Depuis 35 ans, Jean-Luc Neth se passionne pour les costumes ruraux alsaciens d'antan, somptueux mais méconnus, ainsi que pour les danses et les traditions populaires. Il vient de recevoir un "Gold star", un prix européen pour l'ensemble de son œuvre et de ses recherches. Portrait.
"Passion et patience"... les maître-mots de Jean-Luc Neth. Ou du moins ceux qui le définissent le mieux. Ce prothésiste dentaire consacre la majeure partie de son temps libre à un sujet grandement méconnu, mais d'une richesse et d'une complexité inouïes : le costume rural alsacien d'antan. Et en parallèle, il crée des chorégraphies pour le groupe de danse folklorique des Kochloeffel de Souffelweyersheim (Bas-Rhin).
Depuis plus de trois décennies, Jean-Luc Neth collectionne des pièces de vêtements anciennes, chinées auprès d'antiquaires et dans des brocante, qu'il fait porter aux danseurs lors des spectacles. Aujourd'hui, il en possède près d'un millier. "La pièce la plus ancienne remonte à environ 1720, et les plus récentes ont encore été portées en 2003", précise-t-il.
Mais il ne se contente pas de collectionner. Dans son salon, il a aménagé un atelier où il reproduit certains accessoires trop fragiles pour être encore utilisés, et réalise d'époustouflantes broderies.
Des bonnets brodés d'or
Parmi les pièces qu'il affectionne, et adore refaire à l'identique : de somptueux bonnets de tissu, "surbrodés de paillettes dorées ou argentées," et de sequins de cuivre repoussé, recouverts d’argenture ou de dorure, découpés et estampés, "en forme de fleurs, de feuilles ou de fruits."
La technique de fabrication de ces bonnets, portés lors de fêtes ou de mariages, "remonte au 17e siècle. Au départ, c'était réservé à une élite, noblesse et riches commerçants. Cette mode n'a touché le monde paysan qu'à partir du 19e siècle", explique Jean-Luc Neth.
Au départ, certains motifs, véritables entrelacs de fils d'or ou d'argent, lui ont donné du fil à retordre. Avant de les reproduire, ce perfectionniste a d'abord commencé par s'initier aux secrets de la dentelle. Mais ensuite, en passant du fil de coton au fil métallique, il a réalisé que "ce n'était pas du tout la même technique", et a dû tout recommencer à zéro. Pour y parvenir peu à peu, à force d'observation et de ténacité.
Autre difficulté : trouver des matières aussi proches que possibles de celles utilisées à l'origine. "C'est le grand problème aujourd'hui, reconnaît-il. Car une grande partie de ces matériaux n'existe plus, ou n'est plus fabriquée. Mais sur les marchés aux puces, on trouve encore certaines choses, avec un peu de chance."
Car pour lui, hors de question de simplement faire comme si, en utilisant des sequins de plastique ou d'aluminium, ou en collant les minuscules "diamants" de verre au lieu de les coudre. Chacune de ses reproductions doit être conforme à l'original. Ainsi, le jour où ce dernier sera trop abîmé pour être manipulé ou étudié, la reproduction pourra continuer de témoigner de ce savoir-faire ancestral.
Habiller les danseurs
Cet engouement qui monopolise une grande partie de son temps depuis 35 ans lui est venu presque par hasard. Lorsqu'en 1985, il a rejoint comme danseur la troupe des Kochloeffel ("cuillers en bois", sobriquet des habitants de Souffelweyersheim), il pensait, comme la plupart des gens, que le costume alsacien se résume aux gilets rouges pour les hommes et aux jupes rouges et coiffes à grands nœuds noirs pour les femmes.
En effet, ce genre de vêtements, typique de la région du Kochersberg (Bas-Rhin), a été immortalisé par certains peintres et dessinateurs après le conflit franco-prussien de 1870, et est entré dans l'imaginaire collectif comme LE symbole de la tenue traditionnelle alsacienne. Un symbole ô combien réducteur !
