Patrick Vogt a 65 ans. Dont une année consacrée à lutter contre la Covid. A son échelle. Locale. Il est médecin généraliste à Mulhouse, ville martyre de la première vague pandémique. Je l'avais contacté en avril dernier. Aujourd'hui c'est l'heure des comptes. Des règlements de comptes.
Quand on me propose de revenir sur la série de portraits que j'avais faite au printemps dernier, au coeur de la vague Covid, je dois bien vous l'avouer le coeur n'y est pas, justement. Je crois que comme vous, comme tout le monde en fait, j'ai besoin de passer à autre chose. Cette année a été terrible. Terriblement monotone. Faite de chiffres, de masques, de morts, de peurs et pour ma part d'un grand sentiment d'enfermement. Me replonger là-dedans. Bof.
Ceci dit, ma curiosité est plus forte. Plus forte que mon spleen. Que sont-ils devenus tous mes personnages, ces phares dans la nuit comme je les avais nommés ? Tous ces hommes et ces femmes qui ont sacrifié leur temps, leur énergie, leur joie de vivre au printemps ? Que reste-t-il un an après ?
Patrick ou la colère brisée
Je décide de commencer, de recommencer par Patrick Vogt. Le lanceur d'alerte mulhousien. Histoire de replanter le décor en même temps que la graine de la colère. Enfin, c'est ce que je crois. Assez naïvement.
Quand j'appelle Patrick Vogt, je reconnais sa voix bonhomme. De suite, mes réticences sont balayées. Ça fait du bien oui de l'entendre. Son rire franc, sa douceur égale. Comme si depuis un an, ce fil tissé entre nous, par la voix et elle uniquement, avait tenu bon dans la tourmente. On se retrouve. On se demande des nouvelles. On se tutoie allez.
Patrick est en voiture quand il décroche. Le mercredi c'est visites à domicile. Pas son fort, il préfère l'outillage et le décor de son cabinet. Mais là, pas le choix. "Je sors d'une maison où toute la famille est confinée depuis 10 jours. Terrée chez elle à cause d'un cas covid. Je l'ai appris par hasard alors que je suis leur médecin généraliste. Non mais franchement. Mes patients vivent dans l'angoisse perpétuelle depuis un an, ils se replient, c'est la psychose. Tout ça parce que les consignes ne sont pas claires. Toujours pas. J'aurais pourtant pu les aider, faire venir une infirmière libérale, prescrire de la cortisone ..."
Mes patients vivent dans l'angoisse perpétuelle depuis un an
Voilà la colère qui remonte. Tiède. Aseptisée. Je m'étonne de ce changement. Lui, le franc-parleur, le révolté, a perdu sa grosse voix. "Je suis blasé. J'ai trop l'habitude d'être en colère c'est lassant." Quand un lanceur d'alerte perd en gueule c'est pas bon signe pour la démocratie. Je lui dis.
Ils ont toujours rien compris. C'est usant. Cette force d'inertie
"Non mais, ils ont toujours rien compris. C'est usant. Cette force d'inertie. Je sais plus quoi dire moi là. On n'a pas retenu les leçons de la première vague. Repérage et traitement précoce. Là on balance à longueur de journées des chiffres catastrophiques et biaisés alors que nous savons maintenant que seulement 1% des cas Covid sont gravissisimes. Résultat les gens sont dans la psychose constante, ils appellent le 115, et nous maillon central, médecins généralistes, on reste à l'écart. "
. @Hamonjeanpaul , président de la Fédération française des médecins de France, plaide pour une réorganisation profonde du système de santé. Qu'en pensez-vous ? pic.twitter.com/Xi6GhWc3QS (via @neotvofficiel)
— Xavier Bizot (@Xavier_Bizot) February 27, 2021
Un canard sans tête
L'ARS. Agence régionale de santé. En avril dernier, Patrick l'avait en travers de la gorge. Sacré morceau. Monstre bureaucratique et centralisé qui avait brillé par son silence puis ses injonctions contradictoires. "C'est un canard sans tête. Ça part dans tous les sens. Et surtout c'est de moins en moins cohérent. Cacophonie sur les masques, sur les tests et maintenant sur les vaccins. Y a aucune logique. L'ARS est toujours aussi hors-sol, recroquevillée sur elle-même. Elle n'a rien compris. En centralisant les décisions et les savoirs, elle a déconnecté l'hôpital et la médecine de ville pourtant indispensable dans la prise en charge de la Covid."
