée deviendra une zone Seca en 2025. Le 7 janvier, 25 maires de villes côtières demandaient dans une tribune que le processus accélère.
Corsica Linea, seule concernée
Pierre-Antoine Villanova poursuit : "Ce projet est arrivé en plein milieu de la crise COVID, pendant laquelle la compagnie venait de réaliser un Prêt garantie par l'Etat (PGE) de 30 M€ pour passer cette crise sans casse sociale. L’entreprise a donc simplement demandé à l’administration un délai, postérieur au remboursement de son PGE, pour mettre en place cette solution, qu’elle avait déjà prévu lors de la conception initiale de ses scrubbers hybrides."
Pour lui, ce n'est qu'une question de temps. La compagnie en aurait manqué, prévenue des nouvelles mesures en octobre 2020 pour une application en janvier 2022. Elle n'aurait eu que quinze mois pour se préparer.
Deux navires de la Corsica Linea sont déjà équipés d'un système à boucle fermée : le Nepita et le Vizzavona. Mais la mise en route du système est contraignante, elle dure environ 18 mois. "L’installation de ce genre de système se fait lors des arrêts techniques bisannuels des navires et doivent donc être programmés, y compris la phase d’ingénierie", rappelle le directeur général de la compagnie. Pour lui, la période actuelle n'est qu'une "phase d'adaptation".
"Je suis désolée mais c'est impossible à entendre, puisque nous associatifs, nous le savions", rétorque Muriel Segondy de l'association le Garde, qui avait donné l'alerte avec U Levante. "Les associations ont quand même participé à ces débats. L'Europe a interdit les scrubbers à boucle ouverte lors de la réunion de Londres et les suivantes, c'est vraiment de la mauvaise foi."
Il est vrai que dès 2019, l'Europe avait prévu d'interdire les scrubbers à boucle ouverte pour 2024. De nombreux ports en avaient fait de même. La compagnie corse ne l'ignore pas, elle dit s'être préparée à cette échéance. La loi a changé entretemps.
"Dans ces rejet des eaux de lavage des fumées, on trouve des contaminants métalliques, des particules fines, ultrafines, etc. Insiste Muriel Segondy. Ce qu'on avait dans l'air se retrouve dans l'eau."
"Ce qu'on avait dans l'air se retrouve dans l'eau."
Muriel Segondy, Le Garde
La porte-parole du Garde cite en exemple le Piana, de La Méridionale "le navire est équipé d'un scrubber à sec, ce filtre ne rejette rien ni dans l'air ni dans l'eau. Le produit qui se trouve à l'intérieur est traité à terre, nettoyé et recyclé. C'est vrai que l'investissement est très lourd, mais c'est faisable."
Lors de la dernière session à l'Assemblée de Corse, le 27 janvier 2022, Serena Battestini a posé une question ouverte sur le sujet, au nom du groupe Core in Fronte. Il s'agissait notamment d'obtenir des précisions sur les positions de l'exécutif de Corse sur le sujet, alors qu'une nouvelle délégation de service publique maritime (DSP) est en discussion.
Flora Mattei, présidente de l’Office des transports de la Corse a notamment répondu : "La Collectivité de Corse n’a pas participé à la décision qui a amené à accorder cette dérogation. Nous avons saisi la Commission centrale de sécurité du ministère de la Transition écologique pour faire toute la lumière sur cette dérogation. Les émissions d’oxyde de soufre retiennent toute notre attention d’autorité délégante. Nous demanderons une accélération de la conversion en scrubbers en boucle fermée à un horizon plus proche."
Pour s'adapter aux nouvelles normes en matière de pollution, Corsica Linea a équipé quatre de ses cinq navires de la DSP de scrubbers et La Méridionale l'un de ses deux navires. Les autres navires fonctionnant avec un carburant moins riche en soufre. C'est ce dernier choix qu'a fait Corsica Ferries, l'autre compagnie transitant entre la Corse et le continent.
En juillet prochain, Corsica Linea mettra en service un nouveau navire pour les liaisons Bastia-Marseille et Ajaccio-Marseille. Il sera équipé de GNL (gaz naturel liquéfié), permettant d’éliminer la quasi-totalité des émissions de soufre (SOx) et de particules, de réduire de plus 80 % les émissions d’oxyde d’azote (NOx) et jusqu’à 25 % les émissions de dioxyde de carbone (CO2) par rapport aux carburants maritimes actuels.