C'est l'une des plus anciennes fermes-auberges familiales d'Alsace. A 1100 mètres d'altitude, sur le Petit Ballon, le Strohberg accueille randonneurs et touristes pour une pause gourmande. Mais en coulisses, la famille propriétaire s'affaire, entre cuisine, traite et fabrication de fromage.
Après le village de Wasserbourg (Haut-Rhin), puis quelques kilomètres en lacets, les dernières centaines de mètres se font sur une route gravillonnée. Loin des grands axes, le Strohberg se mérite, et ne se révèle qu'au dernier virage. Quelques bâtiments bas, enchevêtrés, blottis dans un repli de la montagne.
Les clarines des vaches égrènent leur carillon, les prairies bordées de bosquets sont émaillées de fleurs aux couleurs vives, digitales fuschia et gentianes jaunes. Le lieu apparaît paisible, protecteur. Mais son altitude, 1100 mètres, lui offre une vue imprenable sur la plaine d'Alsace. Et, par temps clair, sur la Forêt Noire en face, et jusqu'aux Alpes bernoises.
Devant la maison, une demi-douzaine de tables en terrasse accueille des randonneurs qui ont besoin de se sustenter, et des touristes venus goûter aux spécialités locales. L'accueil est chaleureux, les plats, copieux. Mais pour cela, en coulisses, la famille des fermiers-aubergistes ne ménage pas sa peine.
Chaque matin en fromagerie
Thomas Barb représente la cinquième génération de cette famille de fermiers-aubergistes. Pour lui, la journée commence tôt, "dès 6h du matin, avec la traite de nos 25 vaches laitières." Puis elle se poursuit dans la fromagerie où, quotidiennement, il "transforme entre 250 et 400 litres de lait – 90 000 litres par an."
Chaque jour, il fabrique du fromage égoutté tout frais, en transférant le caillé dans de petits moules. "C'est pour le 'Sieskäs' qu'on propose à midi à nos clients", précise-t-il. Le 'Sieskäs', arrosé de schnaps et d'un peu de crème, est une spécialités de la maison – et des fermes-auberges en général. "J'en prépare en fonction du nombre de réservations, précise Thomas Barb. Mais parfois, on n'en a pas assez. C'est le risque, avec un produit qui doit être frais du jour."
Les "Sieskäs" mis au frigo, il s'occupe de ses fromages à pâte cuite. Aujourd'hui, ce sera le Cœur de massif. Après avoir chauffé le caillé dans une grande marmite de cuivre, il le transfert dans des moules carrés. "C'est un fromage AOC qui a été créé en 2015, assure-t-il. Fait exclusivement avec du lait de vaches de race vosgienne."
D'autres jours, le jeune fermier-aubergiste produit du Barikas ("fromage de montagne"), du marbré, ou de la tomme à l'ail des ours ou au cumin. Et, bien sûr, les incontournables munsters, plébiscités par les clients.
La moitié de la production est directement écoulée dans la ferme-auberge. Pour le reste, "on a un petit magasin dans le village de Wasserbourg, qu'on ouvre en fin de semaine. Et on en vend aussi dans deux magasins "Cœur paysan" à Colmar et à Mulhouse" ajoute Thomas Barb, qui recouvre ses moules bien remplis avec des couvercles surmontés de poids, afin de presser le caillé et lui permettre de bien s'égoutter.
Le fromage est fabriqué à partir des 30% de matière grasse contenus dans le lait. Le reste, le petit lait, régale les cochons. Un goûter matinal délectable, partagé avec le petit chien de la ferme-auberge, qui n'hésite pas à tremper directement son museau dans le seau.
Dans la chambre froide attenante à la fromagerie, plusieurs centaines de munsters sont en cours de maturation. Trois fois par semaine, Martine Zahner, fromagère salariée, reprend chacun en main, pour le laver à l'eau salée et gratter d'éventuelles moisissures. "Je les nettoie le lundi, le mercredi et le vendredi, précise-t-elle. Et je les retourne. Le munster est une matière vivante, il faut l'entretenir."
