Alors que le pape François insiste sur la nécessité d'accueillir "dans la dignité" les migrants lors de sa visite à Marseille, un prêtre alsacien met ces commandements en pratique tous les jours. Depuis 2016 il a nourri, logé et scolarisé plus de 200 mineurs isolés au centre Bernanos.
Tous les soirs, "Jo" dort avec son ballon de basket. Posé là, juste à côté de l'oreiller. Il s'imagine alors en train de faire crisser les parquets de NBA en Amérique, puis s'endort avec l'espoir de rêver de basket. Jo a 16 ans, il vient du Congo et n'a "jamais vraiment eu de famille" aussi loin qu'il s'en souvienne. Il y avait bien cette « tantine » chez qui il vivait là-bas, et qui a fini par l’emmener en France. Mais une fois à Paris, ça se passe mal. "Elle me maltraitait, me faisait faire des choses que je n’avais jamais faites...alors je me suis enfui." Il file à la gare routière et rentre dans le premier bus qui lui tombe dessus. "Il était long, et beau". La destination ne lui dit rien : Strasbourg.
Tous les soirs, Jo dort dans un lit, avec un oreiller et des draps propres. Mais ce n'était pas le cas il y a quelques mois, avant qu’il ne soit accueilli par le centre Bernanos du père Thomas Wender. "J’ai dormi plusieurs fois dans la rue, je me nourrissais avec ce que les associations donnaient, mais c’était très dur, surtout le week-end quand tout était fermé." Aujourd’hui, c’est steak de viande avec des carottes et du riz, concocté par Rose, la cuisinière, une salariée de la structure.
Le centre Bernanos accueille une trentaine de mineurs isolés, plus de 200 depuis sa création en 2016. Rejetés une première fois des dispositifs de prise en charge institutionnels, mais dans l’attente de leurs recours, et donc légalement présents sur le territoire français, ces jeunes ne disposent pas de structure d'hébergement officielle. Le temps de la reconnaissance de leur statut, le centre Bernanos leur fournit un toit, les nourrit, et pourvoit aux dépenses liées à leur santé et à leur scolarisation. Alors que le pape François martèle la nécessité, selon lui, d’accueillir dans la dignité les migrants pendant sa visite à Marseille, l’histoire de ce lieu unique en Alsace raconte beaucoup de la relation de l'Eglise à l'accueil des personnes exilées.
"Leur redonner un peu de dignité"
Il arrive qu'on ne se souvienne pas des débuts. Le père Thomas Wender n'a pourtant pas oublié comment l'idée du centre Bernanos lui est venue. C'était un soir de novembre 2016. "Un jeune est venu frapper à la porte du centre. Il s'appelait Joseph. C'était l'époque de la première grande vague de réfugiés de Syrie et d'Afrique. J'en entendais parler comme tout le monde mais je n'avais pas vraiment conscience de la réalité. Joseph n'avait nulle part où dormir, je lui ai proposé un coin dans une salle, des draps, un matelas pneumatique. C'était l'improvisation totale. Très vite, il y en a eu un deuxième, un troisième, un quatrième...J'ai pris conscience qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Je devais faire ce que je pouvais pour eux, il y avait de l'espace dans le centre. Mais c'était un réflexe humain, je ne me suis jamais dit que j'étais prêtre et que c'était mon devoir...Et puis ils avaient tous vécu des choses terribles."
Huit ans plus tard, Jo et Samuel sont les lointains successeurs de Joseph. Comme lui, ils sont arrivés en charriant leur lot de malheurs et leur regard d’enfant perdu. "Ce qui m'a marqué pendant toutes ces années ? Leur détresse. Et leur fureur de vivre." Samuel vient du Cameroun. Casque sur les oreilles, le regard fermé, il pèse chacun de ses mots. "
C'était la guerre entre les francophones et les anglophones. J'avais 15 ans. J'ai perdu toute ma famille, à part mon oncle. Il m'a emmené avec lui pour l'Europe. On a traversé des déserts la nuit, les steppes, j'ai failli mourir plusieurs fois car on n'avait pas d'eau. On a pris un Zodiac pour traverser la Méditerranée et arriver en Italie. Là, mon oncle m'a laissé entre les mains des autorités. En France je suis passé par Lyon avant d'arriver à Strasbourg. J'ai fait la manche, j'ai dormi à la gare."
