Les figures emblématiques de la Libération de l'Alsace sont les généraux Leclerc et de Lattre de Tassigny, à la tête de la 2e DB et de la 1ère Armée. Mais il y avait aussi d'innombrables combattants de l'ombre, membres de la Résistance alsacienne. Une histoire méconnue.
Le 21 novembre 1944 à Mulhouse puis le 23 à Strasbourg, c'est le soulagement, la liesse. L'une après l'autre, les deux grandes villes alsaciennes sont libérées du joug nazi. Des noms comme ceux des généraux Leclerc et de Lattre de Tassigny, les libérateurs, vont passer à la postérité.
Mais ce tournant historique sans précédent a été préparé et rendu possible par d'autres, bien moins célèbres. Des anonymes, des Alsaciens francophiles de la première heure, des combattants de l'ombre, constitués en un réseau de Résistance qui a tenu bon durant quatre ans.
Ce réseau a réussi à s'étoffer et se structurer, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Alsace, malgré les arrestations et les tentatives de démantèlement. Et a activement participé aux combats contre l'occupant nazi.
Une Résistance alsacienne dès 1940
Cette Résistance alsacienne très précoce, pionnière en France, se constitue dès le 1er septembre 1940 dans la vallée de Thann, initiée par une poignée d'hommes issus du milieu textile. D'abord baptisé "la 7ᵉ colonne d'Alsace", le groupement sera enregistré plus tard à Londres sous le nom de "réseau Martial".
À sa tête, le Thannois Paul Dungler (1902-1974), directeur d'une usine de matériaux pour entreprises textiles. Son second, Marcel Kibler, chef d'atelier dans l'entreprise textile Schaeffer Breuil à Saint-Amarin prendra sa relève en août 1943, sous l'alias commandant Marceau.
Dès la fin de l'année 1940, les fondateurs, comme beaucoup d'autres Alsaciens, sont expulsés en zone libre, parce qu'ils affichent des opinions trop francophiles aux yeux du régime nazi. Mais ce dernier n'a heureusement pas connaissance de leurs activités de résistants. Le 9 décembre 1940, Marcel Kibler est arrêté puis envoyé en Haute-Garonne. Quelques mois plus tard, il s'installe à Couzon-au-Mont-d'Or (Rhône), une petite commune près de Lyon, qui deviendra le point de chute de l'état-major du réseau Martial.
Peu à peu, le réseau tisse sa toile. Ses actions sont multiples : faire le lien entre les résistants restés en Alsace annexés, et ceux partis dans le Sud-Ouest et en Suisse. Collecter et transmettre divers renseignements économiques, politiques et militaires. Noyauter les administrations, confectionner de faux papiers et organiser des filières d'évasion.
En 1942, un réseau de résistants est démantelé dans le Bas-Rhin en juin. Et dès le mois d'août, l'instauration de l'incorporation de force prive la Résistance alsacienne de bon nombre de ses membres.
Depuis Couzon-au-Mont-d'Or, le comité directeur du réseau Martial s'efforce de maintenir sa philosophie d'origine, apolitisme et indépendance, et tisse des liens avec les officiers de l'ORA (Organisation de Résistance de l'Armée).
Dans le Sud-Ouest, un jeune étudiant en médecine, Bernard Metz, (alias lieutenant Bernard) (1920-2009) crée le GMA (Groupe mobile d'Alsace) Sud. Un GMA suisse naît en 1943, et un GMA Vosges au printemps 1944.
Début juin 1944, le réseau Martial est intégré aux FFI (Forces Françaises de l'Intérieur) qui fusionnent les principaux groupements de la Résistance intérieure. Du 4 au 5 juin, le comité directeur du réseau Martial se réunit pour la dernière fois à Couzon. Comme Londres annonce un débarquement imminent en Normandie, Marceau décide de rentrer en Alsace, près du Donon.
Les réunions de Grendelbruch
Après le Débarquement du 6 juin 1944, tout s’accélère. Marceau convoque les cadres locaux de la Résistance alsacienne à une ultime réunion, du 17 au 28 juin, dans un chalet isolé de Grendelbruch, à la barbe de l'ennemi.
Durant cette dizaine de jours de réunions très clandestines, ils peaufinent leur plan d'action. Ils définissent les terrains pour le parachutage des armes et des munitions. Ils étudient l'organisation du ravitaillement des combattants, mais également les mesures à prendre pour le fonctionnement provisoire des services publics. Et ils prévoient de libérer le camp du Struthof, ce qu'ils n'auront finalement pas le temps de faire, et qui sera réalisé par les Américains.
Parmi les participants, le chef des FFI d'Obernai. Son fils, Roger Dagorn, encore enfant à l'époque, n'en a rien su au moment même. Mais il a vu partir son père avec son attirail de pêcheur, qui lui servait de couverture. "Il est parti avec deux cannes à pêche qu'il avait fixées sur son vélo, raconte Roger Dagorn. Il lui arrivait de pêcher jusqu'au-delà de Grendelbruch (…) Et ils se sont retrouvés là-bas, tous les grands chefs."