Martine Zahner, qui vit à Munster, monte tous les matins de sa vallée. "Là, ça va faire mon cinquième été comme fromagère, raconte-t-elle. Ça me plaît, c'est un travail varié. Et quand j'arrive vers 6h30, et que je descends la dernière pente, les vaches me suivent. C'est chouette !" Un peu comme si elles percevaient que leur lait est entre de bonnes mains.
Uniquement des vaches vosgiennes
En cette journée de début juillet, après une période de météo médiocre, Thomas Barb avait initialement prévu d'aller faire les foins. Mais une fois de plus, l'orage menace. Et du foin détrempé serait irrécupérable. Il renonce donc à son projet, et prend le temps de monter faire un câlin aux 25 vaches laitières qui paissent tranquillement sur le pré au-dessus de la ferme-auberge. Chaque année, la transhumance a lieu vers le 15 mai, et les veinardes passent l'été au Strohberg, pour redescendre vers la mi-octobre. Le reste du troupeau, 45 génisses, vaches allaitantes et veaux, reste en bas, dans la ferme de Wasserbourg où la famille Barb passe les mois d'hiver.
"Chez nous, chaque vache a un nom, explique le jeune fermier. Voici "Glockeblüem" ('Campanule' – ou 'Jonquille'), la doyenne du troupeau, que j'ai reçue pour mes dix-huit ans. C'est la chef. Lors de la transhumance, c'est elle qui marche en tête et entraîne les autres."
La famille Barb a toujours privilégié la race vosgienne,avec sa robe blanche à taches noires. "C'est une race bien adaptée à nos montagnes, elle valorise bien l'herbe et donne du bon lait pour nos fromages, détaille Thomas Barb. C'est aussi une race qui vieillit bien, il n'est pas rare qu'une vache ait dix veaux. Et puis, c'est une race gentille, de braves bêtes."
Dans les années 1970, quand l'Etat français a voulu laisser s'éteindre ce genre de race locale jugée moins rentable que les vaches à viande type charolais, ou à lait type Holstein, le grand-père de Thomas Barb avait d'ailleurs secondé son collègue Jean Wehrey, pour la sauver d'une disparition programmée.
Fermiers-aubergistes depuis 1903
Vus d'en-haut, les bâtiments de la ferme-auberge semblent encore plus imbriqués, deux petites salles, étable, porcherie et dépendances, abrités sous de larges toits. Leur aspect, même modifié au fil du temps, témoigne d'une implantation ancienne. La partie centrale, une ancienne étable, pourrait remonter au 17e siècle.
"Au départ, comme d'autres fermes-auberges, c’était une petite ferme de traite. Où le paysan, le 'Malker' (le "trayeur" – terme qui, francisé, a donné "marcaire") montait l'été pour traire ses bêtes et fabriquer son fromage. Et peu à peu, ça a évolué" rappelle Thomas Barb.
"Nous sommes une famille de marcaires depuis 1903. Mes aïeux étaient actifs sur plusieurs montagnes, mais en 1981, mon grand-père est revenu au Strohberg. A l'époque, c'était encore une ferme communale, et il payait un loyer. Puis en 1991, mes parents, Michel et Sabine Barb, ont pu la racheter. Ma sœur et moi avons grandi ici. Depuis qu'on est tout petits, on est là. Et pour nous, il est tout naturel de poursuivre cette activité."
50 tourtes à la viande par semaine
Dans la vaste cuisine bien équipée, sa sœur Justine, son épouse et sa mère virevoltent. Les tartes aux myrtilles et aux abricots refroidissent déjà. Là, avec une remarquable dextérité, les trois femmes préparent une trentaine de tourtes à la viande en vue du week-end.
