Légion étrangère : un ancien détenu raconte son calvaire au "bagne" de Corte, cinquante ans après

Presque un mois maintenant que Michel Trouvain n'a rien avalé. Ancien légionnaire, le désormais septuagénaire se bat depuis des années pour médiatiser les tortures subies par les 400 internés du camp du domaine Saint-Jean, fermé en 1976. Des violences qui le marquent encore aujourd'hui.

Société
De la vie quotidienne aux grands enjeux, découvrez les sujets qui font la société locale, comme la justice, l’éducation, la santé et la famille.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "Société". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Lunettes de vue sur les yeux et imperméable bleu marine sur le dos, Michel Trouvain se repose comme il peu, assis sur un des canapés de son campement de fortune, au domaine Saint-Jean. En grève de la faim depuis le 14 septembre, il admet ressentir des vertiges passagers, et surtout une grosse fatigue générale, mais nie une quelconque baisse de motivation : "J'ai le mental solide. Je peux encore tenir".

Ex-légionnaire, le septuagénaire souhaite briser l'omerta sur les 400 hommes suppliciés de la Section d'Épreuve de la Légion Étrangère, à Corte, entre 1969 et 1976. Date à laquelle la section, alors connue pour "mater" les fortes têtes et les déserteurs, qu'on appelait "les disciplinaires", a été dissoute, et le camp presque intégralement démonté la même année.

Mais si les bâtisses ont en partie disparu, les souvenirs, eux, restent, des décennies après les faits. "Ils m'ont foutu en l'air 50 ans de ma vie", souffle Michel Trouvain. En 1973, il a passé huit mois et vingt-et-un jours au "bagne" de Corte. Il a alors 23 ans, et se rappelle des brimades, violences, et humiliations quotidiennes.

Brimades, humiliations et viols

"C'était pire qu'au temps de l'esclavage", tranche-t-il. 

Outre des travaux forcés - plus d'une dizaine d'heures par jour, tous les jours - , le septuagénaire se souvient de tâches "sans queue ni tête", qu'il cite pêle-mêle : "On avait une enclume de 70 kilos qu'on nous faisait mettre sur l'épaule, la reposer, la caresser d'une certaine manière, et puis recommencer. Il y avait aussi un pot de peinture à remplir à la petite cuillère en gardant les jambes droites...Et puis on devait briser des roches. Ça, ce n'était pas dur, mais on nous donnait une masse de 16 kilos, avec un manche abrasif. On finissait les mains écorchées et en sang."

Les yeux humides et la voix tremblante par émotion, Michel Trouvain raconte aussi des viols, fréquents.

Ce n'était pas humain ce qu'on nous faisait subir. Pour eux, on était pire que des moutons. Le chien était plus respecté que nous.

"Ce n'était pas humain ce qu'on nous faisait subir. Pour eux, on était pire que des moutons. Le chien était plus respecté que nous. On me faisait ramasser sa merde [sic] avec ma bouche. Résultat, à 35 ans, j'ai perdu toutes mes dents à cause de ça, parce que j'ai developpé une tumeur à la mâchoire supérieure et inférieure."

Des mauvais traitements qui auraient engendrés le décès de plusieurs légionnaires. L'un serait mort enmuré, oublié dans une des cellules. Un deuxième tabassé par des gardes pour ne pas avoir réussi à maintenir du bout des bras une poutre en guise de punition pour "mauvais comportement". D'autres encore dans des circonstances obscures et vite balayées dans les méandres de l'histoire.

Plusieurs fois, Michel Trouvain a tenté de s'enfuir. 

"Au début, il était prévu que je reste seulement trois mois. J'ai voulu m'évader une première fois, et ils m'ont donné trois mois de plus. Et puis j'ai réessayé un peu plus tard. Il avait neigé ce jour, plus d'un mètre vingt." Une seconde tentative qui se solde là encore par un échec : l'ex-légionnaire est rattrapé. "Ils m'ont frappé à l'arrière de la tête, et je suis tombé dans des barbelés. J'en garde encore une cicatrice sur la cuisse, et j'ai pris trois mois de plus.

