#InCasa : Que lire, que regarder pendant le confinement ? Les conseils de nos invités très spéciaux (Episode 12)

Chaque jour, des auteurs, corses, continentaux ou internationaux et des acteurs culturels concoctent un conseil pour nos internautes. Aujourd'hui, Marc Biancarelli nous vante les mérites de La Route, le roman post-apocalyptique de Cormac MacCarthy.

Le conseil de Marc Biancarelli : 


"Le livre que je conseille de relire, à l’heure où nous sommes tous confinés et que nous effleurons du doigt la probabilité d’en baver bien plus que tout ce qui était envisageable, c’est La Route, de Cormac McCarthy.
Je vais laisser de côté les goûts des uns et des autres, et les inepties analytiques qui interdiraient à un écrivain de marcher sur les voies qui sont les siennes, même si de prime abord elles paraissent inhabituelles et déroutantes aux lecteurs trop possessifs, et je dirai pourquoi ce livre me semble de circonstance, et même de quelle manière je le juge phénoménal.

Tout d’abord, et sans entrer dans la moindre justification, qu’il me soit permis de dire qu’il s’agit là d’un absolu chef-d’œuvre, et d’une leçon de pureté stylistique pour tous ceux qui ont quelques velléités à composer de malheureuses phrases littéraires.


 


La Route, contrairement à certains propos entendus, ça n’est pas qu’un livre sur la bonté, ou sur l’amour démesuré – et fondé – d’un père pour son fils, mais c’est aussi, et ça le demeure au vu de l’ensemble de l’œuvre du génie américain, une profonde plongée philosophique au cœur des plus sombres ténèbres qui nourrissent cette horreur fascinante que l’on appelle l’âme humaine.
Je le dis sans plus m’étendre, il y a pour moi du Shakespeare, et du Yeats, chez cet écrivain, et si vous me demandez pourquoi je vous dirai que je le sais, c’est tout, et que là n’est d’ailleurs pas le sujet.

 

La Route n'est pas un livre de Science-fiction. Il raconte l'histoire d'un temps qui n'est pas encore là

Le sujet, c’est que ce bouquin est celui qu’il faut lire à l’heure de remettre deux ou trois idées en place, non pas dans l’optique éventuelle de sauver le monde, ou notre espèce qui le mérite moyennement, mais plutôt en vue de commencer à nous préparer.
Parce que l’inéluctable est là, certains le savaient depuis longtemps, et d’autres, je parle bien sûr de McCarthy, ont su l’écrire. 

Libre à vous de ne pas me croire, mais j’ai personnellement toujours vécu avec la certitude que nous allions affronter ce jour de notre apocalypse, et je n’ai même jamais, au fond, pensé qu’à ça.
Le personnage du vagabond faussement nommé Elie, dans le livre, l’affirme avec toute la certitude que je ressens moi-même :

"Comment faites-vous pour vivre ?
Je continue, c’est tout. Je savais que ça allait arriver.
Vous saviez que ça allait arriver ?
Ouais. Ça ou quelque chose comme ça. Je l’ai toujours cru.
Avez-vous essayé de vous y préparer ?
Non.
Qu’est-ce que vous auriez fait ?
J’en sais rien".


 


Donc, désolé d’avoir à le dire sur un ton qui vous paraîtra peut-être cynique, imaginant que vous êtes vous-mêmes les défenseurs des bonnes valeurs à même de maintenir au mieux le pitoyable équilibre sociétal qui est le nôtre, je ne suis surpris par rien de ce qui se vit à l’heure actuelle.
Et le confinement, pour ennuyeux qu’il soit, ne me fait pas tant souffrir, parce que justement je suis prêt.
Il y a même des lustres que je nourris mon asociabilité en attendant, tel un survivaliste américain s’apprêtant à tourner dans Alone, que le jour vienne.

