On en trouvait dans chaque ferme alsacienne jusqu'à la Seconde guerre mondiale. Mais depuis quelques décennies, la race Poule d'Alsace est menacée d'extinction. Heureusement, une poignée d'inconditionnels se battent pour la pérenniser. Et après quelques années difficiles, aujourd'hui, tous les espoirs sont permis.
Plumage moiré noir et vert émeraude, crête rouge vif qui finit par une épine finement frisée, barbillons ovales bien proportionnés, oreillons blancs… La race noire Poule d'Alsace a tout d'une star. Elle a d'ailleurs tellement séduit l'éleveur Hubert Spraul, de Gerstheim (Bas-Rhin), qu'il s'y est attaché depuis les années 1980. Et ne compte plus ses nuits blanches, passés à chercher comment la sauver.
En effet, malgré ses nombreux atouts, la Poule d'Alsace est en danger depuis plusieurs décennies. Sa disparition semblait amorcée dès l'après-guerre, comme celle de beaucoup d'autres races de volailles locales. Fort heureusement, des passionnés s'efforcent régulièrement de lui donner un nouvel élan.
Aujourd'hui, elle sort à peine d'une nouvelle période de turbulences sur fond de crise sanitaire. Mais ses afficionados retournent au combat pour assurer sa pérennité. Et cette fois, ils s'en donnent les moyens. L'histoire est belle même si, pour l'instant, son aboutissement reste encore incertain.
Une volaille d'exception
"Une belle brillance, couleur vert scarabée. Un poids allant de 2,5 à 3,5 kg. C'est une belle bête." Dans son poulailler de Gerstheim, Hubert Spraul jauge et admire le magnifique coq qu'il tient dans ses bras. Autour de lui, sur le pré, une centaine de volatiles gloussent, chantent et caquettent. La majorité est de couleur sombre, mais certaines ont des robes très claires, ou mordorées.
"Il existe des Poules d'Alsace dorées, couleur faisan. D'autres entièrement blanches, et d'autres grises. Pour la race grise, chaque plume doit être bordée d'un liseré noir" précise l'éleveur. Lui, indéniablement, "préfère la noire. Car quand elle court au soleil, dans l'herbe verte, ça lui donne des reflets brillants magnifiques."
La race Poule d'Alsace est officiellement reconnue à partir de 1896. Au début, les animaux arboraient plusieurs teintes. Mais suite à des sélections, leurs couleurs ont été standardisées et "stabilisées" dès les années 1930. "Jusqu'à la Seconde guerre mondiale, on en trouvait dans chaque ferme alsacienne" assure Hubert Spraul.
Pourtant, dès les années 1950-60, son déclin semblait inéluctable, au profit des races à croissance rapide, plus rentables. En effet, il faut compter environ 140 jours pour mener une Poule d'Alsace à maturité, contre 80 pour un poulet ordinaire. "Actuellement, en 6 à 8 semaines, on a son escalope dans l'assiette. Alors que pour la Poule d'Alsace, il faut compter 4 à 5 mois" détaille l''éleveur.
Une association créée dès 2008
Mais de tous temps, la Poule d'Alsace a eu ses fans inconditionnels. Et leur volonté d'enrayer son extinction ne date pas d'hier. "En 2008, on s'est retrouvés autour d'une table, éleveurs amateurs et professionnels, à réfléchir ensemble comment faire pour sauver cette race, raconte encore Hubert Spraul. Et on a créé l'association des Eleveurs de la race Poule d'Alsace", association dont il est le vice-président.
Grâce à des subventions des pouvoirs publics, l'association a pu monter un programme avec le Centre de sélection de Béchanne, à Saint-Etienne-du-Bois (Ain), près de Bourg-en-Bresse, qui fait à la fois de la sélection génétique, mais également de la multiplication, et de la conservation de races de poules anciennes. C'est là qu'ont pu être produits les poussins pour les éleveurs professionnels.
"Au début, on s'est développés, et on a trouvé un équilibre financier, assure Hubert Spraul. Puis il y a eu le covid, "la fermeture des petits marchés qui a laissé les éleveurs désemparés. Et, l'année suivante, une vague de grippe aviaire." Les quelques éleveurs professionnels qui produisaient de la Poule d'Alsace se sont arrêtés. Et depuis, "plus personne n'a eu le courage de poursuivre un élevage économique." Autrement dit, ces dernières années, la viande de Poule d'Alsace n'est plus vendue nulle part.
Mais l'association existe toujours, portée par une bonne cinquantaine d'éleveurs amateurs passionnés. Chacun a une dizaine ou une quinzaine de poules, c'est bien entendu insuffisant pour planifier une quelconque forme de commercialisation. Cependant, leur rôle reste primordial. "Chacun détient une souche différente. Ce sont de vrais réservoirs, qui assurent la qualité de la race, et peuvent contribuer à poursuivre la génétique sans risque de consanguinité", insiste Hubert Spraul.
Une étude de marché auprès des grandes toques
Mais le millier (approximativement) de spécimens élevés actuellement ne suffit pas pour envisager l'avenir avec sérénité. C'est pourquoi, depuis quelques mois, les défenseurs de la volaille alsacienne se sont lancés dans une nouvelle aventure.
