Ce dernier week-end de septembre, Bouxwiller (Bas-Rhin) accueille son premier festival des sorcières, avec un grand marché médiéval et Renaissance, des concerts, des déambulations, des conférences… Pour s'éloigner du simple folklore, et remettre en lumière l'arrière-fond historique de la sorcellerie.
Bouxwiller et les sorcières, c'est une longue histoire. Ici, au cœur du Pays de Hanau, elles n'avaient ni chapeaux pointus, ni balai pour prendre leur envol. Mais on craignait leur savoir, on les estimait malfaisantes. Et entre la fin du Moyen-Age et le 17e siècle, près d'une vingtaine de citoyennes de la petite cité ont été accusées de sorcellerie et condamnées à mort.
Le musée du Pays de Hanau présente dans ses collections permanentes un registre paroissial daté de 1617. Il y est fait mention de cinq femmes, "des personnes nuisibles et de pauvres pécheurs, condamnées à mort par le tribunal pénal et exécutées par le bourreau de Bouxwiller." D'autres cas figurent dans d'autres registres, non exposés.
"De 1577 à 1629, seize femmes, dont beaucoup déjà âgées, et un homme, ont été poursuivis pour sorcellerie" détaille Laure Lickel, médiatrice culturelle au musée, et cheville ouvrière du festival. Dans les registres, "on a toute l'histoire de chaque personne, son nom, son âge, son état marital, son activité, les faits qu’on lui reprochait, et la manière dont elle a été exécutée." Certaines par pendaison, d'autres sur le bûcher puis, plus tardivement, par décapitation.
Chacun pouvait être accusé
"Chacun, homme ou femme, jeune ou vieux, pouvait être accusé et poursuivi" rappelle Laure Lickel. "Cela pouvait être une personne un peu particulière, avec plus de savoir que le commun des mortels. Ou une personne qui vivait à l'écart, proche de la nature. Parfois c'était une sage-femme, qui connaissait le corps féminin mieux que d'autre, et avait un certain pouvoir sur la vie et la mort…"
Maladie ou décès inexpliqués, mauvaise récolte, stérilité... En ces périodes troublées, en partie liées à la Guerre de trente ans (1618-1638), les malheurs du quotidien devaient trouver leur justification et leur exutoire par la désignation d'un bouc émissaire. Et la publication, vers 1486 à Strasbourg, du "Malleus Maleficarum" (Marteau des sorcières), un traité de démonologie écrit par deux dominicains et inquisiteurs, a largement renforcé cet état d'esprit.
L'ouvrage, réédité une bonne trentaine de fois jusqu'à la seconde moitié du 17e siècle, décrivait comment mener un procès en sorcellerie, les questions à poser et le type de torture à pratiquer pour faire parler l'accusé. Et Bouxwiller, qui avait pourtant déjà adhéré à la Réforme à cette période, a suivi ces conseils comme beaucoup d'autres cités. "Les protestants aussi poursuivaient les sorcières, souligne la médiatrice culturelle du musée. Les gens avaient peur, et parfois il suffisait qu'une vache ne donne plus de lait pour qu'on se mette à accuser la voisine, et ça faisait boule de neige. Certains en profitaient aussi pour se venger, et écarter ainsi ceux qui les gênaient."
La plus ancienne sorcière bouxwilleroise connue s'appelait Bärbel von Ottenheim, maîtresse du comte Jacob de Lichtenberg, le dernier sa lignée. "En 1480, quand Jacob est décédé, on en a profité pour condamner Bärbel comme sorcière, car elle était trop belle, antipathique pour certains, et avait hérité de biens que d'autres convoitaient" raconte Laure Lickel. On dit qu'elle se serait pendue dans sa cellule avant son exécution, prévue en place publique à Haguenau.
Des croyances contradictoires
Poursuivre les sorcières pour lutter contre leur prétendue magie n'empêchait cependant pas le peuple de faire lui-même usage de certaines pratiques occultes. Témoins, ces deux chats retrouvés momifiés dans les murs de l'ancienne chancellerie de Bouxwiller. Dans des archives, un historien local a découvert qu'au moment de la construction, au 17e siècle, "ces deux chats avaient été emmurés vivants. Le rituel était destiné à protéger le bâtiment de la foudre, des mauvais esprits, et surtout… des sorcières" énumère Laure Lickel.
Une attitude dont le paradoxe ne semblait gêner personne. "C'était l'animal familier de la sorcière qu'on utilisait pour s'en protéger, et conjurer les mauvais sorts : chat, mais aussi corneille, chauve-souris, hibou… Tout ce qui vit la nuit, car on ignorait comment ces animaux vivaient et se nourrissaient. Et tout ce qui était mystérieux était attribué aux sorcières."
Des superstitions pas si anciennes
Après les périodes de persécutions, l'image des sorcières a peu à peu intégré le monde des histoires plus inoffensives. Même si le narrateur ne faisait pas toujours la part des choses entre vérité et légende. Au 19e siècle, il se racontait encore que la colline du Bastberg, proche de Bouxwiller, accueillait des sabbats de sorcières qui avaient pris leur envol depuis le Mont-Saint-Michel, au-dessus de Saint-Jean-Saverne.
