Recep Tayyip Erdoğan a obtenu hier, dimanche 28 mai, 70,69% des suffrages dans les urnes strasbourgeoises pour le second tour de l'élection présidentielle. Un des scores les plus élevés en France. Explications de ce vote par la diaspora turque en Alsace avec Samim Akgönül, politologue.
Recep Tayyip Erdogan, 69 ans dont 20 au pouvoir, a remporté hier, dimanche 28 mai, le second tour de l'élection présidentielle en Turquie. Pour la première fois obligé de se présenter au second tour, mis en difficulté par son rival social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, le chef de l’État a finalement obtenu 52,1 % des suffrages contre 47,9%.
Comment a voté la diaspora turque d'Alsace, estimée à 70.000 personnes et traditionnellement conservatrice et pro-Erdogan ? Nous avons posé la question à Samim Akgönül, politologue et directeur du département d'études turques à l'Université de Strasbourg.
Une participation dans la continuité du premier tour
Avec 53% de taux de participation, en Alsace, la diaspora turque s'était déplacée en nombre lors du vote pour le premier tour des élections présidentielles et législatives, qui a eu lieu dans la région, du 27 avril au 9 mai dernier.
En Alsace, Recep Tayyip Erdoğan était alors arrivé en tête des suffrages au premier tour, à hauteur de 64%, soit 1% de plus qu'aux dernières élections présidentielles de 2018. En Turquie, le "Reis" recueillait 49,94% des voix contre 44,38% pour le candidat d'opposition Kemal Kiliçdaroglu.
Le second tour se place dans la continuité de ces résultats. Le taux de participation y a été de 54%, soit légèrement en hausse. Recep Tayyip Erdoğan a obtenu 70,69% des suffrages, contre 29,31% pour son rival. Un score "exceptionnel", "Un des plus élevés en France derrière Clermont-Ferrand (92%), Orléans (87%) et Lyon (87%)."
"Ce sont des résultats conformes, oui" explique le politologue, "la communauté turque d'Alsace est majoritairement conservatrice et pro-Erdogan, il y a encore progressé de 6 points lors de ces élections. On l'explique par la sociologie des migrations : depuis les années 1960, notre région reçoit des immigrés et des franges de la population plutôt conservatrices venues principalement d'Anatolie centrale et du nord-est."
La communauté turque d'Alsace est majoritairement conservatrice et pro-Erdogan. Ceci s'explique par la sociologie des migrations
Samim Akgönül, politologue
"Depuis les élections de 2014, où pour la première fois la diaspora a pu voter, nous avons donc une sur-représentation du vote conservateur nationaliste et une sur-représentation du vote pro-kurde par rapport à d'autres pays et à d'autres régions. En Angleterre, ou même à Marseille, la configuration n'est pas du tout la même."
Des résultats révélateurs de la diaspora turque donc, mais pas seulement. Ils sont aussi le miroir de la philosophie politique du Reis. "Il y a depuis dix ans, une déification croissante du leader. Erdogan a su convaincre les électeurs qu'il incarnait réellement l'État. Et comme en Turquie l'État est sacralisé, Erdogan l'est aussi. L'appareil d'État lui est entièrement dédié, l'appareil d'État travaille pour le parti et son leader. Aussi, a-t-il raison de dire que l'État lui appartient. En diaspora, l'appareil d'État est très fort, via les consulats par exemple, il y a de ce fait beaucoup de propagande."
Fracture sociale
Pour autant, ce vote fera date. "Il faut quand même souligner le score historique de Kemal Kiliçdaroglu, en Alsace comme en Turquie. Un candidat alévi (une branche minoritaire de l'islam, alors que la Turquie est principalement sunnite) et qui a eu le courage de le revendiquer, obtenir 48% en Turquie ou 30% en Alsace, c'est du jamais-vu. Cela montre que la Turquie est diverse, en mouvement. Cela montre aussi une réelle fracture sociale."
Il faut quand même souligner le bon score de Kemal Kiliçdaroglu, en Alsace comme en Turquie. Pour un candidat alévi, c'est historique
Samim Akgönül, politologue
Fracture qu'Erdogan n'a pas hésité à instrumentaliser. "Lors de la campagne présidentielle, le leader a beaucoup joué de ces clivages pour gagner. "Ceux-là sont des traitres, ceux-là sont des homosexuels". Les ceux-là ont bien mieux marché que les nous, rassembleurs, de son adversaire. Et particulièrement en Alsace."
D'autant que la diaspora pèse dans les résultats finaux. "Le vote de la diaspora représente 2% du corps électoral. Sachant qu'en moyenne le taux de participation y est de 50%, la diaspora compte pour 1%. Entre les deux candidats, à quatre points d'écart, oui, un point, c'est beaucoup."
Un durcissement probable
Ce troisième mandat sera, pour le politologue, sans conteste celui du durcissement. " Pour gagner, Erdogan a dû s'allier avec deux partis de l'extrême droite nationaliste et islamo- radicaux. Il va devoir le prendre en compte. Quant aux libéraux, l'AKP (AK Parti) avait dû jusque-là les garder sous le coude, désormais, il n'en a plus besoin. Il va s'en débarrasser."
"Je pense qu'il va fermer la parenthèse ouverte en 1923, celle de la République. 1923-2023, ça sonne bien. Les cinq prochaines années vont être difficiles pour la société civile. L'opposition va rapidement imploser, car elle ne repose sur rien d'autre qu'une alliance purement électoraliste. Ne reste plus que le peuple, les citoyens pour freiner cette tendance autoritaire, illibérale. Erdogan a tous les pouvoirs : judiciaire, exécutif et législatif. Et quand un seul homme a tous les pouvoirs, ce n'est jamais bon.'
Je pense qu'il va fermer la parenthèse ouverte en 1923, celle de la République.
Samim Akgönül, politologue
Sur le plan international aussi, le ton va changer. "L'alignement de la Turquie et de la Russie va être bien plus confortable, les liens amicaux avec l'Otan vont se déliter et le ton se durcir. De même avec le conseil de l'Europe qui a condamné la Turquie pour l'emprisonnement d'opposants politiques ..."