Claude Vigée, prix Goncourt, était aussi un poète alsacien dialectal

L'écrivain Claude Vigée, décédé le 2 octobre dernier, est originaire de Bischwiller. Il a partagé sa vie d'adulte entre Boston, Jérusalem et Paris, en gardant un lien indéfectible avec sa ville natale et sa langue maternelle, l'alsacien, qu'il magnifie dans certains de ses poèmes.  
 

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Claude Vigée repose désormais au cimetière juif de Bischwiller. Aux côtés de sa femme et son fils, et à quelques mètres de bon nombre de ses aïeux. Il est de retour chez lui. Car ce grand voyageur, qui a étudié puis enseigné la littérature française aux USA, appris l'hébreu à quarante ans et enseigné la littérature à l'université hébraïque de Jérusalem, écrit des dizaines d'ouvrages en français, mais également en italien et en russe, et passé ses dernière années à Paris, s'est toujours considéré "avant tout comme Alsacien, Bas-Rhinois, campagnard".
 

On n'est Homme au sens universel qu'en étant d'abord Homme du lieu où l'on naît. Sinon, on est homme de paille, fantôme.

Claude Vigée - 1970

Il a quitté les lieux de son enfance à l'âge de 17 ans, pour passer le baccalauréat à Strasbourg, puis a dû fuir à Toulouse en 1940 avant de partir en 1943 pour les Etats-Unis. Mais ce "cordon ombilical avec Bischwiller n'a jamais été coupé", comme il l'expliquait en 1999 lors d'une interview accordée à France 3 Alsace, en ajoutant : "Mon attachement est en lien avec ma propre survie. Ce n'est pas par vertu, mais par nécessité intérieure." Une vérité essentielle pour lui, déjà énoncée en décembre 1971, lors d'une conférence à Strasbourg, en compagnie de l'auteur et cabarettiste Germain Muller : "On n'est Homme au sens universel qu'en étant d'abord Homme du lieu où l'on naît. Sinon, on est homme de paille, fantôme (…) C'est, au fond, un sursaut de vitalité, et un refus d'être balayé. L'Homme a besoin de racines."
 

Dans plusieurs de ses ouvrages et de nombreuses interviews, Claude Vigée évoque ses lieux d'enfance. La maison familiale au centre de Bischwiller, où il a vu le jour le 3 janvier 1921, sous le nom de Claude André Strauss. C'était un magasin (aujourd'hui une banque) où son grand-père, "et déjà deux générations avant lui" vendait des draps. "Il attirait le tout Bischwiller, ainsi que les paysans des alentours, qui venaient (…) les jours de marché faire leurs achats chez nous. Et moi, petit garçons de 3 ou 4 ans, j'observais, parmi les paysannes aux longues robes." Puis, à quelques rues de là, la grande maison de son grand-père maternel, où il a vécu durant 11 ans. Le "salon Louis XV" de sa grand-mère Coralie, où il venait prendre le thé. Le verger (à l'emplacement de l'actuelle médiathèque qui porte son nom), "un paradis (...) avec des douzaines de quetschiers, cerisiers, pommiers" où il "s'amusait et construisait des tentes d'indiens en toile de jute." Le collège, qu'il a fréquenté comme son père et son grand-père avant lui. Ses vacances à l'auberge de l'Ange à Wissembourg, le "pays de sa mère", et Seebach, village de son grand-père maternel.

Hopfe zopfe, Bolle ropfe, Stiel dràn lonn… Wer s'nit kànn, soll's bliewe lonn.

Comptine alsacienne

Dans une interview accordée à l'émission Rund Um en 1997, Claude Vigée raconte, malicieux, qu'avec ses copains, durant des heures, il détachait les cônes de houblon de leur longues lianes pour en remplir de gros paniers. Un travail rémunéré : "Pour cela, on recevait 2,50 francs des brasseurs. C'était le 'hopfe zopfe' (la cueillette du houblon)". Mais "les paniers de houblon étaient hauts, au moins un mètre. Et quand soi-même on n'a qu'un mètre, ils paraissaient aussi hauts que la tour Eiffel." Pour égayer cette tâche fastidieuse, les enfants chantaient "Hopfe zopfe, Bolle ropfe, Stiel dràn lonn. Wer s'nit kànn, soll's bliewe lonn" (Cueillir le houblon, arracher les cônes, laisser les tiges. Celui qui n'y arrive pas, bas les pattes)... ou des chansonnettes un peu moins recommandables.
 


Grand défenseur du dialecte alsacien, Claude Vigée ose affirmer dès les années 1970 que "chez l'Alsacien (...) les soubassements linguistiques sont ceux du dialecte. Tout le secret de la créativité poétique de l'Alsacien de nos générations, c'est l'art de faire, comme disait mon grand-père de Seebach, du "Nusseschnàps" (alcool de noix) (…) Il faut faire macérer des noix alsaciennes dans leur brou alsacien, noir, brun comme la terre, dans l'alcool français."
 

Devant la peur de la mort, soudain, sa langue maternelle a surgi de sa moëlle, de ses tripes.