Leur arrivée au centre Bernanos correspond à une respiration soudaine dans leur parcours chaotique. "D'un coup, on a la possibilité de dormir sans avoir froid, de ne plus avoir faim, et même de se laver tous les jours", souligne Joseph. "On se sent propre, on discute avec des jeunes qui ont vécu les mêmes choses que nous, on va à l'école, on fait du sport, ajoute Jo. Pour moi le club de basket est devenu très important, après l'école." "Pareil pour moi avec la boxe, mentalement ça me fait vraiment du bien", abonde Samuel. C'est le père Thomas Wender qui résume le mieux ce qu'apporte le centre aux jeunes : "Ils retrouvent de la dignité, et c'est primordial dans leur construction."
Un centre qui manque encore de moyens
Tout n'est pourtant pas rose pour la structure qui rémunère aujourd'hui deux éducateurs spécialisés à temps plein, un chargé de communication et une cuisinière à temps partiel, et fonctionne grâce à environ 200 bénévoles. "Ce sont les dons qui nous financent, et malgré ceux qu'on reçoit régulièrement, ce n'est pas encore assez face au flux des jeunes." Le centre doit ainsi régulièrement en refuser certains "même si on fait tout pour les aider quand même". Ils sont à l'heure actuelle 16 à loger au centre et 12 à être accueillis par des familles bénévoles (mais toujours financièrement pris en charge par le centre). Par manque de place au centre, les jeunes n'ont pas de chambre à eux mais sont tous dans un grand dortoir. Et l'urgence aujourd'hui est plus d'en accueillir d'autres que d'améliorer le confort de ceux déjà pris en charge. "On aimerait en accueillir entre 6 et 10 en plus cette année", dit le prêtre, ce qui selon lui serait "loin d'être suffisant" par rapport aux besoins sur le territoire.
Thomas Wender s'interroge d'ailleurs sur le fait qu'il soit si seul à faire le choix de sacrifier de l'espace auparavant utilisé pour les réunions ou des événements, pour les transformer en dortoir. "Cela fait deux ou trois siècles que l'Eglise cantonne la solidarité à un service dédié, mais le résultat c'est que chacun se dit que ce n'est pas sa mission. L'Église a des ressources pour faire plus. Pourquoi est-ce que je suis le seul à faire ce genre de choses ? C'est exactement ce que le pape dit en ce moment. Je suis à 100% derrière lui. On a une responsabilité envers ces jeunes qui sont en train de mourir en mer, ou qui vivent dans la rue. Certains de mes collègues me critiquent, je le sais, ils estiment que ce n'est pas à un prêtre de faire ça, mais je pense que si on s'y met tous un peu, on peut faire changer les choses."
Jo et Samuel entendent bien, de leur côté, changer les choses pour eux. Malgré leur parcours, ils regardent l'avenir avec un certain optimisme. Jo voudrait devenir basketteur professionnel, dans le sillage de son idole, le joueur américain Kyrie Irving. "Comme moi il n'a pas eu de famille et il fait profiter sa fortune aux pauvres aujourd'hui. Je rêve de jouer en NBA comme lui." Samuel, plus terre à terre, voudrait obtenir ses papiers pour "organiser" sa vie. "Je veux travailler dans le bâtiment, la construction des routes. C'est ce que mon frère faisait, il était ingénieur en bâtiment, il faisait des plans tout le temps..." Il n'en dira pas plus sur le destin de son frère.
Tous les deux se disent avant tout reconnaissants envers Thomas Wender. "C'est plus que l'accueil, on peut lui parler, il nous écoute, quand on a besoin de quelque chose, il est là, dit Jo. Moi je n'ai pas l'habitude de ça, d'avoir quelqu'un comme ça, c'est la première fois.." Tous les deux l'appellent "Père". On leur demande si c'est parce qu'il est prêtre ou parce qu'ils le considèrent comme leur papa. "Je pense que c'est un peu les deux, dit Samuel. De toute façon un prêtre et un papa c'est censé être un peu la même chose...non ?"