L'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg n'est plus à présenter. Mais saviez-vous qu'en Alsace, il existait une dizaine d'autres horloges à automates, moins glamour certes, mais toujours surprenantes ? Et que certaines fonctionnent encore ?
Personnages intrigants qui tapent sur des cloches, visages grimaçants qui jouent du maxillaire, tirent la langue ou bougent les oreilles, squelettes qui tournent un sablier… Installées en hauteur sur des bâtiments publics, au su et au vu de tous, les horloges à automates faisaient bien plus que donner l'heure. Nées des talents conjugués de nombreux artisans d'art, horloger, sculpteur et peintre, elles affichaient de manière ostentatoire la richesse des cités qui pouvaient se les offrir. Tout en exhortant les passants à ne pas oublier la brièveté de la vie.
Dès la fin du Moyen-Age, en France, en Suisse, en Belgique et ailleurs, plusieurs villes se sont dotées d'une horloge à automates. En Alsace, la première a fait son apparition en 1352, dans la cathédrale de Strasbourg (un nouveau modèle l'a remplacée en 1574, lui-même métamorphosé par l'horloger Jean-Baptiste Schwilgué en 1842). Bientôt, une demi-douzaine d'autres villes ont eu leur propre horloge. Aujourd'hui, plusieurs ont totalement disparu, et pour d'autres, il ne reste que quelques sculptures. Mais certaines sont toujours visibles, et réservent bien des surprises à celui qui sait lever le nez.
Le jacquemart de Benfeld, et la légende du Stubbehànsel
La plus intéressante visuellement, et la mieux conservée, est l'horloge à automates de Benfeld. "C'est un jacquemart, une horloge dotée d'un personnage qui frappe les heures avec un marteau" précise l'historien Fabien Baumann. D'origine incertaine, le terme "jacquemart" définit un personnage qui "frappe", quand les autres automates se contentent de bouger. Mais par extension, il désigne aussi l'horloge dans son ensemble.
Depuis quatre siècles, 1620 très précisément, le jacquemart de Benfeld domine la cité, depuis la façade de la tour de l'hôtel de ville. Visible de loin, pour impressionner le visiteur, il est contemporain de la fortification des remparts. Il se compose de trois personnages qui s'animent à heure fixe. A droite du cadran, un chevalier sonne les quarts. Il représente "l'administrateur de l'évêque de Strasbourg, qui était seigneur de Benfeld" explique Fabien Baumann. A gauche, un squelette muni de sa faux retourne un sablier.
Le personnage le plus insolite se situe au-dessus d'eux. C'est un simple buste qui émerge d'une lucarne. Pour marquer les heures, il ouvre la bouche et agite un sceptre de la main droite, tout en tenant une bourse de la gauche. Selon la tradition locale, il s'agirait du "Stubbehànsel", un personnage médiéval controversé qui "aurait dénoncé sa ville pour de l'argent. Mais on n'a aucune preuve qu'il ait réellement existé", d'autant plus qu'aucun écrit ne le mentionne avant le 19e siècle. Mais Fabien Baumann doute qu'un traître aurait ainsi été mis à l'honneur, sur la façade de l'hôtel de ville. Pour lui, ce personnage représenterait plutôt le schultheiss, une sorte de juge local, et symboliserait donc la justice.
Le mécanisme actuel, à l'intérieur de la tour, a été réalisé en 1856 par Jean-Baptiste Schwilgué, le même qui, une décennie plus tôt, transformait l'horloge astronomique de la cathédrale. La commune de Benfeld s'était adressée à lui, car souhaitait une horloge fiable pour une raison très pragmatique : "Beaucoup d'ouvriers de l'usine textile voisine de Huttenheim vivaient à Benfeld" rappelle Fabien Baumann. "Ils avaient donc besoin d'avoir l'heure exacte pour se rendre à leur travail."
Dans les années 1980, le mécanisme de l'horloge a été électrifié, et ses trois automates de bois remplacés par des copies. Les anciens automates sont toujours exposés dans le petit musée (actuellement fermé pour cause de crise sanitaire) à côté de l'office de tourisme. Mais eux-mêmes ne sont que des copies du 18e siècle. Ils affichent de nombreux stigmates dus aux intempéries, et plusieurs couches de peinture démontrant qu'ils ont plusieurs fois changé de couleur, au fil du temps et des modes.
Les automates d'origine, de 1620, eux, ont totalement disparu. Mais un document des archives municipales mentionne le nom du maître horloger Abraham Habrecht, et celui du peintre Johannes Fröbe, deux Strasbourgeois à l'origine de l'horloge.
Des horloges toujours en place, à Molsheim et Mutzig
Pour Fabien Baumann, Benfeldois d'origine, c'est sa fascination pour cette horloge à automates qui est à l'origine de son livre. "Ma grand-mère, chez qui j'étais en journée, vivait d'un côté de la ville, et en allant à l'école, je passais près de l'horloge. Je me demandais toujours ce que faisaient les personnages, s'ils allaient bouger" se souvient-il. D'où cette envie d'en savoir plus, et de creuser le sujet.
Après deux années de recherches aux archives des deux départements alsaciens, et de nombreuses rencontres avec des historiens locaux, il a réussi à identifier une dizaine de ces horloges. Dans le Bas-Rhin, hormis l'horloge de la cathédrale et celle de Benfeld, deux autres fonctionnent toujours mais sont peu mises en valeur.