"Si on veut sauver notre Poule d'Alsace, il faut valoriser ses atouts, et démontrer son intérêt économique", martèle Hubert Spraul. Autrement dit, apporter la preuve de sa valeur gustative, et lui trouver de nouveaux débouchés. D'où une étude, lancée depuis le printemps dernier par un autre fan de la Poule noire, Eric Keck, responsable d'achats de Soprolux, un grossiste pour la restauration traditionnelle, basé à Strasbourg (Bas-Rhin), mais qui couvre tout le Grand Est.
Chaque matin, entre autres tâches, Eric Keck vérifie la qualité des arrivages de chanterelles, truffes et foies gras à destination de ses clients, souvent des toques de renom. Et parmi ces produits, il rêve de pouvoir proposer de la Poule d'Alsace. "Je serais prêt à la vendre à des restaurants, assure-t-il. Aujourd'hui on parle de circuits courts et de consommation locale. Pourquoi ne pas mettre ce produit en avant ? En Alsace, nous n'avons pas d'équivalent. Nous avons le poulet fermier, et d'autres sortes de poulets, mais ce produit, élevé de manière similaire au poulet de Bresse, n'existe pas sur le marché."
Pour vérifier que la viande de Poule d'Alsace peut séduire les restaurateurs, les deux complices ont donc lancé depuis quelques mois une forme d'étude de marché. Eric Keck a puisé dans son carnet d'adresses, et contacté une bonne dizaine de chefs cuisiniers qui font partie de sa clientèle, afin de proposer à chacun deux ou trois Poules d'Alsace offertes par Hubert Spraul.
L'objectif : leur permettre de faire des tests gustatifs, puis manifester, ou non, leur intérêt pour cette viande 100% locale. Et les résultats ne se sont pas fait attendre. "Unanimement, tous sont positifs, jubile Eric Keck. Tous ont dit : ce produit en vaut la peine, c'est un atout pour la gastronomie alsacienne, il faut continuer."
Le chef cuisinier des Haras est conquis
Parmi ces toques prestigieuses qui se sont prêtées au jeu, François Baur, chef cuisinier de la brasserie des Haras à Strasbourg. Il a fait quelques essais culinaires, à partir des spécimens apportés par Hubert Spraul. Pour sublimer la "grande qualité gustative" de la Poule d'Alsace, il a préféré laisser la bête entière. "Je l'ai cuite comme mon père le faisait le dimanche, dans la cocotte. La viande en vaut vraiment la peine, elle est très savoureuse, estime-t-il. Il lui manque peut-être un peu de gras, mais on sent que c'est un excellent produit."
Produit qui, selon lui, "s'adapte à plein de déclinaisons : en fricassée, poché, en ballotine à la truffe et au homard..." Même si, d'emblée, François Baur préfère préserver son "côté naturel". "C'est un produit qui aime le terroir aux couleurs de l'Alsace, blanc, noir et rouge, comme le costume alsacien, ça m'a parlé, s'exclame-t-il. Et quand un produit parle comme ça, il faut le traiter de la sorte."
A l'avenir, il le verrait bien, non pas constamment sur sa carte, mais "de façon momentanée, en suggestion, pour le sublimer." Et son sommelier, Guillaume Zehnacker, réfléchit déjà aux vins - d'Alsace, évidemment - qui s'harmoniseraient le mieux avec cette viande d'exception. "Je préférerais du blanc, un bon riesling sec, assez vieux, avec un goût minéral, une année solaire pour de la profondeur. Ou un rouge, un bon pinot noir, sur cuvée passée en barrique, pour un côté plus structuré", préconise-t-il.
Et maintenant ?
Une clientèle intéressée, prête à des commandes en grandes quantités, existe donc bel et bien. Pour les inconditionnels de la Poule d'Alsace, c'est un premier pas vers la victoire, et pas des moindres. "Aujourd'hui, on a bon espoir, car la demande est là", confirme Hubert Spraul. Mais tout n'est pas réglé pour autant.
En premier lieu, une étude économique plus affinée s'impose, afin de pouvoir fixer un prix de vente satisfaisant pour toutes les parties. "L'agriculteur éleveur doit bien entendu pouvoir en tirer un bénéfice, et en vivre" explique Hubert Spraul. Mais il assure avoir déjà sorti sa calculette, et que les résultats obtenus lui donnent "bon espoir."
Autre point à clarifier : la périodicité de la demande. La production pourra-t-elle être régulière, toute l'année ? Ou devra-t-elle être modulable, renforcée par exemple en période de fêtes ? "On va poursuivre, pour quantifier avec précision le volume qu'on pourra écouler, et déterminer le nombre de producteurs qui seront nécessaires pour cela" précise l'éleveur de Gerstheim.
Car désormais, il s’agit de trouver des éleveurs professionnels, acceptant de reprendre le flambeau. Rien n'est joué, et Hubert Spraul sait qu'il va devoir prendre son bâton de pèlerin pour convaincre les plus réticents à se lancer dans ce type d'élevage à croissance lente. "On se trouve à un tournant", résume-t-il. En clair, soit ça passe, soit ça casse. Mais pour l'instant, tous les espoirs sont permis, de croire que bientôt, des dizaines, voire des centaines de milliers de Poules d'Alsace pourront à nouveau voir le jour. Afin de pouvoir véritablement assurer un avenir à ce patrimoine régional vivant.