Ce premier week-end de juin 2024, l'Ecomusée d'Alsace souffle ses 40 bougies. L'occasion de revenir sur les débuts de ce musée à ciel ouvert, portés par une bande de jeunes passionnés par le patrimoine.
Aujourd'hui, l'Ecomusée d'Alsace est le plus grand musée à ciel ouvert de France. 200 000 entrées annuelles, 80 bâtiments, 40 salariés à temps plein auxquels s'ajoute une dizaine de saisonniers, et 250 bénévoles, dont une centaine très active. Une véritable entreprise à visée patrimoniale et touristique.
Son histoire a commencé voici près de cinq décennies. Par une belle équipe de jeunes gens membres de l'association "Maisons paysannes d'Alsace", qui mettaient toute leur énergie à sauver des maisons à colombages. D'abord en les restaurant, pour y intégrer le confort moderne, salles de bain et toilettes. Puis, si les propriétaires voulaient malgré tout les démolir et les remplacer par une construction contemporaine, en les démontant, poutre par poutre, pour les reconstruire en lieu sûr.
"Au début, l'idée était de créer un conservatoire de la maison alsacienne, explique Guy Macchi, un fidèle de la première heure, qui a fait partie de cette équipe des bâtisseurs. Quand on a commencé ici à Ungersheim, on y travaillait déjà depuis dix ans (…) avec Marc Grodwohl", à l'origine étudiant en ethnologie. "On a aussi eu la chance que Henri Goetschy, alors président du conseil général, nous ait financés, et d'avoir obtenu un terrain du maire d'Ungersheim. Sans ces trois-là, rien de tout ça n'existerait."
Des maisons remontées poutre par poutre
D'emblée, Guy Macchi, maçon de formation, a fait partie de l'aventure. "Il y avait plein de jeunes bénévoles, et j'étais le seul artisan. Mais je connaissais mal les maisons à colombages. J'ai appris peu à peu, en les démontant et les remontant."
Pour monter la toute première maison sur le site d'Ungersheim, celle originaire de Koetzingue, au tout début des années 1980, il a même sacrifié son voyage de noces. Ce qui, heureusement, ne semble pas avoir eu d'incidence sur la suite de sa vie conjugale. Comme lui, son épouse Marie-Thérèse est restée jusqu'à aujourd'hui une bénévole très active.
"Je voulais prendre quelques jours de congés, se souvient-il. Mais le vendredi soir, en venant sur le site, j'ai vu Marc Grodwohl en train de maçonner. Un seul mur était monté, mais il m'a dit : 'Mardi, le Conseil général veut faire une première réunion à l'intérieur.' En quatre jours, on a donc monté toute la maison. Le lundi soir, j'ai mis l'enduit. On n'avait pas encore l'électricité, donc deux dames tenaient des bougies, pour m'éclairer. Et le mardi matin, Henri Goetschy était là, devant la porte, avec un chèque de 3000 francs. Ça a commencé comme ça."
L'oeil pétillant, Guy Macchi garde également un souvenir très précis de l'inauguration officielle, quelques années plus tard, le 23 juin 1984. "On a commencé avec 19 maisons, inaugurées par le ministre de la culture d'alors, Jack Lang. Henri Goetschy avait demandé à chaque conseiller général de porter le costume de son canton. Le conseiller de Sainte-Marie-aux-Mines, par exemple, est venu habillé en mineur. Goetschy, lui, portait un grand tricorne, un 'Nawwelspàlter' (fendeur de brouillard), et il a expliqué à Jack Lang : 'Monsieur le ministre, c'est pour qu'il n'y ait pas de brouillard entre vous et moi.'"
Selon Guy Macchi, Jack Lang était "venu pour 20 minutes, et il est resté deux heures et 20 minutes." Mais à cause du "Spackbroote" (lard grillé) préparé à proximité par les pompiers, "il a fait deux pas de côté, pour éviter la fumée."
Les premiers temps, les visiteurs entraient par la "grange de Steinbrunn", qui donnait directement sur la maison de Koetzingue. Aujourd'hui, cet espace d'accueil originel abrite un véhicule ancien, mais les vitrines des guichets sont restées intactes.
