Un quartier méconnu à l'entrée de Haguenau, le "Millioneviertel" est le sujet d'une récente étude de la société d'histoire de la ville. Construit vers 1900, équivalent haguenauvien de la Neustadt de Strasbourg, il vaut le détour.
Dès son origine, on l'appelait "Millioneviertel" – "quartier des millions" ou "des millionnaires" : deux portions de rues à l'entrée de la ville (actuelles rue du Foulon et route de Strasbourg), et une longue artère coudée (rue de l'Aqueduc) près de la gare, bordées de splendides maisons bourgeoises. Construites au tournant du 20e siècle, elles étaient déjà équipées de tout le confort moderne d'alors : gaz, électricité, eau courante et volets roulants.
Pourtant, paradoxe, ce quartier très particulier a su rester excessivement discret. Si discret, même, que beaucoup de Haguenauviens ignoraient jusqu'à son existence. Mais depuis 2018, la SHAH (Société d'histoire et d'archéologie de Haguenau) s'y est intéressée de près, l'a étudié et a proposé des visites guidées avant le confinement. Puis elle en a fait un livre, dont la première édition est déjà épuisée.
Véritables manoirs de brique ou de pierre, s'inspirant de l'art nouveau ou du style néo-Renaissance, agrémentés de tourelles, de frises, de verrières, de pignons crénelés… les demeures du "Millioneviertel" rivalisent d'originalité. Nées de l'imagination d'architectes, dont certains venus de Strasbourg, elles ont été commandées par "des Haguenauviens fortunés, qui savaient que des officiers allemands, venus à Haguenau, cherchaient de belles maisons" explique Marie-Antoinette Klein, co-auteur du livre et membre de la SHAH. "Ils les ont donc fait construire pour les louer à ces militaires, et se sont enrichis par ce biais."
En effet, depuis 1870, comme toute l'Alsace-Moselle, Haguenau vit à l'heure allemande. Et dans cette ville de garnison débarquent de nombreux militaires originaires de Berlin, de Prusse, de Poznan (actuelle Pologne)… Des officiers souvent de noble origine, des "Freiherren" (barons) avec des patronymes à particules, qui se trouvent un peu à l'étroit dans cette petite ville provinciale. Et apprécient donc d'autant plus de pouvoir "se regrouper avec familles et domestiques dans ce petit quartier, pour un entre-soi, afin de retrouver leur petit monde un peu décadent comme s'ils étaient encore à Berlin."
Marie-Antoinette Klein et Joseph Gentner, les deux co-auteurs du livre, ont fait de longues recherches pour reconstituer l'histoire de ce quartier et de ses habitants. Particulièrement dans les archives, tant régionales que d'Outre-Rhin. "On a retrouvé des recensements où tout était noté" raconte Marie-Antoinette Klein. "Qui a vécu où et avec qui, les origines des habitants, les dates de naissance (…) L'un de ces officiers avait un arbre généalogique qui remontait au 12e siècle. C'était principalement des familles distinguées."
Dans l'angle de la rue de l'Aqueduc se dresse une superbe bâtisse dont l'aspect d'origine de couleur claire, dont l'aspect d'origine a été conservé. Presque aussi large que longue, elle a été construite en 1905, comme en témoigne l'inscription sur la façade. Elle abrite actuellement une bonne demi-douzaine d'appartements, mais au départ, seules deux familles y vivaient. Dont celle du Freiherr (baron) Frantz Rebay von Ehrenwiesen. Sa fille Hildegard (connue sous le nom de Hilla von Rebay) est devenue célèbre. Partie dès 1907 étudier la peinture à Paris et Munich, elle a côtoyé Jean Arp et Kandinsky. Puis, raconte Marie-Antoinette Klein, "elle a déménagé en 1926 à New York, où elle a rencontré Solomon Guggenheim" (mécène et collectionneur, spécialisé en art abstrait). Ce dernier lui a confié la direction artistique de sa collection, et dès 1943, "elle a contribué à créer le célèbre musée Guggenheim de New York."
