Dans chaque village, la Libération a laissé des traces, plus ou moins douloureuses. A Kaysersberg (Haut-Rhin), relativement épargnée, un photographe a immortalisé l'arrivée des chars alliés. Mais Ammerschwihr, libérée le même jour, a presque entièrement brûlé.
18 décembre 1944, à 7h du matin. Le 2e escadron du 1er RCA (régiment de chasseurs d'Afrique) a quitté le village de Kientzheim, libéré la veille après de durs combats, et atteint Kaysersberg. A l'entrée de la ville basse, côté est, les Français sont freinés par un panzer allemand, qui détruit trois de leurs chars. Mais rapidement, la tour du panzer est immobilisée, et les libérateurs peuvent progresser, sans grande résistance, jusqu'au centre-ville.
Comme l'ensemble de la population, Jean Kuster, photographe et imprimeur à Kaysersberg, est terré dans sa cave depuis début décembre. Car dans le secteur, les combats ont débuté il y a près de trois semaines.
"En entendant l'arrivée des alliés, il est sorti de sa cave et a suivi l'évolution des chars jusque devant la place de la mairie" raconte son fils, Benoît Kuster, adjoint au maire et imprimeur retraité. Et il a pris une série de photos." Une bonne trentaine de clichés. Un témoignage unique de l'événement, véritable reportage de guerre.
Des documents émouvants
L'une de ces photos, particulièrement poignante, montre un char immobilisé devant le porche de la mairie. "On y voit des militaires qui mangent des pommes, que des civils viennent de leur donner, décrit Benoît Kuster. Pour certains d'entre eux, ce sont les dernières qu'ils croquent, car ce char a été détruit un peu plus loin. Sur les cinq soldats de cet équipage, deux sont morts." L'un d'eux repose désormais dans le cimetière militaire de Kaysersberg.
Quelques dizaines de mètres plus haut, après l'église Sainte-Croix, les combats éclatent. "Mon père s'est mis à l'abri, à l'entrée d'un magasin. Mais quand ça a commencé à chauffer, il a fait demi-tour", ajoute Benoît Kuster. Après avoir réussi à immortaliser deux chars français, dont l'un vient de toucher un panzer allemand, qui dégage une épaisse fumée à l'arrière-plan.
Des mouvements de troupes complexes
"La Libération a duré une bonne demi-journée, précise Francis Lichtlé, ancien archiviste de la ville. Les Allemands se sont peu à peu retirés vers Ammerschwihr, et le soir vers 16h, 16h30 au plus tard, Kaysersberg était libérée."
L'historien a étudié de près les mouvements complexes des troupes nazies et alliées, durant ce mois de décembre 1944. "Il a fallu trois semaines pour libérer Kaysersberg, rappelle-t-il. Début décembre, les Allemands étaient encore bien positionnés, mais l'état-major français a décidé de libérer le début de la vallée de la Weiss, puis de se rendre à Colmar."
"Les premiers tirs d'artillerie des Américains ont commencé début décembre, et les habitants sont descendus dans les caves. Dès le 5, les Américains étaient à Riquewihr (…) Le 15, ils sont entrés à Kaysersberg et ont occupé la partie ouest de la ville. Les Français sont arrivés trois jours plus tard, et les deux armées se sont retrouvées ici, au centre-ville."
Mais cette date du 18 décembre n'a pas marqué la fin des hostilités. En effet, "l'artillerie a continué à canarder. Les combats ne se sont définitivement arrêtés qu'après la Libération de la poche de Colmar" dans la nuit du 8 au 9 février 1945.
Du schnaps pour les soldats marocains
Durant ces sept semaines supplémentaires, les habitants de Kaysersberg ont donc continué à se réfugier dans leurs caves. Parmi eux, Annette Braun, l'actuelle présidente de la société d'histoire de la ville. Elle avait sept ans à l'époque, et en garde des souvenirs très précis. "Nous étions libres, mais nous avons encore passé Noël 1944 dans la cave, raconte-t-elle. Au moins la nuit. Le jour, on pouvait un peu sortir."
Le 18 décembre, ou peut-être un ou deux jours après, elle assiste à l'arrivée de soldats marocains. "Ils étaient vêtus de djellabas, et étaient frigorifiés. Ils n'étaient pas habitués à notre climat, et absolument pas habillés en conséquence. Ils ne savaient dire qu'un seul mot d'allemand et d'alsacien : schnaps !"
Or durant l'été précédent, les récoltes de fruits, "mirabelles, quetsches et poires", avaient été particulièrement abondantes. Le père d'Annette Braun avait distillé de grandes quantités d'eau-de-vie, et entreposé ses bombonnes "sur chaque marche de l'escalier qui conduit au grenier." Il avait donc de quoi en offrir. "Plus bas, dans la ruelle de l'école, il avait sorti des verres, et distribuait du schnaps aux soldats. Pour les réchauffer, et aussi leur donner du courage."
Sigolsheim, à 4 km de là, n'a été libérée que le 28 décembre, et a été en grande partie détruite. Anne Braun se rappelle avoir vu les combats, depuis le grenier où son père l'avait emmenée. "Il a ouvert le volet, et m'a montré Sigolsheim, au loin. On ne voyait pas le village, juste le ciel, et le feu. Et il m'a dit : 'Tu vois, fillette, c'est beau, on dirait un feu d'artifice. Mais je te souhaite de ne plus jamais revoir ça, de toute ta vie.'"
