La Commission Européenne doit rendre fin janvier 2022 la version finale de son texte concernant la labellisation des énergies. La France pousse pour y inclure le nucléaire, poids lourd de la production d’électricité dans le Grand-Est. L’Allemagne résiste mais pourrait céder. Etat des lieux des positions européennes.
En fait il s’agit de gros sous. Certes, l’objectif de neutralité carbone en 2050 est bien la priorité affichée par la Commission Européenne, depuis la publication du Green Deal (le pacte vert en français). Mais comment y arriver ? En investissant massivement dans tous les secteurs de l’économie pour permettre de réduction massive des émissions. C’est le cas notamment des cimentiers et des sidérurgistes qui s’engagent à mettre en œuvre des procédés de fabrication décarbonés selon un calendrier qui s’étale jusqu’au milieu du siècle. L’autre volet concerne l’énergie, qui cristallise le plus d’enjeux et de crispations parmi les membres de l’Union Européenne.
Taxinomie
L’industrie du nucléaire du vieux continent a besoin d’investissements massifs d’ici 2050. Selon Thierry Breton, ancien ministre français de l’Economie, et actuel commissaire européen chargé du commerce intérieur, les besoins européens sont estimés à 50 milliards d’euros pour la maintenance d’ici 2030, et à 500 milliards pour les nouvelles centrales d’ici 2050 (les Echos du 10 janvier 2022).
Comment se financer ? Par des emprunts "verts", qui seront rendus possibles dès que l’Europe aura tranché sur ce qui l’est ou pas : il s’agit de la fameuse "taxinomie" qui permet "aux acteurs économiques d’identifier les activités compatibles avec l’objectif d’atteindre une économie neutre en carbone d’ici 2050", résume Victor van Hoorn, du Forum européen de l’investissement responsable.
En clair : un langage commun pour déterminer les activités économiques durables, et finançable à meilleur marché que les autres.
Le premier texte publié début janvier 2020, et dont on attend la version définitive pour la fin du mois, a donné lieu à une foire d’empoigne qui résume bien les positions de la France et ses voisins. Notre pays se bat pour que le nucléaire soit classé parmi les énergies durables. 56 réacteurs sont en activités en France en 2022, dix dans le Grand Est : quatre tranches à Cattenom (Moselle), deux à Chooz (Ardennes), deux à Nogent sur Seine (Aube) en activité et deux à Fessenheim (Haut-Rhin). Selon la Revue Générale du Nucléaire, le Grand Est a produit 10 térawattheures en 2020, deux fois plus d'électricité qu’il n'en consomme. Le nucléaire représenterait 20000 emplois dans la région.
Capitaux
Si le nucléaire obtient le label vert, il lui sera plus facile d’attirer des capitaux, à de meilleurs taux, et donc d’être compétitif.
Sur les prix aussi ? Seront concernés la construction de nouvelles centrales, les travaux de maintenance des centrales actuelles, la R&D sur les déchets… Les clients des électriciens pourraient eux aussi se prévaloir de la fourniture d’électricité verte pour obtenir à leurs tours des financements plus avantageux. Et ainsi, selon la Commission Européenne, créer un cercle vertueux qui mène tout droit à la neutralité carbone en 2050.
En échange du classement du nucléaire parmi les énergies durables, la France accepterait que le gaz soit lui aussi classé parmi les énergies durables. L’Allemagne a débranché au 31 décembre 2021 trois des 6 six dernières centrales nucléaires encore en activité outre Rhin. Elle est naturellement contre le classement du nucléaire parmi les énergies durables, mais prête au compromis pour y inclure le gaz… Dont l’Allemagne a besoin pour sortir du nucléaire !
Mais plusieurs pays sont vent debout contre ce classement, dont l’Autriche, qui n’a jamais démarré son seul réacteur et produit une électricité à 75% renouvelable, l’Espagne, et… Le Luxembourg ! Le ministre de l’Energie luxembourgeois, Claude Turmes, ancien eurodéputé vert, a signalé dès samedi qu’il voyait dans le texte de la Commission un risque d’« écoblanchiment » d’énergies (les Echos du 10 janvier 2022), ce qui fait sourire les connaisseurs du dossier.
Le Luxembourg demande la fermeture de la centrale de Cattenom (Moselle) depuis toujours, mais possède 10% d’électricité nucléaire dans son mix énergétique : 85% de l’électricité luxembourgeoise vient d’Allemagne. Au total, le Grand-Duché importe 76% de son électricité.
Par la voix de sa Ministre du climat, Leonore Gewessler, l’Autriche est prête à contester le classement via une procédure pour nullité devant la Cour de justice de l’Union Européenne. La Belgique a confirmé en fin d’année 2021 qu’elle comptait également sortir du nucléaire.
Le classement du nucléaire parmi les énergies renouvelables sortirait une grosse épine du pied à l’industrie de l’atome hexagonale : le parc français est vieillissant. 10% des tranches sont actuellement arrêtées pour maintenance, avec des risques de coupures en cas d’hiver rigoureux.
Ironie de la situation : à deux mois de fermer sa dernière tranche thermique, la centrale de Saint-Avold (Moselle) a commandé du charbon pour pallier les conséquences éventuelles de l’arrêt des centrales nucléaires françaises. Il manque actuellement en France une puissance équivalente à la centrale de Fessenheim, arrêtée définitivement le 29 juin 2020. Et la France reste très en retard sur ses engagements en terme de production d’énergies renouvelables selon l’Agence Internationale de l’Energie.