Accents, prononciations... voici pourquoi les Alsaciens parlent différemment du nord au sud de la région

Partout en Alsace, l'alsacien se parle un peu différemment. Avec d'autres manières de prononcer les mots, ou certaines lettres qui changent. Rund Um vous emmène pour une balade linguistique, à la redécouverte de notre dialecte et de ses innombrables facettes.

Du nord au sud, et de l'ouest à l'est de l'Alsace, chaque dialectophone énonce avec conviction : "Ich redd wie mir de Schnàwwel gewàchse n'isch" (Je parle comme le bec m'a poussé). Une petite phrase d'apparence anodine, simple affirmation d'une indéniable identité linguistique. Mais à y regarder de plus près, elle est lourde de sens.

Elle annonce que cette manière de parler, dont il est question, diffère probablement de celle du voisin. Et rappelle que, si différence il y a, seule la forme du bec est en cause. Jolie manière de rabattre le caquet à tous ceux qui prétendraient qu'il existe d'autres manières de parler plus officielles ou plus élégantes. Mais elle exprime aussi implicitement la conviction que cette forme de bec-là est indubitablement celle qui produit l'accent le plus authentique… le plus beau ou le plus compréhensible.

Et effectivement, même pour une oreille non avertie, cette petite phrase sonne bien différemment, selon qu'elle soit prononcée du côté de Sarre-Union, de Truchtersheim, de Strasbourg, de Colmar ou de Ferrette. Mais… pourquoi ? Pourquoi les gens d'Alsace bossue disent-ils "perd" pour "cheval", quand les autres disent "pferd" ?

Pourquoi les Haut-Rhinois (et certains Bas-Rhinois) changent-ils les "e" en "a" ? Pourquoi le petit bonhomme en pâte levée, dégusté à la Saint-Nicolas, est-il un "männele" pour les uns, et un "mannala" pour les autres ? Pourquoi les Wissembourgeois transforment-ils certains "i" en "aï" ? Comment expliquer une telle diversité sur un territoire d'à peine 190 km de long sur 50 km de large ?

Une histoire linguistique très ancienne

Les linguistes ont établi différents parlers dialectaux alsaciens, répartis en plusieurs zones : le francique rhénan en Alsace bossue et le francique rhénan méridional dans la région de Wissembourg. Puis le bas-alémanique du nord, dans un grand secteur qui couvre le reste du Bas-Rhin et s'étend jusqu'au nord de Colmar. Plus au sud, le bas-alémanique du sud, et pour finir, le haut-alémanique, pratiqué dans le Sundgau, et en Suisse.

Pour expliquer toutes ces variantes, il faut faire quelques grands sauts vertigineux dans le temps. Selon Dominique Huck, professeur émérite en dialectologie et en sociologie linguistique de l'Université de Strasbourg, les racines de notre langue régionale pourraient remonter à deux ou trois millénaires avant notre ère. "Notre langue vient des tribus de Germains, raconte-t-il. Vers 3 000 avant Jésus-Christ, ils ont rencontré une autre population en Norvège. Un millénaire plus tard, les deux populations s'étaient mêlées, et on pense que notre langue a surgi ainsi."

Par la suite, ces peuplades se sont déplacées, et ont atteint l'Alsace. "On estime qu'aux alentours de l'an 0, certains de ces Germains étaient arrivés dans la région de Bâle", précise le dialectologue. Là, ils ont vraisemblablement côtoyé des Romains et appris à bien se battre. Leurs descendants sont probablement ces tribus qu'on appelle les Francs, les mieux organisées au combat.

Dans ce domaine, les certitudes absolues n'existent pas, et Dominique Huck veut rester prudent : "Plus tard, on parle de l'arrivée d'Alamans. On ne sait pas si d'autres Germains appelaient ces derniers des Alamans, ou si eux-mêmes se désignaient ainsi. Il reste toujours des débats autour de ces questions. Et c'est peut-être une erreur de désigner des langues et des peuples avec les mêmes termes."

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Sujet Rund Um en alsacien sous-titré ©France Télévisions

Toujours est-il qu'aux alentours du 5ᵉ siècle, diverses tribus germaniques, qu'on distingue aujourd'hui entre "Francs" et "Alamans", étaient présentes en Alsace. Et leur entente n'était vraiment pas cordiale. En l'an 496 ou 506, Clovis, le roi des Francs, bat les Alamans lors de la bataille de Zülpich (ou Tolbiac — une cité de l'ancienne Germanie, située près de l'actuelle ville allemande de Cologne).