L'écrivaine bouxwilleroise Marie Hart, née en 1856, raconte qu'enfant, elle y croyait encore fermement. "Avec sa sœur, elle jouait dans le verger familial situé sur les pentes du Bastberg, raconte Laure Lickel. Mais le soir, Lenel (Madeleine), la bonne d'enfants qui les gardait, venait les chercher : 'Rentrez vite, la nuit tombe ! Et quand il fait nuit, le Bastberg n'est plus un lieu sûr, car les sorcières arrivent !' Alors Marie Hart écrit qu'elle et sa sœur, fermement agrippées au drap de guidage de Lenel, dévalaient la colline."
Une sorcière contemporaine
Parmi les 150 exposants du festival, Cathy Matter de Puberg (Bas-Rhin) présentera les plantes sauvages. Fondatrice de l'auto-entreprise A cOrps véGétal, elle propose tout au long de l'année des balades à la découverte des plantes locales, et des ateliers culinaires, cosmétiques ou artistiques.
Elle-même ne vend ni tisanes ni potions, mais son atelier, chez elle, évoque l'antre d'une herboriste médiévale. Flacons d'herbes séchées sur l'étagère, pots remplis d'huile dans lesquels macèrent des plantes. Ce sont des macérats huileux de calendula ou d'achillée millefeuille "laissés au soleil durant au moins une lunaison", qu'elle filtre avant de les mettre en pot. "On peut en faire un baume de soin, précise-t-elle. Et l'achillée est très efficace pour la cicatrisation d'une coupure."
Devant sa table, elle détache les graines de carotte sauvage qu'elle range dans un bocal. "On peut s'en servir en tisane, sur une salade, et en macérat huileux. C'est très bon pour la peau acnéique, et ça facilite la circulation sanguine." Elle présente aussi volontiers les bouquets suspendus devant sa porte-fenêtre : "l'armoise, une plante féminine puissante. La tanaisie, excellente infusée dans une mousse au chocolat." Ou la consoude, "dont les racines peuvent aider à ressouder les os."
"Je ne suis pas thérapeute, précise-t-elle. J'ai fait une formation en aroma-phytothérapie, mais je n'exerce pas. J'ai créé mon auto-entreprise afin de transmettre un savoir et un savoir-faire ancien qu'on a tendance à oublier."
Son objectif est simple : "que les gens se réapproprient le fait de cueillir des plantes dans la nature, leur jardin, la forêt, les prés. Qu'ils sachent les identifier, et les utiliser pour de bons petits plats, mais aussi pour fabriquer des produits cosmétiques et de soin." Elle propose aussi des ateliers artistiques et de bricolage : "vannerie, fabrication de cordelettes en fibre d'ortie, teintures et impressions végétales, création de couleurs… c'est illimité, et j'aime m'amuser avec les plantes et transmettre ce plaisir."
"Je pense que ça renvoie à un souvenir d'enfance, reconnaît-elle. La voisine de ma grand-mère, malade, se soignait avec des plantes. Déjà petite, ça m'interpellait. C'est peut-être grâce à ça que j'en suis là aujourd'hui."
Elle s'intéresse aux travaux scientifiques "qui valident ce qu'on peut percevoir des plantes." Mais reconnaît avoir avec elles "une relation d'ordre amical. Chaque plante dégage quelque chose selon ce qu'elle peut donner. C'est un être vivant, et chaque année, j'ai plaisir à en découvrir de nouvelles."
Cathy Matter a bien conscience de sa chance d'être née au 20e siècle. "Mes parents me disent toujours : 'Si tu avais vécu autrefois, tu aurais déjà atterri sur le bûcher", sourit-elle.
Un festival pour réhabiliter l'image de la sorcière
"Les sorcières savaient guérir bêtes et gens. Parfois, elles étaient poursuivies pour cela, parce qu'elles savaient trop de choses, et en dérangeaient certains" renchérit Laure Lickel. "Une sorcière, c'est une personne connectée au monde et à l'univers. Qui sent ce qui est bien ou mal, et écoute sa petite voix intérieure, ce que nous devrions tous faire."
Durant ces deux journées festives de samedi 28 et dimanche 29 septembre, le grand marché médiéval et Renaissance s'étendra dans toute la vieille ville, jusqu'au niveau des anciens remparts. Il y aura aussi des danses, des cracheurs de feu, des démonstrations d'artisanat, de combats à l'épée et de tir à l'arc, des contes, ainsi que des lectures d'extraits du "Malleus Maleficarum" et une conférence.
Car l'objectif est de ne pas oublier que l'image familière de la petite silhouette chapeautée de noir et ses abracadabra sympathiques cache une réalité humaine beaucoup plus sombre. Et que les chasses aux sorcières ne sont peut-être pas aussi dépassées qu'on le pense.