Sylvie Reff, écrivain et poétesse

Pourtant, lui-même, auteur de près de soixante-dix ouvrages, essais et livres philosophiques, ne se met véritablement à écrire en alsacien qu'à partir de 1982. Un moment fondateur avec, pour déclic, la guerre du Liban. "Quand les tirs ont commencé, il était sur sa terrasse, à Jérusalem" raconte l'écrivain et poétesse Sylvie Reff, également originaire de Bischwiller, et amie de longue date de Claude Vigée. "Or, devant la peur de la mort, il n'y a plus ni fard, ni mensonge. Soudain, sa langue maternelle a surgi de ses os, de sa moëlle, et a coulé, sans entraves, sans freins, authentique."



Il en a résulté un long poème de 750 vers, écrit d'une traite, en quelques jours : "Schwàrzi Sengessle flàckere ém Wénd" (Les orties noires flambent dans le vent). L'un des textes les plus poignants de la littérature alsacienne, hommage à ses anciens camarades de classe sacrifiés, "d'Juddebièwle uff Auschwitz" (les petits juifs à Auschwitz) "un d'Kréschtebièwle uff Tàmboff" (et les petits chrétiens à Tambov), ode à la nature et à l'Alsace de son enfance, mêlant tristesse et humour noir. "Une sorte de requiem, un oratorio polyphonique", selon Claude Vigée lui-même. "Lyrique, tragique, grotesque, gouailleur. Un véritable fromage de tête, voilà ce que c'est." Un an plus tard, le poète traduit son texte en français, ou du moins, l'adapte. Un travail de réécriture qui, selon son propre aveu, lui a "coûté beaucoup plus de travail que le texte original."
 

C'est une langue magnifique, j'ai rarement lu quelque chose d'aussi beau en alsacien.

Dinah Faust, comédienne - en 2006

Dès les années 1990, la comédienne et épouse de Germain Muller, Dinah Faust, a souvent interprété l'intégralité des "Schwàrzi Sengessle" sous forme de lecture théâtrale, dont il a résulté un DVD, quelques années plus tard. "Ce texte est comme un enfant que je porte en moi" avait-elle confié à France 3 Alsace en 2006. "J'ai du mal à m'en séparer, même pour un certain temps. C'est une langue magnifique, j'ai rarement lu quelque chose d'aussi beau en alsacien." 
 

Par la suite, Claude Vigée écrit encore quelques autres poèmes en dialecte, certains très brefs, ciselés, d'autres plus développés. Chants d'amour, descriptions de nature, instantanés de vie, évocations de guerre et de mort. Une œuvre dialectale intense, précieuse, où lumière et nuit, peine et fulgurances heureuses sont toujours intimement mêlées. "Claude était une belle âme qui nous a été offerte" estime Sylvie Reff. "Pleine de bonté et de courage. Le seul survivant de toute une famille, car 44 de ses membres sont morts durant la guerre."
 

L'alsacien est aussi une forme de langue originelle (…) L'alsacien est mon premier hébreu.

Claude Vigée - 1986

Le juif Claude Vigée tenait sa langue maternelle, matricielle, en aussi haute estime que l'hébreu. "La langue hébraïque est l'origine profonde de l'humanité" disait-il en 1986 dans une émission de poésie dialectale. "C'est la langue de la bible, où Dieu s'est révélé comme créateur. Donc, le monde a été créé en hébreu. Mais pour moi, l'alsacien est aussi une forme de langue originelle, la clé vers mon monde d'enfance, naissance et commencement. L'alsacien est mon premier hébreu."
 

Pour Alfred Dott, son grand ami de Bischwiller, Claude Vigée était "un grand humaniste, un esprit indépendant, sans dogme, mais empathique et profondément humain (…) Avec une pensée si profonde sur la vie, la philosophie, la religion et l'Alsace." Jusqu'au dernier jour, Alfred Dott l'appelait très régulièrement à Paris. Ils parlaient de tout, d'autrefois et de l'actualité, mais uniquement en alsacien. "Il entendait mal, mais au téléphone, ça allait, avec l'écouteur de son vieil appareil collé à l'oreille. Echanger en alsacien était son grand plaisir."  

"Bisch so witt gànge wie's numme melisch isch gsinn, hesch s'Läwe hoch uf dine Händ getrawe un tief in dinem Herz" (Tu es vraiment allé aussi loin que l'on pouvait aller, tu as élevé la vie sur tes mains, tu l'as célébrée au plus profond de ton cœur) s'est exclamée Sylvie Reff à l'enterrement de son ami Claude Vigée, mardi 6 octobre, dans le cimetière juif de Bischwiller. "Losch uns hundert döisischi vun Läweskernle, fer dàss mer se widersch saije, fer dàss de Menschewàld ewisch blieje kànn" (Tu nous laisses cent mille petites graines de vie pure à planter, pour que fleurisse à jamais la forêt des hommes). 
 


Un héritage-cadeau que Claude Vigée, qui nous a quittés dans sa centième année, laisse à travers son œuvre, magnifique et multiforme. Et par la signification profonde de son nom d'auteur, qu'il s'était choisi en 1942 à Toulouse, en des temps où son véritable patronyme, Strauss, risquait de trahir sa judéité et de le mettre en danger : Vigée… Vie, j'ai…
 

 
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