La plupart des habitants du "Millioneviertel" étaient de grandes familles avec une nombreuse domesticité. A côté des maisons, il fallait donc aussi des dépendances. Ainsi ce petit bâtiment en longueur, proche de l'ancienne maison des Rebay von Ehrenwiesen. Il abritait une buanderie, une sellerie surmontée de la chambre du palefrenier, une grange à foin et, au centre, une écurie très bien conservée. Car les chevaux faisaient partie du quotidien, tant pour les officiers qui étaient tous d'éminents cavaliers, que pour tirer les calèches. "Cette écurie était prévue pour trois chevaux" précise Joseh Gentner. "On voit encore les anneaux où ils étaient attachés, et l'auge pour l'eau et la nourriture. Et au sol, les pavés sont encore ceux d'origine." Même la paroi de bois, qui séparait le box de l'étalon de celui des deux juments, n'a pas bougé.
Mais les deux co-auteurs ont aussi découvert que certains habitants du quartier étaient moins glamour. "Certains sous-officiers vivaient seuls, avec leur ordonnance" explique Marie-Antoinette Klein. "Au rez-de-chaussée de l'une des maisons, on a découvert un orifice prolongé par un toboggan qui mène à la cave." Après les soirées de beuveries, les militaires inconscients étaient probablement placés sur ce toboggan afin "de les faire glisser dans la cave, qui servait de cellule de dégrisement, le temps qu'ils reviennent à eux."
A côté des militaires allemands, quelques Haguenoviens de la haute bourgeoisie s'étaient octroyé le privilège de vivre eux-mêmes dans ce nouveau quartier. L'archiviste de la ville vivait dans une grande maison en briques ornée de frises. Et l'un des architectes qui a contribué à rénover la cathédrale de Strasbourg au tournant du siècle, Clément Dauchy, s'était fait construire une maison dotée d'un pignon à gradins.
A l'origine, chacune de ces grandes demeures était entourée d'un parc privatif. Mais au fil des ans, certaines parcelles de ces grands terrains ont été vendues, et des maisons plus récentes s'intercalent désormais entre les grandes bâtisses 1900.
La plus ancienne maison de la rue de l'Aqueduc détonne également, car bien plus basse et modeste que ses voisines. C'est une petite maison alsacienne construite dès 1870. "A l'époque, la rue n'existait pas encore" précise Marie-Antoinette Klein. "Cette zone était encore hors les murs, et cette maison appartenait à de simples maraîchers. Les maisons nobles ne sont apparues que 30 ans plus tard."
Environ 120 années après sa construction, le quartier a évolué, même si ses grandes demeures restent très identifiables. L'une d'elles, rue du Foulon, construite en 1902 par le maire de la ville, a conservé sa silhouette inchangée, mais perdu les fresques colorées qui la couvraient à l'origine. En revanche, "elle est connue jusqu'aux Etats-Unis" se réjouit Marie-Antoinette Klein, puisqu'elle apparaît "dans le feuilleton Band of Brothers. On la reconnaît parfaitement dans l'épisode numéro 8."
Mais l'aménagement intérieur de la plupart des maisons est aujourd'hui méconnaissable. Durant leurs recherches, les co-auteurs du livre ont pu constater que "beaucoup de ces maisons sont très modernes, car ceux qui les ont rachetées ces vingt dernières années les ont énormément transformées." Près de la route de Strasbourg se dresse l'une des rares à avoir conservé son carrelage d'origine dans l'entrée, ainsi que des portes en bois et un bel escalier remontant à l'époque de sa construction.
La SHAH, en lien avec l'office du tourisme, avait proposé la première visite guidée du "Millioneviertel" en août 2019. Avec un succès tel que les organisateurs ont été les premiers surpris. "D'ordinaire, pour ce genre de visite, on attend une cinquantaine de personnes" explique Richard Weibel, président de la SHAH. "Mais cette fois-là, il y en avait… 110." Et aux visites suivantes, cet intérêt des Haguenauviens pour ce quartier qu'ils découvraient ne s'est pas démenti.
Puis est survenu le premier confinement. En attendant de pouvoir à nouveau proposer des visites, et pour ne pas laisser perdre tous les résultats de ces longues recherches, la SHAH a donc décidé d'en faire un livre. Et là aussi, le succès a été phénoménal. En quatre semaines, les 600 exemplaires de la première édition avaient trouvé preneur.
La société d'histoire réfléchit donc à une seconde édition, mais enrichie, car il reste encore d'autres choses à raconter sur ce quartier. En particulier, l'existence d'un petit étang, le "Kaiserweijer" (étang de l'empereur), également méconnu de la majorité des habitants. Et dès que cela sera possible, elle organisera de nouvelles visites guidées. En laissant la priorité aux 150 personnes déjà inscrites sur liste d'attente.