A Molsheim, le bâtiment Renaissance de la Metzig (maison des bouchers) arbore une horloge animée depuis 1607. Les deux automates d'origine ont disparu, et on ignore à quoi ils ressemblaient. Alors "en 1857, un sculpteur d'Obernai les a remplacés par deux anges de pierre" raconte Fabien Baumann. "Chacun frappe sur une petite cloche." Hélas, l'ange de gauche, celui des quarts, ne fonctionne plus. Seul celui de droite, imperturbable, continue à donner les heures. Et l'ensemble de l'horloge est recouvert d'un filet de protection peu esthétique, qui lui fait perdre en visibilité.
A Mutzig, l'automate consiste en une simple tête colorée – actuellement fort disgracieusement auréolée de trois antennes téléphoniques – sortant d'une lucarne tout en haut de la tour en bois qui surmonte l'hôtel de ville. A heure fixe et à la demie, elle ouvre la bouche et bouge les oreilles. Ici, pas de symbolique médiévale, d'autant plus que le mouvement des pavillons auriculaires n'est qu'un ajout tardif, en 1934, d'un menuisier facétieux. Pourtant, cette tête pose question.
La copie actuelle, des années 1970, est dotée d'un bonnet phrygien. Or, la tête d'origine, en bois très endommagé, conservée au musée de Mutzig, est surmontée d'un couvre-chef de fer-blanc à la forme indéfinissable. Autres curiosité : les documents sur la construction et l'entretien de l'hôtel de ville sont nombreux, mais aucun ne mentionne l'automate. Par ailleurs, positionnée très en hauteur, cette tête est très peu visible pour un passant non averti.
Face à ces bizarreries, Fabien Baumann a une hypothèse : "Selon moi, cet automate se trouvait à l'origine sur un bâtiment plus bas, peut-être la "Bürgerstubbe" (ancienne maison communale) qui existait il y a quatre cents ans." Il a aussi plusieurs raisons de penser que la tête originale représentait non un révolutionnaire, mais un Turc avec son turban, évoquant l'empire ottoman tant redouté dans l'Europe du début du 17e siècle.
Des horloges à automates aujourd'hui disparues
D'autres horloges à automates ont totalement disparu, il n'en subsiste que de rares mentions écrites. Ainsi, à Sélestat, où "il y en avait une avant la Révolution, sur un beau bâtiment." Depuis la démolition de ce dernier, il n'en reste rien, pas même une gravure. De même, à Barr, où à la fin du 17e siècle, une horloge avec "un automate en costume de lansquenet suisse" ornait l'ancienne maison communale (Bürgerstubbe). Mais après la Révolution, on n'en trouve plus trace.
Dans le Haut-Rhin, Fabien Baumann en a identifié deux, dont des éléments ont été conservés. A Thann, dès 1530, la porte inférieure de la ville (Innertor) était dotée d'une horloge de ce type, œuvre d'un horloger suisse de Winterthur. D'abord déplacée, elle a disparu au début du 19e siècle. Mais deux jacquemarts en bois de chêne sont conservées au Musée des Amis de Thann : un chevalier et un squelette dotés chacun d'un bras articulé. "Le chevalier devait frapper les quarts d'heure de sa main droite, tandis que la mort frappait les coups des heures de la main gauche" explique Fabien Baumann dans son livre.
A Rouffach, dès la fin du Moyen-Age, une horloge astronomique à automates était installée sur l'église Notre-Dame, au-dessus du portail principal du massif occidental. Bien visible depuis le parvis, cette horloge était singulière à plus d'un titre. Ses principaux automates, en bois, représentaient Adam et Eve, symboles de péché et de vanité. Lui "frappait les heures sur un timbre en bronze à l'aide d'un marteau" tandis qu'elle "lui tendait une pomme à l'aide de son bras articulé."
Dans la partie supérieure, un masque grotesque tirait une longue langue rouge, tandis qu'une tête enturbannée pivotait pour laisser voir une tête de mort. Plusieurs fois restaurée, puis finalement hors d'usage, cette horloge a été démontée après 1858, mais ses automates sont toujours visibles (en période d'ouverture) au musée du Baillage.
Coq gaulois et poule aux œufs d'or
Les horloges à automates alsaciennes les plus récentes ont moins d'un siècle. Moins riches de sens que leurs ancêtres, mais plus humoristiques, elle se trouvent à Strasbourg, à quelques mètres l'une de l'autre. Elles se donnent même la réplique, une fois par jour.
Sur la façade du bâtiment des Dernières Nouvelles d'Alsace, un fier coq toise le passant. Symbole éminemment franchouillard, installé sur son piédestal, une horloge cubique, à l'issue du premier conflit mondial, en 1923. Chaque jour, à midi tapante, dès que la cathédrale a sonné ses douze coups, le gallinacé de métal bat des ailes, tout comme son aïeul de l'horloge astronomique, renverse la tête et lance un puissant cocorico.
Alors, de l'autre côté de la rue, à l'angle du bâtiment d'en face, une poule blanche et noire répond en gloussant, tandis que des œufs dorés s'élèvent de son nid. Elle-même n'a qu'une trentaine d'années, car elle n'a été placée là qu'en 1998 par une banque (la poule aux œufs d'or, tout un programme). Mais malgré leur différence d'âge, coq patriotique et jeune volaille s'entendent à merveille pour dialoguer à trois reprises, et égayer les badauds.