Pour la 3e fois, au Théâtre actuel et populaire de Strasbourg, le TAPS, trois complices - un auteur, un acteur et un metteur en scène – ont collaboré pour créer une pièce en alsacien. C'est "Ich wàrt uf de Theo", monologue d'un vieil homme solitaire qui, en attendant son petit-neveu, égrène ses souvenirs.
Assis sur le banc devant le "Sup’rU", le vieux Sepp attend, ses achats à ses pieds. Son petit-neveu Théo, le seul membre de sa famille qui lui reste, doit venir en voiture pour le ramener à la maison. Et comme Théo tarde, Sepp a le temps de se remémorer des bribes de sa vie passée.
Un monologue tragi-comique, un voyage intérieur. Une histoire particulière, celle d'un vieil Alsacien isolé dans un village où il n'y a plus de magasin, mais qui prend des accents universels.
Comme les deux précédentes, "A beesi Frau" ("Je suis une méchante femme") en 2018, et "Le gardien des âmes" en 2011, cette nouvelle pièce de l'écrivain Pierre Kretz est à nouveau interprétée par le comédien Francis Freyburger, et mise en scène par le directeur du TAPS, Olivier Chapelet. Elle représente donc le dernier volet d'une trilogie, née du compagnonnage de ces trois complices. Mais sans aucune préméditation.
Le dernier volet d'une trilogie
" 'Le Gardien des âmes' était un roman (écrit en 2009), dont on a tiré la pièce, explique Pierre Kretz. Olivier était déjà à la mise en scène, et Francis seul en scène. Quelques années plus tard, j'ai écrit le texte de la "beesi Frau". Je n'avais pas pensé à Francis, mais quand il l'a lu, il m'a dit : 'Je voudrais le jouer'. Et à nouveau, Olivier Chapelet a réalisé la mise en scène."
"Puis Olivier a lancé l'idée d'une trilogie, avec une troisième pièce. Or, j'avais déjà noté des choses dans mon cahier, sans trop savoir qu'en faire : un type devant le supermarché, avec une bouteille de gaz et un cabas plein de bouteilles. Et qui attend… Donc quand Olivier a parlé de trilogie, j'ai ressorti ce cahier du tiroir."
Comme les précédents, le texte est d'abord sorti en tant que roman, "l'an dernier, sous forme bilingue, en alsacien avec sa traduction en français. Et on savait qu'on allait en tirer cette pièce." Et comme les deux pièces précédentes, "Ich wàrt uf de Theo" se suffit à elle-même. Il n'y a aucun lien narratif entre les trois œuvres, qui se présentent chacune sous la forme d'un monologue. La première parle d'un type qui perd la boule et se retire dans une cave, la seconde d'une femme "méchante" qui vit loin de ses contemporains. La troisième d'un veuf qui n'a presque plus de famille. Mais elles sont liées par leur profonde humanité.
"Ce sont toujours des figures solitaires, précise Pierre Kretz. La solitude permet d'exprimer plein de choses, car elle ne cadre pas avec le bonheur standard prôné par la société."
Une très belle langue
Une fois de plus, le comédien Francis Freyburger, seul en scène, s'est approprié son personnage avec bonheur. "C'est un vieil homme, plus vieux que moi, lance-t-il avec humour. Selon l'auteur, il a 80 ans. Sa femme est morte d'un cancer, et il n'a plus personne, excepté son petit-neveu. C'est un être complexe. Je le ressens comme une personne très vivante, il a de nombreux souvenirs, est traversé par des émotions diverses, des sentiments divers. Un très beau rôle."
En outre, Francis Freyburger se régale avec la langue alsacienne de Pierre Kretz. "Cette langue alsacienne est tellement musicale. J'avais oublié ça, parce que depuis l'âge de vingt ans, je ne la parle plus. Je la croyais disparue pour moi, car mes parents sont décédés, mes grands-parents aussi, et mes frères sont loin (…) Je la reparle donc seulement au théâtre. Mais là… ouahhh… Je n'en dis pas plus."