"Des caisses, on n'en avait que deux, il n'y avait pas 200 000 entrées comme aujourd'hui, rit Guy Macchi. Et dans l'une des vitrines, on exposait le 'don du mois'. Aujourd'hui, on n'aurait plus de place pour ça."
Préserver des objets du passé
Car on l'oublie trop souvent, l'Ecomusée gère et sauvegarde aussi d'innombrables meubles, outils, ustensiles, tissus et vaisselle offerts par des particuliers. "Souvent, déjà au moment du démontage d'une maison, des objets étaient récupérés. Et depuis 40 ans, les Alsaciens ont proposé des d'objets, qu'on a réceptionnés, inventoriés et placés dans nos réserves, ou exposés dans nos maisons. Ça va des voitures et des charrettes jusqu'aux petites cuillers", détaille Emeric Jungmann, le chargé scientifique des collections.
Il arrive aussi à l'Ecomusée d'acheter l'une ou l'autre pièce, en fonction de besoins spécifiques, mais très rarement. Et aujourd'hui, sa collection est devenue tellement importante que le plus souvent, les dons sont refusés, du moins s'il s'agit d'objets similaires à d'autres déjà en stock.
Cette collection sert principalement à meubler et décorer les maisons du village, que les visiteurs explorent librement. Généralement, elles présentent des aménagements correspondant à des époques précises, ou alors des lieux thématiques, échoppe, boutique du barbier ou pharmacie, par exemple.
"Le but est d'être toujours au plus proche de la réalité, pour montrer comment vivaient nos aïeux, comment ils mangeaient, dormaient, se lavaient. C'est une partie ethnologique très importante pour nous" précise le chargé des collections. "Donc on s'inspire de gravures, de dessins ou de photos. Pour montrer le mode de vie en Alsace en milieu rural durant le 19e et au début du 20e siècle."
Autre objectif de cette démarche : "préserver des objets parfois voués à la destruction, à la benne. Beaucoup de choses ont ainsi été sauvées par l'Ecomusée, et sont encore présentées au public" ajoute Emeric Jungmann.
Une petite partie de cette incroyable collection est aussi exposée, en vrac, dans le "Grenier des souvenirs", une grange accessible plusieurs fois par jour, mais uniquement dans le cadre de visites guidées. Ici, d'antiques radios cohabitent avec des barattes à beurre, des carreaux de Kàcheloffe, et même un cercueil. "On y présente beaucoup d'objets du quotidien liés à la cuisine ou à l'élevage, ou qui rappellent des métiers anciens, explique encore le chargé des collections. L'objectif est de susciter chez les visiteurs des souvenirs d'antan, de stimuler la nostalgie, visuelle et olfactive."
Pari parfaitement réussi pour ces visiteurs de Nouvelle Zélande, très attirés par une énorme crécelle à marteaux, et un hachoir à viande. "Ici, c'est un vieux pays, et nous, nous vivons dans un pays jeune, explique Harvey Wright, l'un des membres du groupe. Nous n'avons pas ce genre d'antiquités. Mais je reconnais certains objets, car des gens, autrefois, les avaient apportés avec eux. Ils n'ont pas été fabriqués en Nouvelle Zélande, mais amenés d'Europe, d'Allemagne, de France, quand les gens ont émigré."
Ce visiteur néo-zélandais "était déjà là il y a une vingtaine d'années" et trouve "que le musée a énormément changé, et qu'il est devenu magnifique." - "Les choses du passé sont la continuité de notre présent. Nous avons besoin du passé, et il est très important de garder tout ça en mémoire" résume un autre visiteur.
Un patrimoine vivant
Comme le "Grenier des souvenirs", de nombreux lieux s'animent plusieurs fois au fil de la journée. Des salariés ou des bénévoles y expliquent une tradition locale, une fête, présentent une recette de cuisine ou font revivre des gestes oubliés. Ainsi, lors de cet atelier de pliage de la "Schlupfkàpp" (la coiffe alsacienne avec son grand noeud), dont la forme et la taille varient selon les périodes, les zones géographiques, et le statut social de sa porteuse - jeune fille ou femme mariée.
"C'est génial, estime Gabor Vargyas, un visiteur venu de Budapest. Je suis ethnologue et ethnographe retraité. Nous avons plusieurs Ecomusées chez nous, en Hongrie, et je vais envoyer des photos à mes amis et à mes collègues."