Lui qui appelait la démocratie sanitaire de tous ses voeux se retrouve passablement frustré. "Heu non ouais là, on n'y est pas. Du tout du tout." Et Patrick de détailler ce fossé entre l'hôpital et la ville. "Prenez les chiffres dont on dispose, ils sont tronqués. Ils ne reflètent pas la réalité. Celle que nous vivons dans nos cabinets. Ceux affichés sont alarmistes. On ne sait calculer que les taux d'hospitalisation et de mortalité mais nous cette catastrophe nous ne la voyons plus. Ces chiffres parlent des gens fragiles, des plus fragiles. C'est cruel mais c'est ainsi. En réa, la moyenne d'âge est de 72 ans. Celle de la mortalité 85 ans. Ces gens là on ne sait même pas d'où ils viennent. Probablement des établissements médicalisés, des Ehpad ... Ce qui créé une fracture entre ce que nous voyons, nous vivons, tous au quotidien et ce qu'on nous dit."
Cacophonie sur les masques, sur les tests et maintenant sur les vaccins. Y a aucune logique. L'ARS est toujours aussi hors-sol.
Et qui génère une telle psychose et paradoxalement une telle lassitude. "En 2021, la Covid ne se voit plus. Les gens ne comprennent pas la maladie, ni pourquoi ils doivent encore rentrer chez eux à 18h ... la communication officielle est très mauvaise. C'est une situation extrêmement délicate et qui crée des fractures sociales. Seulement 6% des gens qui toussent ont la Covid. Ca remet les pendules à l'heure tout de même. "
Le repos du guerrier
En un an, Patrick n'a pris que deux semaines de vacances. "Cet été en Bretagne, au soleil, sur la côte de granit rose. Du bonheur. Masqué." A l'automne la pression remonte. Et depuis, le rythme est soutenu. "Mes journées démarrent à 7h30 jusqu'à 19h. Pas de répit. Je suis fatigué, j'ai envie de souffler, de voir autre chose. Avoir le nez dans le guidon pendant un an là c'est juste plus possible. Je veux un ciné-pizza, j'en peux plus de Netflix. Je veux pouvoir fêter la St Patrick et boire de la Guiness à la pression. Ce sera pas pour la semaine prochaine hélas."
Patrick rit. D'un rire de vieux routier. "Moi je suis un diesel ancien. Pas rapide mais fiable et durable." Tout de même 65 ans. Il est peut-être temps de mettre le frein moteur. "Non, non, ça va. Je ne vais pas m'arrêter cette année. Certains de mes confrères, de mon âge ont arrêté en janvier eux. La crise Covid les a finis. Ils ont fermé leur cabinet sans même prendre le temps de retrouver un repreneur. Comme ça, trop fatigués pour continuer."
Moi je suis un diesel ancien. Pas rapide mais fiable et durable.
Pour continuer de travailler. De vivre. De boire une bonne pinte épaisse, Patrick compte sur la vaccination. Il s'est fait vacciner dès qu'il a pu."Il faut vacciner, vacciner, vacciner... c'est notre seule porte de sortie. Vacciner les fragiles c'est bien mais ce n'est pas cela qui nous fera retrouver une vie normale. Il faut vacciner les enfants cet été, le produit de Johnson et Johnson, unidose et facile à stocker, le permettra." Et oui, Patrick milite pour une vaccination obligatoire. "C'est un enjeu de santé publique et un enjeu social. Il faut le faire indiviuellement pour que collectivement nous retrouvions une vie, nos café, nos théâtres, la mer... Sur les 70 vaccinations que j'ai fait dans mon cabinet, j'ai eu allez quoi cinq cas d'effets secondaires. Un jour de fièvre contre une vie de liberté c'est quand même pas cher payé. Non ?"