Des pièces en dialecte ailleurs qu'au Théâtre alsacien
Olivier Chapelet, lui, n'est absolument pas dialectophone. Mais il se fait un devoir de monter des pièces en langue régionale dans son théâtre. "Moi qui suis de la France de l'Intérieur, j'ai été marqué par le particularisme alsacien que j'ai découvert en arrivant", confie-t-il. Un particularisme qu'il perçoit "plus fort qu'au Pays basque où j'ai vécu mes vacances d'enfance, et plus fort qu'en Bretagne, où j'ai des copains. Et je crois que sa force, c'est d'avoir eu une histoire mouvementée, mais c'est aussi sa langue, qui est encore extrêmement présente aujourd'hui."
D'où son envie, et sa volonté, de faire place à des pièces en alsacien dans sa programmation. "Il est important de donner sa place à l'écriture actuelle, estime-t-il, car nous sommes au Théâtre actuel et public de Strasbourg. Et donc à des auteurs qui écrivent dans leur langue maternelle. Et comme il y a peu de productions, peu de compagnies, qui s'attaquent à l'alsacien, je me suis dit que comme directeur, c'est moi qui vais le mettre en œuvre."
Des tableaux d'un peintre strasbourgeois
En guise de décor, du mapping vidéo à partir de tableaux de l'artiste peintre strasbourgeois Christophe Wehrung. Des paysages, des portraits, agrandis, parfois recadrés, projetés derrière le comédien. "Cela fait pas mal de temps que je voulais mettre de la peinture dans un spectacle, explique le metteur en scène. J'avais envie de ce médium comme vecteur d'émotion."
Christophe Wehrung, lui, a mis un peu de temps à comprendre ce qu'il attendait de lui. "Il m'a fait lire le texte de Pierre, mais je ne voyais pas vraiment ce qu'il voulait, raconte-t-il. Au départ, je pensais que je devais illustrer la pièce, peindre un salon de thé, un paysage d'Algérie… Puis Olivier m'a rassuré : 'Tu fais ce que tu veux, tu peux peindre Pierre, Francis…' (…)Et il est venu chez moi faire son marché : 'Je prends ça, et ça… T'aurais pas une forêt ?... Oui, ça, je peux l'utiliser.'" Les projections ont été créées à partir de photos des œuvres.
L'artiste peintre a assisté à l'élaboration de l'œuvre théâtrale. "J'ai découvert comment une pièce, et une mise en scène, peut naître. Chacun apporte des éléments, le metteur en scène fait sa tambouille, et on finit par découvrir le plat de résistance."
Les œuvres projetées créent des atmosphères uniques. "J'ai l'impression qu'il (Olivier) les utilise comme une respiration, qui laisse place à quelque chose d'autre, qui n'est ni le texte, ni son illustration, analyse Christophe Wehrung. Une émotion qui n'est pas directement liée à l'histoire que Francis raconte."
Le metteur en scène confirme : "C'est une forme de paysage mental, une image de ce qui se passe dans la tête du personnage, parfois avec des concordances avec ce qu'il dit, et parfois non. On est dans sa tête. Je ne sais pas si le public va le comprendre. Mais cela ne nous appartient plus."
Les originaux de la plupart des œuvres utilisées dans la pièce sont restés dans l'atelier de l'artiste, situé à deux pas de la cathédrale de Strasbourg. Mais deux d'entre eux sont visibles actuellement, et jusqu'au 2 décembre prochain, dans une exposition dédiée à Christophe Wehrung, à la galerie l'Estampe, à Strasbourg.
Et la pièce de théâtre "Ich wàrt uf de Theo" sera donnée au TAPS mercredi 22 novembre à 19h, jeudi 23 à 19h, vendredi 24 à 20h30 et samedi 25 à 19h.
Un spectacle en alsacien surtitré en français.