Alors que depuis le 25 janvier dernier, les thérapies de conversion sont durement punies par la loi, fut un temps, pas si lointain, où la médecine, aussi sérieuse fut elle, tentait de "guérir" les homosexuels par tous les moyens. Et surtout les pires. Comme à l'hôpital psychiatrique de Rouffach en 1960.
Michel a 15 ans. Bernard 18. Tous deux sont internés en 1961 à l'hôpital psychiatrique de Rouffach par un juge pour enfants. Ce dernier les a condamnés à se faire soigner, c'est le terme, pour "flagrant délit de masturbation" et "prostitution". Ils sont des "pervers sexuels délinquants." Ils sont juste homosexuels.
Durant deux ans, sous les néons et les intraveineuses, dans la peur et le délire, Michel et Bernard seront victimes de ce qu'on appelle aujourd'hui une thérapie de conversion. Une thérapie de choc, unique en France et même au monde au vu des dosages, à base de LSD et de mescaline, deux puissants psychotropes. Objectif : les guérir de leur vice. Les pousser à être ce qu'ils ne sont pas et dégoutés de ce qu'ils sont.
La psychiatrisation de l’homosexualité
L’histoire est méconnue en Alsace, le temps a fait son œuvre. Elle est pourtant incroyable, inconcevable. Pour l’exhumer, alors que les protagonistes sont morts depuis longtemps, Zoë Dubus a travaillé de longues années. Chercheuse, historienne de la médecine, spécialiste du LSD, elle a eu accès à certaines archives de l’hôpital en 2019 et a pu reconstituer, partiellement, cette expérience. Elle sera ma guide. Récit.
"Cette affaire-là n’a pas du tout été médiatisée. Je suis tombée, presque par hasard, sur la communication de l’équipe soignante de l’époque dans les annales médico psychologiques qui détaille cette expérience. Ça a été une très grande surprise, très peu d’expériences thérapeutiques au LSD ont été menées en France. Et sur des homosexuels c’est encore plus rare. Mineurs, non volontaires, c’est inédit."
Michel et Bernard arrivent dans le service d'hommes du docteur Roland Lanter en 1961. Un professeur décrit par ses pairs comme progressiste et novateur. Roland veut justement expérimenter une nouvelle forme de cure de dégoût à destination de "deux catégories de malades difficiles : les pervers sexuels délinquants et les éthyliques chroniques." Michel et Bernard sont des cobayes tout trouvés.
"Je crois que Lanter voulait sincèrement les guérir, si on peut dire. Il est aussi le fruit d’un contexte bien particulier : en France le recours au LSD n’a jamais été bien maitrisé, et à cette époque, historiquement l’homosexualité était considérée comme une maladie mentale dont il fallait protéger la société. La psychiatrie était un outil de contrôle social. Aussi."
L’objectif de la cure de ces patients qualifiés de "difficiles" par l’équipe de Rouffach est de provoquer une bouffée délirante thérapeutique par l’administration de LSD (synthétisé à partir de l'ergot de seigle) et de mescaline, alcaloïde issu d'un cactus mexicain. Deux psychotropes puissants, capables, en théorie, de fragmenter l'égo. Pour mieux le refaçonner. Dans la norme. Sûr de lui, Roland Lanter, qui a lui-même expérimenté le LSD, peut commencer son expérience hallucinée.
Le LSD était dans les années 60-70 un des médicaments les plus utilisés au monde.
Zoë Dubus, historienne
Il n’invente rien, c’est dans l’air du temps. Les thérapies de conversion par psychotropes sont relativement courantes aux États-Unis, en Angleterre ou en Grèce par exemple. Lui va aller plus loin. Dans les dosages, dans les conditions d’administration et oui de rétention. "Le LSD était dans les années 1960-1970 un des médicaments les plus utilisés au monde, on recense des milliers d’études à ce sujet, beaucoup d’espoirs thérapeutiques. Lanter, visiblement, était dans cette mouvance même s'il ne semble pas avoir lu de littérature à ce sujet."
Une thérapie de choc à Rouffach
Là où aux États-Unis, on utilise le LSD pour aider le patient, consentant et majeur, à se livrer et à faire tomber les barrières psychiques, dans un cadre rassurant, à petites doses et dans une ambiance, disons chaleureuse, à Rouffach c’est de force et avec un dosage inédit.
