Un moulin où passé et modernité se mêlent

À Hésingue (Sundgau), un moulin de 250 ans fonctionne toujours. L'aïeul des actuels propriétaires l'a racheté voici plus d'un siècle. Et la famille poursuit l'activité de meunerie entre innovation et respect des traditions – dont la pratique du dialecte alsacien.

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Au bout d'une rue bordée de maisons récentes, c'est un bâtiment hors du temps. Une majestueuse bâtisse à colombages de cinq niveaux, flanquée d'un corps de ferme. A l'origine, le moulin de Hésingue était situé hors du village. Il a été rattrapé, suite à l'extension de la commune. Mais a su préserver sa beauté. Et son âme.

Pénétrer à l'intérieur offre un véritable plongeon dans le passé. Trois des six "Wàlsestiehl" (appareils à cylindres) qui occupent la grande salle du rez-de-chaussée fonctionnent depuis 1926, et les autres datent de 1947. Ici, tout tourne, broie, concasse et vibre, de 7h du matin à 18h. Pour moudre chaque jour une bonne demi-douzaine de tonnes de blé, exclusivement local.

Benoît Frisch, cinquième génération des meuniers Jenny, propriétaires des lieux, explique le processus de fabrication. "C'est ici qu'on commence à moudre le blé, entre ces rouleaux" précise-t-il, debout à côté de l'un des appareils à cylindres. Tous les grains de blé, préalablement humidifiés, "passent par cette machine. Et en bas, sort du 'Weize Schroot'" (gruau de blé), un mélange encore grossier de son, de semoule et de farine.

Tout l'art de la meunerie est de ne pas écraser le grain, afin de ne pas obtenir une mixture indissociable. Le but est de "le claquer", de "l'ouvrir" pour pouvoir réussir à extraire peu à peu la totalité de la farine de son enveloppe de son.

Le gruau encore grossier suit un savant parcours de tuyaux, dans lesquels tournent des godets, qui l'acheminent deux étages plus haut. Là vibrionnent en continu deux improbables machines, équipées de nombreux tamis.

"Dès que le gruau passe sur un tamis, il en tombe de la farine" détaille Benoît Frisch. "C'est le travail de cette machine : tamiser le gruau de blé." Au premier passage, il en sort un mélange qui retombe, au rez-de-chaussée, dans un second appareil à rouleaux, pour être broyé plus finement. Puis, à nouveau, il est remonté de deux étages vers la machine à tamiser.

Ce circuit se répète douze fois. "En bas, nous avons douze paires de cylindres, ce qui fait douze passages de mouture" explique le meunier. En haut, les deux machines vibrantes totalisent 96 tamis (douze séries de huit), de plus en plus fins, qui permettent d'obtenir, in fine, une farine blanche d'une grande pureté.

Les jours de production de semoule, le gruau passe également par une tamiseuse située à l'étage intermédiaire, qui permet de la récupérer. Les autres jours, les grains de semoule broyés sont ajoutés à la farine.

A l'origine, un moulin à eau

Comme les autres moulins du Haute-Alsace (un recensement de 1773 en comptait près de 600), celui de Hésingue était mû par la force hydraulique. L'un des grands murs intérieurs, haut de douze mètres, conserve encore la trace de deux immenses roues à eau.

"Elles étaient juxtaposées, et leurs deux axes rentraient à l'intérieur du moulin pour actionner les meules" explique Bruno Jenny, oncle de Benoît Frisch. L'eau, provenant "du haut du village, était stockée dans une retenue. Lorsque le meunier l'ouvrait, l'eau se déversait sur la roue par le dessus."

Autre particularité : ces roues ne se trouvaient pas à l'air libre. "Elles étaient positionnées entre deux murs, et recouvertes d'un toit. C'était entièrement fermé. Le meunier pouvait donc moudre même en hiver, car la roue ne gelait pas."

La première meunière de France

A l'arrêt durant la Première guerre mondiale, le moulin a été racheté en 1917 par Benjamin Jenny senior, l'arrière-grand-père de Bruno Jenny. Son fils, Benjamin junior, l'a repris cinq ans plus tard. Et à sa mort prématurée, en 1933, c'est sa veuve Léonie qui a courageusement continué l'affaire, bientôt secondée par ses quatre fils.

Parmi eux, Henri, le père de Bruno Jenny et grand-père de Benoît Frisch. Une véritable figure de patriarche, passionné par son travail, qui a continué à donner des coups de main jusqu'à son décès, à l'âge de 94 ans.  

Et l'une des sœurs de Bruno, Denise Censi Jenny, est la première Française à avoir suivi une  formation en meunerie. "A l'époque (en 1982), il n'y avait qu'une école de meunier, à Paris, dans le 13e arrondissement" raconte-t-elle. "Et j'étais la seule fille. Au début, les profs, très méfiants, se demandaient si j'arrivais à suivre. Ils me disaient : 'Mademoiselle Jenny, vous comprenez ?', pensant que je ne captais pas leurs explications techniques. Mais j'ai fait mon trou, et après deux ans, je suis rentrée en Alsace, comme meunière diplômée."