Pour le "punir" d'avoir une nouvelle fois voulu "tailler la route", les officiers l'auraient alors forcé à "faire des tunnels" dans la neige, presque entièrement dévêtu : "Si je n'allais pas assez vite, le chien venait derrière moi et me mordait. Il l'a fait une fois, et après j'ai fait en sorte d'aller plus vite. Je suis resté là de cinq heures du matin à une heure de l'après-midi. Je ne sentais plus mes pieds."

Café, eau sucrée, et 20 kilos en moins

Le regard lointain, Michel Trouvain ouvre une nouvelle bouteille d'eau, l'unique boisson qu'il s'autorise avec le café. Seule entorse à son "régime" : depuis quelques jours, il y rajoute quelques grammes de sucre roux. "Au bout de quatre semaines, le goût de l'eau est devenu trop fade", se justifie l'ancien légionnaire. Un bon moyen aussi de regagner un peu d'énergie, après 27 jours sans rien à déguster, et 20 kilos de perdus.

"Certains soirs dans ma tente, il m'arrive de rêver d'une bonne entrecôte", avoue-t-il, provoquant le rire d'un compagnon venu lui rendre visite.

Depuis les premiers jours de sa grève de la faim, le septuagénaire peut compter sur l'appui de "plusieurs copains", de voisins, ou encore d'habitants du Centre-Corse ou de la région bastiaise sensibles à son combat.

Des hommes et des femmes qui lui adressent des messages de soutien via les réseaux sociaux, ou qui font le déplacement occasionnellement, régulièrement, et même pour certains quotidiennement. C'est le cas notamment de Bernard Ginas. Le retraité qui réside depuis des années aux abords du domaine Saint-Jean lui apporte chaque matin un café et un peu de conversation.

Pour moi, c'est une vraie tache pour l'armée française d'avoir osé traiter les gens comme ils ont été traités.

Lui-même ancien militaire, Bernard Ginas déplore un traitement "inadmissible" réservé aux ex-légionnaires. "Certains diront que c'est vieux, que c'est de l'histoire passée, mais moi je ne le vois pas comme ça. Ce qu'il y a d'encore plus de lamentable, c'est qu'on a tenté de tout cacher. Pour moi, c'est une vraie tache pour l'armée française d'avoir osé traiter les gens comme ils ont été traités."

"Je veux qu'ils payent"

Un soutien précieux pour Michel Trouvain, mais qui n'est pas suffisant : "Aujourd'hui, ce qu'il me faut, c'est plus que ça. Je n'ai rien contre la Légion dans son ensemble : ceux que j'attaque, ce sont les mandataires, mes tortionnaires. Et je veux qu'ils payent. Même s'ils ont 90 ans, je veux qu'ils soient condamnés, qu'un vrai jugement public, et pas à huis clos, soit établi. Ce n'est pas une reconnaissance financière que je demande, mais une reconnaissance officielle."

Pour ce faire, il appelle les forces politiques à se mobiliser à ses côtés. En commençant par les représentants insulaires : ce lundi 11 octobre, Michel Trouvain recevait justement, pour la première fois, le député de la 2e circonscription de Haute-Corse, Jean-Félix Acquaviva.

"Il a dit qu'il souhaitait la création d'une commission interne à l'Assemblée de Corse pour enquêter sur le camp." Une possible avancée, et l'envie, encore, une fois, d'y croire. "Si ça va directement au Sénat, ce serait encore mieux", glisse Michel Trouvain.

En attendant, l'ex-légionnaire entend bien continuer à perpétuer le devoir de mémoire. Aussi longtemps qu'il le faudra. 

Contactée à plusieurs reprises, la Légion étrangère n'a pas répondu à nos sollicitations.

Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information