 

je ne suis surpris par rien de ce qui se vit à l’heure actuelle


Le soir, quand je m’endors, je fais toujours le même songe.
Je suis dans une vallée montagnarde quasi inaccessible que je connais et où je pêche la truite.
J’ai préparé un abri en pierres et en rondins et je vis là avec mon fils, que j’ai sauvé du désastre ambiant, et comme dans le livre de McCarthy, je ne cherche pas à savoir quelle était la cause de tout ça, je m’en fous pas mal, seul m’importe cet enfant et ma capacité à le protéger, le nourrir, lui montrer la voie.

Comme écrit Cormac dans son bouquin (oui, je l’appelle Cormac) :
"L’enfant était tout ce qu’il y avait entre lui et la mort".

 

Vous verrez s'ils sont gentils, vos voisins du dessus...

La conviction que j’ai, c’est que La Route n’est pas un livre de science-fiction.
Au contraire, il s’agit plutôt d’un livre d’Histoire, mais un livre qui raconte l’histoire d’un temps qui n’est pas encore là.
Mais qui le sera, à un moment plus ou moins proche, et même si l’on a un peu de bon sens : un moment qui se rapproche.

Nous avons eu Tchernobyl, Fukushima, nous avons maintenant de manière plus claire un sordide avant-goût de ce que sera cette chute de la civilisation, bien concrète, palpable, et nous commençons donc à entrevoir le déroulement des choses.

Nous sommes juste au début de l’histoire que raconte McCarthy, et La Route c’est un peu sa façon de nous « spoiler » ou, pour le dire en bon français une dernière fois, et avant que la lumière culturelle ne s’éteigne, de nous divulguer la fin de ce parcours collectif qui somme toute était bof.


 


Accessoirement, et même si ça vous fait une belle jambe, le livre raconte donc aussi ma vie future.
Dans la vallée, outre les truites et les anguilles, il y a des sangliers et des mouflons.
Nous tiendrons.

Des fois un marcheur opiniâtre – j’imagine un ami connaissant mon refuge – viendra partager un feu de camp.
Nous y rôtirons un hérisson, comme les derniers gitans de l’humanité, où partagerons un bouillon de cèpes et de girolles.
Oui, nous tiendrons parce que nous savions qu’il fallait s’y attendre, et qu’il fallait planquer des fusils et des cartouches pour le jour venu.

Des bastos à 21 grains, qui éparpillent, c’est mieux pour le combat à mi-distance, quand on n’a pas vraiment le temps de viser.
Des couteaux et du matériel de survie, des hameçons, du fil à pêche, des briquets. 
De l’allume-feu. Un flingue bien graissé, aussi – penser à épargner de l’huile et des chiffons – avec des balles, savoir où le récupérer en urgence.
Parce que la bienséance et la naïveté ne feront bientôt plus partie de la panoplie, je veux dire la société, l’Etat, toutes ces choses mortelles que certains imaginaient éternelles et immuables.

Comme ils se voient eux-mêmes immortels en allant faire leur jogging de débiles profonds, ou leurs courses, nonchalamment, dans des centres commerciaux hyper-infectés.

 

Nous sommes des ennemis et le resterons jusqu'à la fin

Les religions crétines et leurs orthodoxies, et les idéologies des tarés, ces dogmes qui nous parlent de croissance ou à l’inverse d’une répartition équitable voulue par une humanité généreuse et illuminée, de la fin ou du sens de l’Histoire, n’auront bientôt plus cours.

Que vous soyez Fukuyama ou Derrida, bientôt vos articles et vos livres ne serviront plus qu’à alimenter les maigres feux de cheminée de maisons froides et abandonnées, lézardées et définitivement décrépites, et squattées par des zonards ahuris, et totalement déglingués par la faim et les multiples viols qu’ils auront subis.