Bientôt, Jean-Luc Neth a découvert une collection de pièces anciennes dont Marie-Louise Hemmerlé, présidente des Kochloeffel durant plus de trois décennies, avait hérité. Une révélation, dont l'ancienne présidente se souvient très bien : "Quand Jean-Luc a découvert qu'il existait de si belles coiffes peintes ou brodées, ces bonnets surbrodés, et ces "Stecker" (plastrons), toute cette incroyable richesse et cette créativité, il a voulu les utiliser dans nos spectacles de danse", raconte-t-elle.
Dès la fin des années 1980, c'est lui qui s'est chargé des chorégraphies de la troupe. Des chorégraphies souvent innovantes, surprenantes. "Les danses alsaciennes sont très peu codifiées, on n'a presque pas d'écrits", précise-t-il.
Donc à partir des pas de base connus, "valses, marches, polkas", et quelques rondes, il a pris la liberté d'élaborer des spectacles très contemporains, sans rien trahir de l'esprit des danses. Un parti-pris de dépoussiérage, qui a permis aux Kochloeffel de représenter l'Alsace et le Grand Est en 2021 lors d'un grand concours des "meilleures danses folkloriques de France".
Et rapidement, pour parfaire la panoplie des danseurs, il leur a confié des pièces de costumes anciens. Puis au fil du temps, par crainte de trop abîmer ces trésors du passé, il s'est mis à les reproduire. En s'initiant au nouage des coiffes, et à la broderie.
Mais il a toujours refusé de se lancer dans la couture. "Couper le tissu et faire le patron, je ne l'ai pas appris. Quand on reproduit un vêtement, il faut le faire correctement, afin que celui qui le porte n'ait pas l'air déguisé, ou habillé d'un sac, lance-t-il. Alors que si tout est bien coupé, et correspond à la morphologie de la personne, c'est magnifique." En revanche, "savoir lire le costume ancien, et pouvoir dire à la couturière : 'Il faut adapter les manches de cette manière' ou 'les boutons sont cousus comme ça', ça je peux le faire."
Marie-Louise Hemmerlé, dont la maman était couturière, se souvient avec émotion des longues journées passées chez elle : "Jean-Luc lui disait comment faire. Elle cousait les vêtements, et lui brodait les tabliers et les coiffes. Il bricolait… mais peut-on encore parler de bricolage à ce niveau ? Il faut du talent, et de l'envie de créer."
Une couronne de mariée
L'ancienne présidente des Kochloeffel a conservé plusieurs réalisations issues de cette collaboration. Parmi elles, une splendide robe en soie violette, reproduction d'une tenue du début du 18e siècle conservée au musée historique de Strasbourg, et semblable à celle immortalisée sur le célèbre tableau de la "Belle Strasbourgeoise".
Elle a également gardé la copie d'un "Schnepper" (coiffes à trois becs). Cette petite calotte, recouverte de tissu doré, surbrodée comme les bonnets, et prolongée par trois longues pointes rigides que l'on piquait dans les cheveux, était portée à l'origine par des épouses de commerçants.
Marie-Louise Hemmerlé conserve aussi précieusement une pièce originale très particulière : une coiffe de mariée, qui remonte vraisemblablement au début du 19e siècle. Un improbable assemblage de rubans, de fils de métal, de pampilles et de perles de verre, qui s'enfilait probablement par-dessus un chignon, et était retenu par de nombreuses épingles.
"Le premier spectacle des Kochloeffel que j'ai monté s'appelait 'Hochzittstraum', (Rêve de mariage), raconte Jean-Luc Neth. Chez une amie, à Wingen, j'avais vu une gravure" représentant une mariée en train de se préparer, et portant cet étrange couvre-chef. "Intrigué, j'ai fait des recherches à ce sujet, puis Marie-Louise m'a dit : 'Mais j'en ai une !'" - "Ce spectacle, 'Hochzittstraum', a été l'occasion de l'utiliser, ajoute cette dernière. Mais par la suite, Jean-Luc a trouvé dommage de l'abîmer. Et il l'a également reproduite."