Certains jours, les visiteurs ont même la chance d'être accueillis dès l'entrée par une jeune femme en costume alsacien du Pays de Hanau, coiffe comprise, bien sûr. C'est Mélaine Feuerstein, actuellement stagiaire au service communication. Son âge n'est qu'à la moitié de celui de l'Ecomusée, mais sa passion pour sa région est immense.
"Ce n'est pas un déguisement, c'est un costume, précise-t-elle. Il me tient à coeur de le porter pour l'Alsace. Ici, je peux le faire, et je le fais avec fierté. Quand il y a des enfants, ils m'observent de loin. Ils sont toujours surpris, et viennent demander s'ils peuvent prendre une photo, et me disent : 'Vous êtes jolie !'"
Transmettre un savoir-faire
Dès l'origine de l'Ecomusée, le projet initial de sauvegarde du patrimoine était lié à celui de transmettre un savoir-faire ancestral. "Il y a des artisans et des jeunes qui doivent prendre la relève. Nous sommes jusqu'à 90 personnes durant l'été" affirmait Marc Grodwohl dès 1988 au micro de France 3 Alsace.
"On était en lien avec un mouvement chrétien pour la paix, qui nous a envoyé des jeunes du monde entier pour apprendre ici', se souvient Guy Macchi. "Au début, je faisais le lien avec la Chambre de métiers, on avait besoin de ce genre de contacts. Et j'ai suivi toute l'histoire. Le Conseil général finançait, mais chaque président voulait s'imposer, donc on était toujours sous pression", regrette-t-il.
Durant ces quatre premières décennies, la vie de l'Ecomusée n'a pas toujours été un long fleuve tranquille. Après le départ de Marc Grodwohl, en 2006, plusieurs directeurs se sont succédés sur de courtes périodes.
L'actuel, Emmanuel Kakiel, arrivé en mai 2023, souhaite principalement consolider l'existant en lançant des rénovations parfois lourdes, mais indispensables. En effet, l'objectif de l'Ecomusée n'est pas de continuer à s'agrandir coûte que coûte. Le dernier bâtiment à avoir été remonté sur le site est un séchoir à tabac originaire de Lipsheim (Bas-Rhin), arrivé en 2021.
Premier bâtiment concerné par des travaux de restauration : la Maison vigneronne de Wettolsheim, datée de 1706. "C'est une rénovation complète, à commencer par le toit et les fenêtres, détaille Emmanuel Kakiel. On a aussi des compétences de tailleur de pierre pour l'escalier. Le cahier des charges est très strict concernant les normes de rénovation du bâti ancien. Il faut certaines prérogatives pour respecter les arts et traditions d'autrefois."
D'autres maisons seront également concernées. "Il faut assurer la continuité par rapport au point de départ, ajoute le nouveau directeur. Aujourd'hui, l'Ecomusée, c'est plus de 80 maisons, et certaines nécessitent de gros travaux de rénovation." Dans ce but, une grande campagne de mécénat a d'ailleurs été lancée par la Fondation du patrimoine.
Mais derrière cet ambitieux programme "se cachent des démarches d'insertion professionnelle, de transmission des savoir-faire, de professionnalisation pour accompagner divers acteurs, des jeunes en formation, de la reconversion professionnelle et de l'artisanat sur divers métiers en voie de disparition", détaille Emmanuel Kakiel. L'entreprise culturelle et touristique qu'est devenu l'Ecomusée doit s'inscrire dans une démarche RSE (de Responsabilité sociétale et environnementale). "L'Ecomusée est un lieu basé sur l'humain et la transmission des savoir-faire, un lieu de vie, aussi" précise le directeur.
Les bénévoles, coeur du dispositif
Durant toutes ces années, suite à des changements de personnes ou des pressions politiques, divers projets ont aussi été lancés puis abandonnés. Pour mémoire, la fermeture du patrimoine industriel de la mine de potasse Rodolphe, un temps ouvert au public, et celle de la ligne du train historique qui reliait ce site à l'Ecomusée. Ou, en 2012, la vente du carrousel-salon de l'Ecomusée à Europapark. Ou encore, plus récemment, le flop de la micro-brasserie, lieu de production comme de démonstration, qui a à peine tenu de deux ans.