 

McCarthy dévoile la fin d'un parcours collectif, qui somme toute était bof


Le dernier monde, comme chez McCarthy, se résumera à sa plus simple expression, entre les bons – moi et le gosse, les quelques-uns qui trouveront grâce à mes yeux – et les méchants – tous les autres, les cannibales, ceux qui déjà aujourd’hui n’existent que pour nous les briser, nous apporter des contrariétés, nous atteindre de leur toxicité.

 



Dans La Route, il est dit la chose la plus essentielle à savoir sur le genre humain : nous nous dévorons dès que nous le pouvons.
Nécessité fait loi, mais pas seulement.
Il y a une nature en nous.
Nous sommes des ennemis et le resteront jusqu’à la fin.

Regardez nos villes, ces jungles où les nantis se repaissent de la pauvreté, regardez ces pauvres, qui se repaissent de leur sous-culture, et de la plus grande misère, ou la plus grande faiblesse d’autrui.
Regardez nos campagnes, où nous poussons les bornes du champ d’à côté.
Ceux qui en ont l’expérience savent qu’il n’est rien de plus hostile que deux chasseurs qui se croisent, deux pêcheurs convoitant la même rivière.

 

Attendez quand la bouffe viendra à manquer dans les supermarchés, vous verrez si j'avais tort de planquer des haches

Tout le reste, c’est de la rigolade.
Il y aura nous, quelques-uns, et tous les autres, avec qui il ne fera pas bon sympathiser, avec qui nous ne ferons pas bon ménage.
Attendez quand il ne s’agira plus seulement d’un confinement, attendez quand la bouffe viendra à manquer dans les supermarchés, cette fois-là peut-être pas, mais une autre fois, bientôt, et vous verrez si j’avais tort de planquer des haches, vous verrez s’ils sont gentils, vos voisins du dessus.

Les flics ?
C’est déjà des putains de matamores, ils ont la servilité et la tyrannie dans le sang.
Les milices du futur auront été à l’école des gouvernements déchus, elles en porteront encore l’uniforme, dans une sinistre parodie, une survivance macabre.

Tous ces types qui font de la muscu ?
Les racailles et les nouveaux hipsters shootés à la gonflette ?
Vous verrez si c’est pas des barbares en puissance.


 



Je sais, je suis pas Stallone. Pour faire partie des justes, j’en serai pas moins parmi les faibles.
J’en ai conscience.
Mais justement, le livre dit tout ce qu’il y a à savoir de ça.

 

Notre emprise sur l'environnement n'est qu'une insignifiance. Nous nous détruisons nous-même


Il faudra marauder, feinter, le temps de tenir pour le gosse, le temps de le mettre à l’abri, le protéger, lui montrer la voie.
Le temps qu’il apprenne, à être un juste, mais à être froid, à surmonter sa peur.
A la fin, je le sais, ces enculés auront ma peau.
Ils sont plus forts que moi, plus nombreux, ils ont toujours été plus nombreux. Je pourrai pas lutter, mais j’en emporterai deux ou trois avec moi.
Ils devront en payer le prix. Ne jamais s’approcher du gosse. Même pas le regarder.


 



Voilà, McCarthy, il énonce tout dans La Route.
Et nos absurdités fatales.
Nous vivons avec cette fausse croyance que nous détruisons la nature, et ne comprenons pas qu’il n’en est rien et que notre emprise sur l’environnement n’est qu’une insignifiance. Au mieux nous nous détruisons nous-même.

Et la nature, qui nous est immensément supérieure, accélère le processus de notre disparation inéluctable.
Elle n’a même pas besoin de le faire à dessein, elle ne fait que suivre son cours, de manière glaciale, implacablement patiente et sûre d’elle-même, si tant est qu’elle en ait une conscience.

 

Je vois déjà un Elon Musk en haillons détalant comme un rat dans les allées ravagées de la Silicon Valley, avec une meute de crevards affamés à ses trousses

Au moment où tout va nous arriver dans la gueule, nous repenserons aussi à ces milliards engloutis pour rien, pour n’importe quoi.
Et qui auraient pu nous permettre d’éviter une partie du désastre, de lutter contre la faim, ou d’anticiper sur les maladies qui vont nous crever.
Les milliards de la recherche spatiale, par exemple, parce que si vous ne l’avez pas encore compris je vous le dis, nous n’irons jamais sur Mars, nous ne partirons pas à la conquête de l’Univers.