"Le processus s’appelle Set (prise en charge bienveillante et maternante du sujet) et Setting (le cadre, le décor de l’expérience menée qui se doit d’être confortable, non anxiogène). A Rouffach, aucune indication sur la pièce où l’expérience a lieu, on sait simplement qu’elle a été extrêmement traumatisante, choquante sans que rien n’ait été fait pour l’atténuer."
Le but de sa thérapie par aversion est justement de « choquer » les patients pour les dégoûter de leurs comportements jugés déviants : leur désir homosexuel. La mescaline ou le LSD sont administrés en intraveineuse ou oralement à très fortes doses. Allant jusqu’à 800 μg pour le LSD (une dose récréative est normalement de 100 μg et elle est avalée) et de 200 à 1400 mg pour la mescaline. En intraveineuse, l’effet est plus fort, plus rapide. Le « choc » encore plus violent.
"En France, on recommande pour la mescaline de ne pas dépasser 500 mg, ici c’est trois fois la dose qui a été injectée en intraveineuse. Avec cette méthode, elle arrive vite, brusquement. Ce n’est pas toxique ni mortel mais c’est très violent. Il faut savoir que jusqu’en 2002, les médecins n’avaient pas besoin du consentement des patients pour leur administrer ce qu’ils voulaient. La psychiatrie a longtemps été un domaine d’expérimentations…"
En France, on recommande pour la mescaline de ne pas dépasser 500 mg, ici c’est trois fois la dose qui a été injectée en intraveineuse.
Zoë Dubus
Et Lanter veut créer un choc psychique. Les effets des substances sont donc « immédiatement stoppés par l’injection de chlorpromazine, un puissant neuroleptique ». "Le choc psychique émerge au 19e siècle mais sera largement mis en œuvre après-guerre sur les soldats revenus du front par exemple. C’est comme si le cerveau était un bâtiment : on le rase chimiquement et puis on le reconstruit bien droit grâce à la psychothérapie. Cette technique sera abandonnée dans les années 1960 avec l’arrivée des neuroleptiques. Lanter était à la croisée des chemins."
Michel et Bernard sont donc stoppés net dans leur « trip ». Une redescente brutale vers la réalité, une plongée en enfer. Les auteurs précisent à ce propos : « Ceux-ci déchirent parfois leurs draps ou leur pyjama, s’agrippent à l’examinateur, lui demandent du soutien. »
"Jean Weil, l’interne de Lanter, qui lui avait en charge les alcooliques dans cette expérimentation, parle de cure d’angoisse. On fait revivre des souvenirs, les effets psychiques sont très intenses et inconnus des patients qui souffrent donc. Certains des alcooliques ont refusé cette méthode tellement elle était violente. Bernard et Michel, jeunes, malléables, n’ont certainement pas pu dire non… "
La guérison ?
Dans l’étude du docteur Lanter, Bernard, décrit comme « inadapté par inéducation et à la morphologie féminoïde avec un balancement caractéristique des hanches et un maniérisme » commence par une cure de sommeil de trois semaines. Lanter passe ensuite à la mescaline, seize séances en trois mois, une par semaine. Bernard devient « hagard, mutique. » Vient ensuite le LSD, 4 séances en dix jours. Bernard raconte : « Avoir senti comme si on me piquait dans tout le corps … Ai vu derrière la porte une blonde qui me souriait… Et puis il y a eu des têtes de nègres qui me demandaient si je ne voulais pas coucher avec eux… »
A sa sortie, malgré la brièveté du séjour et le placement par contrainte, Lanter semble satisfait, « l’accrochage psychothérapeutique » est établi. Bernard reviendra à Rouffach en mai 1962, pour « instabilité au travail ». Il niera toutes nouvelles aventures homosexuelles.
"On sait très bien que les thérapies de conversion ne marchent pas. Les patients internés en psychiatrie veulent sortir à tout prix de l’institution et mentent délibérément pour sortir. C’est sûrement ce que ces deux jeunes ont fait et on les comprend."