Pourtant, malgré de nombreux épisodes douloureux, sur le plan humain comme financier, la stabilité du site et son évolution cohérente au fil des décennies restent indéniables. Ils sont principalement dus à l'engagement sans failles de quelques fidèles porteurs de projets, principalement bénévoles, investis depuis les origines.
Parmi eux, Guy Macchi et son épouse, bien sûr, qui participent activement à tous les grands événements, forment les nouveaux salariés et transmettent leur connaissance et leurs anecdotes sur la vie du village. Mais aussi François Kiesler, un temps salarié et aujourd'hui bénévole, présent depuis la journée d'inauguration de 1984.
"Les jeunes salariés sont très bien, mais ils n'ont pas l'expérience des vieux que nous sommes. On reste encore la référence" s'amuse-t-il. Lui-même se définit comme un "initiateur de paysages". Les bâtiments l'intéressent peu, mais dès le départ, il s'est occupé des espaces naturels. Principalement les 80 hectares de terres aux alentours de l'Ecomusée, dévastées par l'activité minière, rongées par le chlorure de sodium.
"Il n'y avait plus rien, rappelle-t-il. Au départ, c'était de la forêt, mais elle a crevé à cause du sel de potasse. Il ne restait que des roseaux et des buissons. Donc on a recréé un nouveau paysage. Pour un nouveau village."
Un aménagement parfaitement cohérent. "On ne peut pas avoir de village sans jardins, sans routes et sans champs. Dès que les premières maisons ont été créées, on a planté des jardins. Et bien sûr, on a introduit des animaux. Or, un boeuf ou un cheval, il faut les nourrir. On a donc créé des pâturages et des champs, avec de vieux agronomes qui nous ont aidés à redonner vie à tout ça."
"Nature domestiquée et nature sauvage", les deux ont été réintroduites. Dans le village, une rivière a pu être créée en déviant la Thur. Et aux abords, on trouve désormais de la forêt, du marécage, du pré, mais également des étendues de céréales, de légumineuses, de la vigne, des pommes de terre, du chou, du houblon. Les 250 arbres fruitiers sont les mêmes que ceux du verger conservatoire de Froeschwiller (Bas-Rhin), un précieux travail de préservation de variétés anciennes de pommes, mené en collaboration avec l'INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement).
Les animaux de trait aident au travail des champs, les espaces agricoles sont gérés de manière responsable, en circuit court, et le site offre un bel écrin de biodiversité. "Nous avons recensé plus de 5 000 espèces vivantes sur nos 80 hectares de terre" se réjouit François Kiesler.
Une agriculture d'avenir
Et ce n'est pas fini. "On a un nouveau projet, avec le maire d'Ungersheim (la commune propriétaire des lieux), confie-t-il. L'idée est de "montrer et pratiquer ici l'agriculture du futur, l'agroécologie. Autrement dit "l'ancienne agriculture, remise au goût du jour."
Pratiquer l'agriculture "avec le soleil, l'eau et ce que la nature nous donne, les anciens le faisaient déjà" précise François Kiester. "Les techniques restent plus ou moins les mêmes, mais on fait un grand pas de plus" avec une démarche plus scientifique, "et ça devient très moderne."
Il s'agit désormais de mettre les techniques agricoles ancestrales en perspective avec des analyses scientifiques : "travail sans fertilisants chimiques, associations végétales, protocole sur l'eau des champs et la matière organique du sol", réintroduction de protéagineux, "très importants dans la rotation des cultures"...
C'est là, vraisemblablement, la mission de l'Ecomusée pour les décennies à venir : puiser dans le savoir-faire ancestral, et en retirer le meilleur pour améliorer le futur. Une démarche bien loin d'un passéisme stérile, ou d'une nostalgie sans lendemains.
"Un nouvel Ecomusée doit naître, pour les nouvelles générations, estime François Kiesler. Le folklore sert naturellement pour les touristes, c'est vraiment important. Mais pas seulement. Il doit aussi permettre de donner des clés de compréhension – sans faire la leçon – pour la vie, et pour l'avenir."
Et tout ce week-end, pour fêter son anniversaire, l'Ecomusée propose un programme alléchant, avec des animations en continu, visites guidées et démonstrations artisanales, ainsi que des cadeaux et un goûter.