Nous n’aurons pas le temps, et je le répète sous une autre forme mais l’Univers ne veut pas de nous.
La Terre elle-même est bien trop fatiguée et elle nous envoie ses messages.


 



Là ça devient audible, à moins d’être complètement con.
Donc Mars, Jupiter, oubliez.
Je vois déjà un Elon Musk en haillons détalant comme un rat dans les allées ravagées de la Silicon Valley, avec une meute de crevards affamés à ses trousses.
Il court Elon, les yeux exorbités par l’épouvante, et les dégénérés se rapprochent, raclant le macadam avec des sabres de fortune, taillés dans des tôles, des panneaux signalétiques.

Bon, ne vous faites aucune illusion, il ne sera pas seul à détaler.
On va tous courir, comme dirait plus ou moins Jamel, ce grand philosophe.

 

Les souverains du futur seront les descendants brutaux et ignares des plus grosses brutes que vous côtoyez déjà au quotidien.

Et tout ce en quoi nous avions cru n’aura plus vraiment d’importance à ce moment-là.
La sacro-sainte République une et indivisible ?
De mes deux.

Et l’indépendance de la Corse ?
Mais qu’est-ce qu’on en aura à branler.

Qui a jamais pu croire que ces foutaises avaient un sens ?
Il n’est pas à lutter pour des idées, non, ou des mythes, car le jour viendra qui nous mettra tous d’accord, et pendant que la France en sera revenue à l’avant Mérovée, en oubliant jusqu’à son nom, nous-mêmes seront confinés – oui, confinés – sur des nids d’aigle qu’il nous faudra protéger comme des chiens, à coups de barres de fer, de planches à clous, contre la horde des basses terres.

McCarthy écrit des bouquins pour la survie en milieu hostile


Perso je planterai des têtes sur des piquets, en bas de ma rivière, pour mettre en garde les intrus éventuels.
Pas forcément les têtes de connards que j’aurai dézingués, comme je l’ai dit je ne suis pas le warrior que j’aurais bien voulu être, mais vraisemblablement des tronches racornies que j’aurai sciées sur des macchabées morts du cataclysme, et desséchés-là depuis un bail et servant de décorations funestes, de bornes temporelles au chaos surgissant. 

Et la littérature, dans tout ça, me direz-vous, aura-t-elle encore un sens ?
Pourra-t-elle au moins nous servir de base pour la reconstruction future ?


 

 

Lisez La Route, pauvres fous, avant qu'il ne soit trop tard

Je crois que Jack London, dans une nouvelle intitulée La Peste Ecarlate, a déjà dit tout ce qu’il y avait à retenir de tout ça.
Et les souverains du futur seront les descendants brutaux et ignares des plus grosses brutes que vous côtoyez déjà au quotidien.

La littérature servira un temps de refuge aux derniers gentils, puis elle disparaîtra lorsqu’ils auront été égorgés, on l’oubliera comme le reste.
Et les bouquins qu’il restait à écrire, l’œuvre au noir qu’on laisse derrière soi ?
Rien à cirer, je vous le dis tout net, c’était en attendant. Et pour passer le temps.

Je n’ai jamais pensé qu’il y avait là quelque chose de fondamental.
Sauf d’avoir lu McCarthy.
Le temps d’un confinement.


 



Mais aussi bien avant, en sachant qu’il écrivait des manuels pour la survie en milieu hostile.
Et y décrivait au final des truites mieux que personne avant lui.

Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques.
Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir.

Qu’est-ce que je peux vous dire d’autre ?
Lisez-le, pauvres fous, avant qu’il ne soit trop tard."


Marc

 


 

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