Deux autres souvenirs l'ont marquée. Ce soldat marocain hébergé dans la maison familiale qui, un jour, "a visé (son) père avec un fusil." Et ce soldat américain qui a eu le coup de foudre pour sa sœur aînée Malou, et est venu la demander en mariage avec "une bague de fiançailles avec un trèfle à quatre feuilles." Demande refusée par la jeune femme qui "avait déjà son Paul."
Kaysersberg relativement épargnée
Plusieurs maisons ont été détruites dans le quartier de la mairie, mais dans l'ensemble, Kaysersberg n’a pas trop souffert durant cette période de Libération. "La ville a été épargnée, car nous étions à l'entrée de la vallée, protégés à droite et à gauche, explique Annette Braun. Le château et l’église, surtout le clocher, ont encaissé d'énormes quantités d’obus et ont protégé la vieille ville."
Même le vieux pont, "le seul pont fortifié d'Alsace", que les Allemands voulaient dynamiter pour freiner l'avancée des Américains, a pu être sauvé. "Dès le 16 décembre, l'ensemble du pont était miné. Mais le maire et un historien de Kaysersberg ont supplié qu'il ne soit pas détruit, et ils ont pu avoir gain de cause."
Ammerschwihr connaît un autre sort
Mais 2 km plus loin, le village d'Ammerschwihr, pourtant libéré ce même 18 décembre, n'a pas eu la même chance. "En fin d'après-midi, vers 17h, le 4e escadron du même 1er RCA est arrivé à Ammerschwihr. La Libération a été assez rapide, car il restait peu d'Allemands, la plupart avaient fui à Katzenthal et Ingersheim, détaille Francis Lichtlé. Lui-même est originaire de cette commune, et vit toujours dans l'une des rares maisons anciennes encore debout aujourd'hui.
"A partir de 20h, les alliés ont pris position aux diverses sorties du village (…) Mais à 23h, une attaque allemande depuis Ingersheim a fait deux morts côté français. Les Allemands ont perdu un panzer. Et le lendemain, une grenade a fait 6 morts. Les Français sont restés sur place, soutenus par les Américains."
Et les bombardements, qui ont débuté le 5 décembre, continuent jusqu'au 31, date à laquelle la population est évacuée. "Le village est resté vide, seulement gardé par le 112e régiment d'infanterie américaine, jusqu'à la Libération de Colmar en février 1945."
Mais en réalité, les Américains gardent surtout des ruines. 85% des maisons ont été réduites en cendres. "C'étaient des grenades au phosphore, explique Francis Lichtlé. Les greniers, pleins de bois et de paille, flambaient rapidement. Et les pompiers, malgré leur bonne volonté, ne pouvaient pas faire grand-chose, car les canalisations d'eau étaient cassées."
Le viticulteur Marcel Lichtlé, grand-père de Francis, a tenu un journal quotidien, de 1925 à 1960. "Lui aussi était dans sa cave en décembre 1944, et notait chaque jour ce qui se passait dans son quartier, la ville haute", précise son petit-fils.
Voici ce qu'il écrit : "Toute la rue des Seigneurs flambe. Le feu s'étend, les pompiers sont impuissants. 16 décembre : toujours de nouveaux foyers d'incendie, jusqu'à ce que la totalité de la ville moyenne et basse soit réduite en cendres. Même la belle et vénérable maison de Dieu, avec son orgue et sa chaire ouvragées, est mutilée. Quel spectacle lamentable ! Entre 25 et 30 000 hectolitres de vin s'écoulent dans les ruines."
Et le 18 décembre, jour de la Libération, il poursuit : "Le soir, un officier français est aperçu dans la ville haute. Et à la porte basse, des chars français progressent. Une nouvelle nuit sans sommeil. L'après-midi à 16h, un feu d'artillerie nourri entre Allemands, à la porte haute", etc., etc.
De longues années de reconstruction
Francis Lichtlé, qui est également vice-président de la Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, a pu récupérer les photos d'Ammerschwihr réalisées après guerre par le Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme : à perte de vue, plus de maisons, plus de toits, des pans de murs nus pour seuls vestiges.
Durant une demi-douzaine d'années, le temps de tout reconstruire, la population vit dans des baraques en bois. L'Ammerschwihr actuel, conçu par l'architecte strasbourgeois Charles-Gustave Stoskopf, est plus moderne, avec une autre topographie et des cours et des granges plus spacieuses, pour favoriser le travail des viticulteurs.
Mais les splendides bâtiments Renaissance d'antan ont définitivement disparu. Seule "survivante", la ruine de l'ancienne mairie, laissée telle qu'elle, raconte encore quelque chose de la Libération.
A Kaysersberg, une exposition relatant toute cette période est prévue au Centre Schweitzer pour la fin de l'hiver, vraisemblablement dès le mois de février. L'occasion d'y découvrir une partie des photos de Jean Kuster : celles sur la Libération proprement dite, bien sûr, et d'autres sur les défilés et les moments de liesse qui ont suivi. Mais aussi de nombreux clichés plus anciens, pris durant l'occupation, et dont certains sont déjà en couleur, grâce à des films Agfa qu'il pouvait se procurer en Allemagne.
Par ailleurs, Benoît Kuster est l'auteur de trois livres abondamment illustrés, "des albums photos, plutôt", précise-t-il, sur l'histoire de la guerre et de la Libération de sa commune.