Un jour de fièvre contre une vie de liberté c'est quand même pas cher payé. Non?
Patrick Vogt sera-t-il entendu ? Cette fois ? "C'est ce qu'il faudrait faire, je le crois vraiment. Mais je n'attends plus rien. Je suis déçu. A l'époque je pensais que l'ARS répliquerait, même violemment ça m'aurait fait plaisir tu vois. Même pas. Indifférence totale. Un silence éloquent."
Le monde d'après
Eclairé ou illuminé celui qui pourra dire à quoi ressemblera le monde d'après. D'après Covid. S'il y en a un. Celui de Patrick sera finalement peu ou prou le même. Contre. Contre les grandes machines impersonnelles. Contre, tout contre, l'Homme avec une majuscule.
Un jour, Patrick prendra sa retraite. Il le faudra bien. Avec le coeur lourd. Lui qui, déjà, me disait qu'on "ne trouverait plus personne pour travailler comme ça" semble désormais encore plus désabusé. "Tant que je peux, je continue mais c'est sûr que je vais commencer à préparer l'avenir. La reprise." Quelle reprise ? C'est la question qui lui remue encore les tripes. "Je suis maître de stage depuis quinze ans, je forme des internes qui viennent six mois en immersion dans mon cabinet. Ils me disent que je fais un métier formidable mais qu'ils n'en veulent pas. Que, je les cite, ça ne les rendrait pas heureux."
"Aujourd'hui 50% des médecins généralistes ont plus de 55 ans. Dans dix ans, la France sera confrontée à un réel problème. Mais là encore rien n'est fait. Rien n'est anticipé. Et cette crise sanitaire ne va pas créer de vocations bien au contraire." Contraintes administratives outrancières, rémunérations faibles, charge de travail difficilement compatible avec une vie de famille, devenir médecin généraliste relève du sacerdoce. Et les jeunes n'ont plus ni la foi ni le sens du sacrifice. "Que voulez-vous leur dire hein ? Je ne les comprends que trop ..."
50% des médecins généralistes ont plus de 55 ans. Dans dix ans, la France sera confrontée à un réel problème. Mais là encore rien n'est anticipé.
C'est sur ce front d'amer que Patrick mènera sa prochaine bataille. Celle d'après. Et celle-là, il entend bien la gagner. Collectivement. Syndicaliste à la FMF, Fédération des médecins de France, depuis "toujours", depuis 1986, Patrick a appris la persévérance et le pouvoir du nombre. "Ils sont bien mieux formés que nous, bien meilleurs, quel gâchis. Il faut rendre notre métier plus attractif, faciliter les installations ... c'est vital. Il le faut. De toute façon dans dix ans, on aura pas le choix, il faudra agir d'une manière ou d'une autre."
Redonner aux médecins l'envie de s'installer - Mickaël Frugier, #MédecinGénéraliste et vice-président de #FMFUG propose des solutions et s'oppose à l'inertie administrative !
— FMF_Fédération des Médecins de France (@FMFofficiel) February 19, 2021
Ecoutez-le ⤵️ #FMF2021 #LibéronsLeLibéral #MédecineLibérale pic.twitter.com/PExi9XUc2g
Patrick a peut-être perdu sa colère. Quelques illusions au passage aussi. Mais sa foi reste inchangée. C'est beau et je rêve. Un jour oui, un de ses stagiaires attrapera cette satanée crise de foi. Pas dans dix ans. Demain ou après-demain. Et Patrick, à défaut de gagner la guerre, gagnera une manche. Une belle manche de blouse blanche. Immaculée.
Soignants, commerçants, employés de supermarché, artistes, élus ou encore parents : nous les avions rencontrés il y a un an. Aujourd’hui ils nous racontent leur année Covid. Pour les découvrir, cliquez sur un point, zoomez sur le territoire qui vous intéresse ou chercher la commune de votre choix avec la petite loupe.