Dans notre région, les vainqueurs "ont empêché les Alamans de s'étendre vers l'ouest. Ceux-ci ont donc dû rester là où ils se trouvaient, c'est-à-dire en Alsace, surveillés par des Francs postés au nord (grosso modo dans l'actuelle Moselle, l'Alsace bossue et la zone de Wissembourg). Ne pouvant pas dépasser les Vosges", les Alamans, très nombreux, se sont donc peu à peu étendus vers le sud, se répartissant dans toute l'Alsace, puis jusqu'aux Alpes. "Comme ils étaient nombreux, leur langue est devenue majoritaire. Et nous sommes les descendants de ces Francs et de ces Alamans qui se sont installés ici voici environ 1 500 ans" affirme Dominique Huck.

De grandes différences d'accents

Ces origines linguistiques s'entendent encore aujourd'hui dans des mots très simples, comme "pomme". Il se dit "appel" en Alsace bossue, "apfel" dans le Bas-Rhin, puis "epfel" plus au sud. "Vers l'an 1000, probablement tout le monde le prononçait uniquement avec un "p", estime Dominique Huck. Mais au fil de leurs déplacements, les groupes humains se sont séparés, et se sont mis à prononcer des mots un peu différemment. "On a encore un peu de francique rhénan, qui correspond au moyen-allemand, où on dit "appel". Et plus bas, on dit "apfel", une prononciation qui est passée dans le hochdeutsch, l'allemand standard.

Il existe aussi de fortes variations entre les voyelles. Mais aussi entre certaines consonnes. Ainsi le son "k" en début de mot, est "une ancienne consonne germanique qui, au sud du territoire, a subi un chamboulement pour devenir 'ch' ou 'kch'."

Cependant, l'explication détaillée de tous ces phénomènes n'est pas aisée. "La difficulté pour nous, c'est qu'il s'agit d'une évolution qui s'est produite à la fois géographiquement et dans le temps, rappelle Dominique Huck. Et il faut croiser les deux. On tente de réaliser des cartes, mais il est assez difficile de se faire une image précise d'une telle évolution où espace et temps se mêlent." Car une langue, tout comme des parlers locaux, reste un organisme vivant en constante évolution. Et faire des recherches archéologiques à son sujet est plus compliqué que de déterrer un fossile resté au même endroit durant des millénaires.

Des différences qui prêtent à sourire

Certains particularismes de l'alsacien sont d'ailleurs très émouvants, parce que particulièrement archaïques. Ainsi la diphtongue "uo", encore usitée dans le secteur d'Ebersheim (Bas-Rhin), dans des mots comme "schuol" (école) ou "schuoh" (chaussure), alors qu'aux alentours, on dit "schüel" ou "schüeh". "Ce sont de très anciennes diphtongues du germanique, précise le dialectologue. Elles remontent probablement au 1ᵉʳ siècle, on les retrouve dans des textes très anciens." Mais pourquoi ont-elles justement été préservées à cet endroit, dans quelques rares communes qui ne sont absolument pas à l'écart des grands axes ? Mystère…

Dans la région de Wissembourg existe un autre phénomène : certains "i" sont prononcés "aï". La plupart des Alsaciens diraient : "d'Wisseburjer Litt sin Wisseburjer" (les gens de Wissembourg sont des Wissembourgeois). Mais les premiers concernés, eux, disent : "d'Waïsseburjer Laït sin Waïsseburjer". "Cette transformation du 'i' en une diphtongue, on pense qu'elle vient de Bavière, car elle contourne la Forêt-Noire pour s'arrêter à Wissembourg" précise Dominique Huck. Mais là aussi, pourquoi ?

Les guéguerres entre locuteurs alsaciens sont anciennes. Et restent toujours bien vivaces. Pour certains dialectophones citadins, (les Strasbourgeois, pour ne pas les nommer), les autres — même au sein de l'Eurométropole — parlent "büürisch" (paysan). Pour bon nombre de Bas-Rhinois, les habitants d'Alsace bossue (et encore davantage les Lorrains) sont des "päckser", des "baragouineurs" au drôle d'accent (un accent nasillard, selon le sens premier du terme.) Or, pour les Haut-Rhinois, les "Päckser", ce sont les Bas-Rhinois. Allez comprendre.

Mais peut-être serait-il temps d'arrêter de nous tirer dans les pattes, et de simplement nous réjouir de nos différences. Car toutes contribuent à l'infinie richesse de notre langue régionale.

Initialement publié en novembre 2023.

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