Michel, lui, à son arrivée, adopte un « comportement assez insolent, son obséquiosité hypocrite n’attirant guère la sympathie. Ses procédés de provocation homosexuelle s’exercèrent aux dépens d’au moins un de ses voisins de chambre. » Ce dernier recevra de la mescaline tous les six jours. Devant, l’absence de changement, les doses sont augmentées. « A la dose forte, il est très agité, anxieux et quérulent. Extériorise un besoin physique intense de s’agripper à l’interlocuteur. Colère, agitation, grasping [Ndlr : réflexe du nourrisson qui serre sa main lorsqu’on lui met un objet entre les doigts] ».
Vous ne m’avez pas tué, alors aidez-moi, à quoi ça sert la force ?
Michel, patient du docteur Lanter
Michel supplie : «Vous ne m’avez tout de même pas tué parce que ça ne servirait à rien. Dites-moi quelque chose ». « Vous ne m’avez pas tué, alors aidez-moi, à quoi ça sert la force ? ».
Michel sort de Rouffach en décembre 1961 et est placé en centre d’observation. Il écrira, pendant plusieurs années, à Roland Lanter. Dans ses lettres, il se livre, tout entier, à nouveau. « Pendant le traitement de mescaline, j’ai ressenti une poussée vers l’hétérosexualité. Ceci me causa une grande joie. » Mais Michel fait ce qu’il appelle lui-même une rechute, il éprouve à nouveau du désir pour un homme. Aussitôt réprimé. Par peur. « Devant ma victime, une espèce d’avertissement me vint et, de mon propre chef, j’allai voir le médecin-psychiatre du centre. Cette décision, je l’ai prise certainement pas pour son côté moral, mais en éprouvant une certaine peur en revoyant les souvenirs de plusieurs années d’ennui».
Pendant le traitement de mescaline, j’ai ressenti une poussée vers l’hétérosexualité. Ceci me causa une grande joie.
Michel, patient du docteur Lanter
« L’hôpital de Rouffach possède sûrement toute cette correspondance mais je n’y ai pas eu accès. C’est dommage. J’aurais bien aimé savoir ce que sont devenus ces deux jeunes, s’ils ne sont pas sortis de là totalement anéantis.» regrette Zoë Dubus.
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Deux prénoms
L’expérience s’est terminée en 1963, avec le départ du directeur de l’hôpital pour un autre établissement du Vaucluse. Il ne publiera d’ailleurs plus rien sur le sujet. "C’était une expérience unique. Son interne, Jean Weil, a continué ses expériences sur les alcooliques, il soutiendra sa thèse en 1965. On arrive à la fin des années 1960, ces substances sont mal venues. C’est fini" conclut Zoe Dubus.
Joint par téléphone, l’hôpital de Rouffach qui possède ces archives précieuses n’a pas oublié. Il n’a cependant rien à expliquer, ni même à dire. "Nous n’avons pas plus d’informations que celles que vous avez déjà, cette histoire n’a été qu’un triste épisode dans lequel nous ne nous reconnaissons pas du tout. Ça n’a plus aucune réalité. C’est le fait d’un professeur en particulier, à un moment donné." Il ne faudrait pas que, d'une manière ou d'une autre, ces archives disparaissent. Ce serait alors une seconde mort pour Michel et Bernard.
Car eux sont décédés en 2010. On ignore si, pendant cinquante ans, ils ont refoulé comme bien d'autres avant eux leurs désirs et se sont mariés ou s’ils ont mené au contraire une existence marginale dans une société encore très homophobe. S'ils ont été détruits, eux aussi. On ne connaitra d’eux que leur prénom et leurs souffrances. Enfermés qu’ils sont désormais au fond d’un carton.
Il faudra attendre 1992 pour que l’homosexualité soit supprimée des maladies mentales répertoriées par l’OMS. Et, petite note d’espoir dans ce récit décidément bien sombre, les thérapies au LSD reprennent de la vigueur aux Etats-Unis. Pour aider les homosexuels à affronter et surmonter leurs traumatismes. Pour les guérir du regard des autres et du rejet de leur famille. Plus pour les changer, non, mais pour qu’ils s’acceptent. Tels qu’ils sont. Enfin.