L'imitation tient parfaitement la comparaison avec son modèle, excepté pour les teintes quelque peu défraîchies de ce dernier. A nouveau, Jean-Luc Neth a dû commencer "par rechercher le matériau nécessaire. Les perles en verre, les petits rubans de soie, (impensable pour lui de prendre du coton), et les "Glinckerle" (petits pendants de métal découpés)…
Puis il a fallu comprendre la structure de la coiffe. "J'ai dû étudier comment tous les éléments tiennent ensemble, car c'est un véritable micmac", sourit-il. Le tout est constitué de plusieurs "bouquets" d'éléments disparates, rassemblés par du fil de fer ensuite enroulé sur la base, qui est constituée de "deux cercles en bois, semblables aux cercles à broder, avec du carton entre les deux."
Des connaissances sans cesse approfondies
Autodidacte méticuleux, Jean-Luc Neth n'a jamais cessé d'approfondir ses connaissances, de se documenter en recherchant tous les ouvrages qui traitent du sujet. Et, surtout, d'examiner et analyser toutes les pièces qui lui tombent sous la main. "Il faut toujours faire très attention, martèle-t-il. En 1840, telle couleur n'existait pas encore… tel ruban n'a été fabriqué qu'après une période donnée… tel élément, comme le bouton pression, est plus tardif… "
Même s'il avoue une petite préférence pour "les costumes protestants de l'Outre-Forêt", ses connaissances s'étendent aux vêtements de toute l'Alsace. Et il est intarissable concernant les spécificités locales. A titre d'exemple, "en Alsace du Nord, on a conservé la coupe de robes 'Premier empire', alors que du côté de Meistratzheim (Bas-Rhin), c'est la mode Napoléon III, et dans le Kochersberg, la coupe du 18e siècle"
Chaque petite pièce de tissu façonné lui ouvre un monde. Et lui parle d'évolution sociologique, d'histoire, d'origine des matériaux et d'industrialisation. "Il faut dire que sans l'évolution textile et chimique, le costume alsacien n'aurait pas autant progressé. L'industrialisation a fait baisser les prix, a rendu certains produits plus accessibles", explique-t-il.
L'histoire et la géopolitique de l'Alsace, à la croisée d'influences diverses, se retrouvent également dans les fibres de ces costumes anciens. En effet, s'agissant de mode, notre région s'est autant inspirée de la France "de l'Intérieur" que de l'espace rhénan. "Pour l'instant, un travail historique de fond sur le costume alsacien n'a pas encore été fait, rappelle Jean-Luc Neth. Car c'est très compliqué" selon les secteurs géographiques et les périodes.
Avec Anne Wolff (autre spécialiste du costume alsacien) Jean-Luc Neth s'est rendu à plusieurs reprises dans des musées de Lyon ou de Saint-Etienne, afin de tenter de déterminer la provenance de certains tissus ou rubans. Mais parfois, ils ont fait chou blanc.
Voici une dizaine d'années, pour préparer une grande exposition à Colmar sur les bonnets surbrodés, ils ont voulu vérifier d'où venait la soie qui les constitue. "On est allés au musée de la soie à Lyon, et durant quatre jours, on a épluché toute leur base de données pour tenter de trouver l'origine du tissu de nos bonnets, raconte Jean-Luc Neth. Mais on n'a absolument rien trouvé. Donc on pense que beaucoup de nos tissus proviennent d'Outre-Rhin, ou de Suisse, ou encore d'Europe du Nord."
Spécialiste pour le musée de Bouxwiller
Au départ, certains conservateurs de musée ne faisaient pas confiance à Jean-Luc Neth, estimant qu'il n'avait pas la formation nécessaire, et lui refusaient l'accès à leurs réserves. Mais d'autres lui ont ouvert grand leurs portes, pour lui permettre d'étudier certaines pièces de près.
Aujourd'hui, avec Anne Wolff, il compte parmi les rares spécialistes du costume rural alsacien d'antan. Au point d'avoir été sollicité, comme elle, par l'équipe du musée du Pays de Hanau, à Bouxwiller, afin de déterminer la provenance, l'utilisation et la datation de près de trois mille pièces de vêtements. Des bonnets, des châles, des chemises de lin, des "Stellbretter" ou "Vorstecker" (plastrons qu'on glissait à l'avant d'une robe) et des "jupons turcs" en étamine de laine doublée (surnommés "vum Hààs gelaijt" – "pondus par le lièvre", peut-être en référence à leur forme et leurs ornementations qui rappelent un œuf de Pâques), etc.
