Estelle, 15 ans, s'est suicidée le 11 juin 2023 après une plainte pour inceste qui, selon ses proches, aurait été négligée par la justice. À l'occasion de son anniversaire, ils manifestent le 23 mars devant le tribunal judiciaire de Strasbourg pour dénoncer l'inaction de la justice après sa plainte reçue un an et demi avant sa mort.
"Retrouvons-nous pour dénoncer les violences et injustices qu'elle a subies, et qui l'ont conduite au suicide". Le mot d'ordre de l'association Victimes Inceste Alsace pour leur manifestation prévue le 23 mars devant le tribunal judiciaire de Strasbourg (Bas-Rhin) est significatif. Si Estelle, 15 ans, s'est suicidée le 11 juin 2023, c'est qu'elle a été victime d'agressions sexuelles et de violences de la part d'un membre de sa famille, d'un an son aîné. C'est aussi, selon ses proches et l'association, parce qu'elle a subi les injustices liées au fonctionnement de l'institution judiciaire en France face aux victimes d'inceste.
"Estelle a porté à elle seule toute la culpabilité de ce qui s’était passé alors qu’elle était victime, tant que la justice ne le reconnaît pas, et même si son entourage le fait, dans sa tête, c'était elle la responsable. C’est ainsi que toutes les victimes d’inceste fonctionnent". Cela, Joëlle Kuhn Vollmer, la mère d’Estelle l’a très vite compris, voyant sa fille "se barricader" dans sa chambre pendant des mois. Alors, elle a pris sa plume et son téléphone. "J’ai appelé la gendarmerie toutes les semaines, j’ai envoyé des mails, des courriers." Mais pendant 18 mois, et ce, jusqu’à ce qu’Estelle se suicide, l’agresseur n’a pas été entendu par la justice.
Le déroulé des faits (révélé par Mediapart en 2023 et confirmé par France 3 Alsace) est à cet égard riche d'enseignements. Le jour de Noël 2021, Estelle est agressée dans sa chambre. Plus d'un mois plus tard, la jeune fille alors âgée de 13 ans finit par tout dévoiler à sa mère. Elles vont alors déposer plainte à la gendarmerie. Une enquête préliminaire est ouverte, et deux amies auxquelles Estelle s'est confiée sont auditionnées par la gendarmerie dans les mois suivants.
En 18 mois, l'agresseur présumé n'est jamais auditionné
En juillet 2022, six mois après sa plainte, elle fait une tentative de suicide et est hospitalisée pendant plusieurs semaines. Entre juillet 2022 et avril 2023, sa mère écrit trois mails dans lesquels elle témoigne du mal-être profond de sa fille et demande des nouvelles de l'enquête. À chaque fois, on l'invite à réitérer sa demande quatre mois plus tard. Elle finit par écrire un courrier recommandé à la procureure de la République, un mois et une semaine avant le suicide d'Estelle. Elle y raconte sa peur que l'agresseur d'Estelle "fasse d'autres victimes" et demande que celui-ci soit "enfin auditionné" et que sa fille soit "reconnue comme victime". Et ces mots, surtout : "En tant que mère, j'ai peur chaque jour qu'elle commette l'irréparable". Réponse de la procureure : "L'affaire est repartie en enquête. Nous vous invitons à réitérer votre demande dans un délai de huit mois".
L’enquête a fini par aboutir. Le procès de l’adolescent a eu lieu le 19 janvier. Plus de six mois après le suicide d’Estelle. Il a été reconnu coupable pour agression sexuelle avec violence aggravée sur mineure. "Mais c’est encore un mineur, indique Joëlle Kuhn Vollmer. Il faut attendre le 23 septembre pour connaître la sanction. En attendant, il est suivi, mais reste en liberté. Dans tous les cas, il n’ira pas en prison, ce n’est pas possible pour les mineurs. »
Même si l’enquête a abouti, ses proches n’entendent pas lâcher leur mobilisation. "J’ai reçu 26 témoignages de collègues, amis et habitants de mon village qui ont subi des violences sexuelles, et en particulier de l’inceste pendant leur enfance, confie la mère d’Estelle. Je veux faire entendre la voix des nombreuses victimes en souffrance."
Selon Nina Deseigne, présidente de l’association Victimes inceste Alsace, l’enjeu sera aussi de dénoncer les condamnations "très légères des agresseurs, au regard de la condamnation à perpétuité que subissent les victimes dans les faits". "Et le cas d’Estelle montre bien à quel point les institutions judiciaires et éducatives sont à la traîne. J’ai des victimes qui attendent encore depuis quatre ans, après leur dépôt de plainte. Parfois, ils découvrent que l’affaire est classée sans suite par un simple courrier, dans la boîte aux lettres. C’est de la violence". Surtout, tous seront devant le tribunal judiciaire pour "rendre hommage" à Estelle. Le 23 mars, elle aurait eu 16 ans.
Sollicité, le parquet rappelle que "si les délais de traitement de ces affaires particulièrement sensibles paraissent toujours trop longs, pour autant, le service d’enquête compétent, avait été saisi avant le décès tragique de l’adolescente. (...) Incontestablement, les faits dont s’agit ont contribué à la grande souffrance ressentie par la jeune fille."