Elle est restée dix ans aux côtés de son père Henri. Mais lui aussi était "d'une génération où une femme n'a pas la même place qu'un homme." A force de se voir rogner les ailes, elle a fini par renoncer à ce travail qu'elle adorait, et a entièrement changé de carrière.

Mais elle reste viscéralement attachée à ce lieu. Et revient "au moins une fois par semaine" s'imprégner de son univers sonore et de l'odeur chaude du blé moulu. Elle se souvient même d'avoir vécu, dans son enfance, "la dernière période où des paysans venaient encore amener leurs propres sacs de blé" pour les faire moudre, "et repartaient avec leur farine." Une période charnière.

Car à l'origine, et durant des siècles, les meuniers étaient avant tout des prestataires de service. Leur fonction était de moudre le blé des habitants, qui cuisaient leur propre pain. Ce qui explique qu'il y avait généralement un moulin dans chaque village. Mais peu à peu, les meuniers sont devenus des fournisseurs, qui revendent la farine qu'ils produisent.

Une production en circuit court

Mais Bruno Jenny et Benoît Frisch n'ont jamais cessé de moudre du blé d'origine exclusivement locale. Pour obtenir chaque année les 1.500 tonnes de farine qu'ils revendent principalement "en grandes quantités, en vrac ou en sacs, à des boulangers de tout le Haut-Rhin", et "en petits paquets dans certains supermarchés", il leur faut environ 2.000 tonnes de blé. Du blé qu'ils achètent exclusivement aux agriculteurs du secteur.

"L'été, lorsqu'arrive le moment de rentrer le blé, le moulin ne tourne plus" raconte Bruno Jenny. "Les agriculteurs arrivent avec leurs tracteurs et leurs bennes. Ils défilent du matin jusqu'à la nuit. C'est une période très animée, et on ne compte pas nos heures."

Et dans un moulin, rien ne se perd. Les 25% d' "issues", son et germe de blé séparés de la farine lors de la mouture, sont destinés à l'alimentation animale, et revendus aux éleveurs de bovins, de volaille et de porcs.

Des mélanges pour surprendre les clients

Bruno Jenny et Benoît Frisch réalisent l'ensachage à l'aide d'une antique machine qui ne tombe jamais en panne. La pesée se fait encore à la main, et les sacs et sachets en papier sont fermés par une belle couture. Une mélangeuse permet aussi de proposer aux clients des farines spéciales pour pains complets. Et à Karen, l'épouse de Benoît Frisch, de laisser libre cours à sa créativité.

En effet, cette dernière a senti que la clientèle était avide de nouveautés. Elle s'est donc lancée dans la préparation de mélanges, toujours à base de farine, qui permettent de réaliser, sans se tromper, de succulentes recettes sucrées comme salées : brioches, cookies, kougelhofs, tartes de Linz, mais également buns pour hamburgers ou gâteaux d'apéritifs parfumés aux herbes, à l'ail ou à la tomate .

Ces préparations sont principalement commercialisées dans la jolie boutique attenante au moulin, un espace que le jeune couple a créée voici trois ans. Il leur a fallu attendre la disparition du grand-père, Henri Jenny, qui n'aurait absolument pas apprécié ce genre de "modernité". Mais Denise Censi Jenny, elle, se dit "très fière et heureuse" que son neveu et sa femme aient enfin réalisé le magasin qu'elle rêvait déjà d'ouvrir il y a plus de trente ans.

La petite boutique propose également d'autres aliments locaux, tisanes, épices, bonbons, ainsi qu'un peu de vaisselle. Et, surtout, le jus de pommes produit chaque automne par Bruno Jenny.

Un étiquetage en alsacien

La majeure partie de l'étiquetage et de la présentation est faite en français et en alsacien. Ce qui était une évidence, pour Karen Frisch. "C'est venu tout naturellement" sourit-elle. "On est en Alsace, on parle l'alsacien entre nous et avec les clients. Il est donc normal que les gens puissent lire les étiquettes en alsacien comme en français. Et puis, des 'Spatzle', ça reste des 'Spatzle'."

Une belle initiative, récemment récompensée par un "Friehjohrsschwälmele" (une "hirondelle de printemps"), le trophée qui distingue les personnes, ou les collectivités engagées pour la langue et la culture régionale d'Alsace Moselle. "C'était une belle surprise" reconnaît Karen Frisch, heureuse de voir "que ça prenne autant d'ampleur". Et qui voit dans ce prix le signe "qu'on agit dans le bon sens."

Car au moulin de Hésingue, tradition et modernité restent intimement mêlés. La farine, l'un des aliments les plus archaïques qui soit, y est traitée avec originalité et respect. Et la langue alsacienne, longtemps considérée comme passéiste et ringarde, y retrouve une fraîcheur insoupçonnée.    

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