Un travail de longue haleine, qui a grandement soulagé l'équipe du musée. "Anne Wolff et Jean-Luc Neth sont réputés pour leurs connaissances sur le plan du style, de la description, de la technique de fabrication, de la datation et de la fonction des pièces, détaille Gaëlle Rybienik, attachée de conservation du patrimoine. Et ils ont pu nous les resituer dans leur contexte. Ça nous a permis d’emmagasiner un grand nombre de connaissances en un temps réduit (…) On a pu leur poser des questions, c'était une approche humaine, un véritable échange, bien plus productif que de rechercher les informations dans des livres."
"Certaines pièces, on a pu les classer en cinq minutes, s'amuse Jean-Luc Neth. En fonction de leur période, et si elles avaient été portées par des catholiques ou des protestants."
Après trois années de travail, l'ensemble des 3 000 pièces textiles a été analysé. "C'était l'objectif de ce chantier : documenter ces pièces, pour alimenter notre base de données le mieux possible, explique encore Gaëlle Rybienik. Elle compte désormais "présenter la grande majorité d'entre elles à la commission scientifique régionale d'acquisition" afin de pouvoir les intégrer à l'inventaire réglementaire. Et, ensuite, les montrer au public, en les exposant à tour de rôle dans l'une des trois vitrines de textiles du musée.
Une étoile d'or européenne
A côté de son travail pour les Kochloeffel, Jean-Luc Neth a aussi reproduit de nombreux accessoires pour les anciens défilés de la Streisselhochzeit de Seebach, et organisé diverses expositions. Dès 2003, il s'est vu décerner un Bretzel d'or, une distinction régionale, pour l'ensemble de son oeuvre.
Et le 18 mai dernier, à Marseille, l'IGF (Union Internationale des Fédérations de groupes folkloriques) lui a remis un "Gold star", véritable légitimation de la part de ses pairs au niveau européen. "C'est une reconnaissance, estime-t-il sobrement. Pour tout ce qu'on fait pour le folklore. La reproduction des costumes, les recherches, les expositions, et toutes nos représentations et nos danses chorégraphiques. Oui, c'est une belle récompense."
Un hommage aux paysans d'autrefois
Une récompense qui, avant tout, le conforte dans la voie qu'il s'est tracée. Faire sortir de l'oubli, et pérenniser autant que faire se peut, le travail de ces artisans d'autrefois qui avaient une créativité et une dextérité incroyables. Mais aussi aider à lutter contre certaines images d'Epinal.
"La paysanne assise le soir au coin du feu, brodant son bonnet doré à la lumière des bougies… Non !, assène-t-il. Pour lui, il est évident que ce genre de chef-d'œuvre était réalisé par des brodeuses professionnelles. Car "si on a les mains gercées, il est impossible de travailler du fil d'or ou d'argent, il se délite." Il en a lui-même fait l'expérience.
Mais le sens de son engagement est aussi d'honorer ces hommes et ces femmes du monde rural d'autrefois, et leur goût pour la beauté. En rappelant qu'eux aussi étaient capables de s'offrir certains ornements précieux, et d'en prendre soin, pour les faire durer.
"Quand on évoque les paysans et la campagne alsacienne, on les perçoit souvent comme un peu arriérés, regrette-t-il. "Or, quand on découvre leurs costumes et leurs accessoires, on comprend qu'ils étaient aussi d'une grande modernité, toujours beaux, bien habillés. Ils avaient une grande prestance, et cela m'a toujours fasciné."
La prochaine exposition organisée par Jean-Luc Neth se déroulera le 21 juillet prochain à Seebach. Une journée unique, durant laquelle il présentera dix pièces de costumes remarquables, dans le cadre du week-end festif Summerzeit (temps d'été).