"On en fait jusqu'à cinquante par semaine" précise Sabine Barb, la maman. "Pour le couvercle, on prend de la pâte feuilletée. Et pour le fond, de la pâte brisée (...) La farce est un mélange de veau et de porc." Mais pas question de révéler les détails de la recette. On apprend seulement que l'assaisonnement correspond à la recette de sa belle-mère. "Chaque ferme-auberge a sa propre recette de tourte, sourit-elle. Qui provient généralement des beaux-parents, ou des grands-parents. Chacun a la sienne."
La viande bovine vient exclusivement de leur cheptel. Pour la viande de porc, ils s'approvisionnent tous les quinze jours auprès d'un éleveur du secteur. Le traditionnel "Malker Asse" (repas marcaire) : tourte à la viande en entrée, collet fumé et "roïgabradeldi" (pommes de terre compotées au beurre, aux oignons et au lard) puis munster et dessert, reste "le produit phare".
Mais au fil des ans, Sabine Barb a tenu à varier les menus. "On a une autre clientèle qu'il y a trente ans. A l'époque, les gens se contenaient d'un plat froid, ou d'une omelette. Mais ça a bien changé, explique-t-elle. Une fois par semaine, on fait du pot au feu, du bourguignon, du rôti, des bouchées à la reine, de la tête de veau… Le vendredi et le samedi soir, on propose de la pierrade. Et avec notre fromage, on fait du munster coiffé, pour valoriser tous nos produits."
Les tourtes prennent forme, alignées côté à côte. Aucun geste inutile, aucune parole inutile. Chacune des trois femmes sait exactement quoi faire à quel moment. "On est aussi mieux organisés qu'autrefois, reconnaît Sabine Barb. A l'époque, on faisait tout le matin même, en commençant par éplucher les oignons. Maintenant, on prépare à l'avance, c'est plus simple."
"Ça fait 35 ans que je suis là, donc j'ai acquis un peu d'expérience. Et j'aime faire la cuisine. Je suis aux fourneaux, ma fille et ma belle-fille font le service à midi, et sont en cuisine le matin. Si besoin, Thomas, après la fromagerie, est aussi en salle. Chacun est polyvalent."
"On est une véritable entreprise, résume Thomas Barb. Pour pouvoir continuer à vivre de notre agriculture, il a fallu nous diversifier, fabriquer d'autres fromages, transformer nous-mêmes notre viande, et trouver le moyen d'écouler tous nos produits. La meilleure solution pour nous était donc de proposer une activité touristique."
Paysans toute l'année
Cependant, s'il y a bien un message qu'il veut faire passer, c'est que lui, sa famille et tous leurs collègues restent avant tout des agriculteurs. "Aubergistes, on l'est six mois par an, mais paysans, on l'est toute l'année, martèle-t-il. Notre plus grand bonheur est de pouvoir poursuivre notre activité agricole dans nos montagnes. Mais aujourd'hui, sans fermes-auberges, il n'y aurait plus beaucoup de paysans là-haut."
Parmi les clients installés en terrasse, certains sont des habitués, comme ce viticulteur, venu livrer son vin. "Je les livrais déjà il y a 20 ans, explique-t-il. C'est une entreprise familiale comme la nôtre. Leurs clients viennent chez nous, et nous on leur en envoie là-haut. C'est vice-versa."
Pour d'autres en revanche, toute cette réalité économique et ce travail acharné en coulisses ne sont pas forcément perceptibles. Ils se contentent de l'émerveillement gustatif et visuel et savourent l'instant présent. "On ne connaissait pas du tout, et on est très contents, s'exclame ce monsieur venu de Bretagne. En cours de randonnée, c'est super. On mange local, en plus ! Et tout à l'heure, on fera notre provision de munster !" - "On marche une fois par semaine et s'arrêter ici est bien agréable. On mange toujours le plat du jour ou des röijgabradeldi" renchérit une dame.
Mais tous ceux qui se délectent de la beauté du lieu, en se laissant bercer par le tintement des clarines, ne réalisent pas vraiment que sans ces fermiers-aubergistes, et leurs animaux, ce paysage de montagne qu'ils admirent tant ne serait plus entretenu.