Les derniers préparatifs
Durant l'été 1944, le réseau alsacien est prêt. Il compte 3500 hommes parmi les FFI du Bas-Rhin, 3000 parmi ceux du Haut-Rhin, 1200 dans le GMA Sud, qui deviendra la brigade Alsace Lorraine dirigée par André Malraux, 1500 dans le GMA suisse et 850 dans celui des Vosges. Tous prêts à venir délivrer leur chère Alsace. Et c'est Marceau qui a autorité sur l'ensemble.
Bernard Metz, alors agent de liaison du GMA Sud, raconte (dans une interview du 16 septembre 2004 accordée à France 3 Alsace) : "Les uns et les autres se sont procuré, par rapines, des armes à droite et à gauche. Au maquis de Dordogne, on a pu s'armer en faisant main basse sur des dépôts d'armements de la police, de la gendarmerie, etc. Mais la première fois qu'on a été armés de façon abondante, ça a été après le 14 juillet 1944, car il y a eu là deux énormes parachutages."
De juin à novembre 1944, le secteur du Donon devient un vrai maquis de résistance. À l'automne, le GMA Vosges est impliqué dans de lourds combats et subit des pertes importantes. 157 résistants sont tués lors d'affrontements sanglants, notamment à la ferme vosgienne de Viombois. Mais le 31 octobre, avec ce qu'il reste du groupe, Marceau réussit à percer les lignes ennemies et à rejoindre miraculeusement la 2e Division blindée de Leclerc près de Baccarat (Meurthe-et-Moselle). "Un dur chapitre vient de se terminer" s'exclamera-t-il par la suite, dans un enregistrement sonore conservé par sa famille.
Début novembre 1944, Marceau rencontre de Lattre, pour préparer avec lui la percée de la Trouée de Belfort. Puis le 15 novembre, à Baccarat, il est reçu au quartier général de Leclerc qui s'apprête à foncer sur Strasbourg. Et qui veut en savoir plus sur l'état des routes, des chemins et des ponts.
"Il (Leclerc) nous a dit : Venez avec moi, j'ai une carte en relief en haut, dans mon bureau, on verra mieux, raconte encore Marcel Kibler, alias commandant Marceau, dans les archives familiales. Je lui ai dit : 'Vous savez, mon général, ce sont des petites routes de grumiers. Les grumiers passent là.' Alors il m'a dit : 'Là où les voitures de grumiers passent, je passe aussi avec mes chars.'"
Leclerc n'a pas d'infanterie. D'après Marceau, les Américains ne lui en donnent pas parce qu'il ne respecte pas leurs desiderata. Les résistants vont donc endosser ce rôle. "Il y avait les gars de chez nous, organisés, prêts à intervenir, raconte encore Marceau après la guerre. Ils avaient cette mission, et pas une autre. Dans chaque village, il y avait un groupe, commandé par un responsable. Et j'ai dit à Leclerc qu'à Strasbourg, il trouverait le gros morceau."
"En enfilant sa veste à col de fourrure, et en prenant sa canne, Leclerc a conclu : 'Alors, au revoir, Marceau. Et à dans huit jours, à Strasbourg, place Kléber.'" Un pari osé. Par la suite, Marceau reconnaît qu'il n'a "pas roupillé plus de deux heures par nuit durant ces huit jours." Et qu'il avait "pris une sacrée responsabilité en lui donnant tout le dispositif." Mais effectivement, huit jours plus tard, le 23 novembre, le drapeau français flotte à nouveau sur la cathédrale.
Le fils comprend enfin
A Obernai, Roger Dagorn comprend seulement deux jours avant la Libération que son père est un Résistant. "Pendant la guerre, c'était assez délicat, on ne parlait de rien, confie-t-il. Je ne l'ai découvert que deux jours avant la Libération. Quand il y a eu quelques réunions, des chefs de secteurs, qui sont venus."
Il se souvient aussi du "frère du bijoutier, caché à l'arrière du bâtiment qui jouxtait le garage de (son) père. Je l'ai vu, et j'ai communiqué avec lui le dernier mois avant la Libération. Il fallait lui rendre visite par un trou dans le mur."
Mais "le jour de la Libération, on a agrandi le trou, c'était l'après-midi. Et le soir, vers 18h, pour y retourner, je n'ai pas voulu reprendre le chemin du garage, mais sortir et passer par la rue. Et c'est là que j'ai rencontré mon père avec quelques Américains qui venaient d'entrer dans Obernai."
Des héros ordinaires
Les semaines suivantes, main dans la main avec la 2ᵉ DB et la 1ʳᵉ armée de de Lattre, les Résistants se battent, renseignent, font des prisonniers, reprennent les administrations… Ils tiennent aussi Strasbourg début janvier 1945, quand les Américains se retirent, participent aux combats de la poche de Colmar. De longues semaines encore, jusqu'à la libération finale de l'Alsace.
Marcel Kibler est honoré par la Croix de guerre et la Croix de chevalier de la Légion d'honneur le 28 février 1945 à Mulhouse par le général de Lattre de Tassigny. Mais bientôt, il reprend son ancien poste à l'usine textile. De même que la plupart de ses compagnons d'armes, qui retournent à la vie civile, en laissant derrière eux leurs épopées. "C'était ça, la Résistance, a confié Bernard Metz. Des gens qui ne sont pas des mercenaires, ni des aventuriers congénitaux. Ils viennent de la vie normale, et ils y retournent."