Avril 2021 - Février 2024. Les frères Philippe sont arrivés à bon port après trois années à écumer les routes d'Europe et d'Asie à la rencontre de dizaines de peuplades reculées. Installés en Corée du Sud, le pays d'une partie de leurs ancêtres, ils nous racontent les épreuves et les beaux moments vécus.
Depuis deux mois, ils se réveillent et s'endorment dans un lit. Le même à chaque fois. Un bouleversement pour Michel, François et Stéphane Philippe qui s'étaient habitués à crapahuter d'un village à l'autre, à pied en plein désert mongol ou sur le dos de rênes en Sibérie. "J'ai du mal à trouver les mots pour décrire cette sensation : on est arrivés il y a deux mois, mais on se sent comme encore en voyage", confie François.
Il faut dire que leur expérience a été pour le moins éprouvante. Ces trois frères, natifs du village de Masevaux (Haut-Rhin), ont non seulement traversé une vingtaine de pays depuis leur départ en voiture au mois d'avril 2021, mais ils ont également pris le temps d'approfondir chacune de leur aventure. "On était partis pour faire un voyage d'un an, mais ça a fini par durer trois ans parce qu'on s'est rendu compte que pour vivre réellement aux côtés de ces peuples, il fallait prendre le temps de tisser les liens".
François s'appelle aussi Dji-Yon, et ce sont entre autres ses racines coréennes qui l'ont poussé, lui et ses frères, à entreprendre cette odyssée hors normes, comme nous vous le racontions en janvier 2022. "Notre mère est Coréenne et notre père est Français. On veut chercher cette symbolique de traverser tout ce qui sépare ces deux pays", nous confiait à l'époque Stéphane. Alors, ils ont sillonné les routes de l’Iran, du Kirghizistan ou la Géorgie. Qu’ont-ils appris sur leur propre identité auprès de peuples qui n’ont a priori aucun lien avec leurs origines ? Désormais arrivés à bon port à Dopo-Myeon, un village rural de la région de Julleon en Corée du Sud, les frères ont le recul et l’expérience – malgré leur jeune âge, 25,27 et 28 ans - pour répondre.
Une agression en Iran, une panne au sommet d'une montagne au Kirghizistan
Leur reviennent d’abord les difficultés qu’ils ont surmontées et qu’ils n’avaient peut-être pas anticipées. Comme cette agression physique en Iran. "Ça a été le pire moment parce que j’ai vraiment cru que mon frère avait été gravement blessé, retrace Dji-Yon. Par miracle, la lame du couteau n’avait pas pénétré dans sa chair. Ils nous ont pris des choses précieuses, comme toutes les notes qu’on avait prises depuis le début du voyage." Il y a aussi eu ces quatre jours coincés au sommet d’une montagne du Kirghizistan après une panne de voiture. "On a tout essayé pour repartir, même du feu sous la voiture. Mais rien n’y faisait. Heureusement, on était à la frontière avec la Chine, il y avait des militaires, avec leurs talkie-walkie, ils ont contacté des fermiers qui n’étaient pas loin et qui sont venus nous dépanner."
Ces mauvais moments ont été subis. D'autres souvenirs éprouvants ont au contraire constitué le cœur de ce qu'ils recherchaient au cours de ce voyage. "Nous ne voulions pas que ce soit du tourisme, précise Dji-Yon. On voulait se mettre à l'épreuve, physiquement et mentalement, se "challenger" et aller au-delà de nos limites, s'éloigner le plus possible de notre manière de vivre à la française. Je repense par exemple à cette fois où des nomades géorgiens nous ont laissés les accompagner sur leur route de transhumance. Elle est réputée comme l'une des plus meurtrières du monde. Chaque année, eux-mêmes perdent des membres de leur communauté lors de ce voyage. À ce moment-là, notre voyage est passé dans une autre dimension, on a définitivement quitté la sphère de ce qu'on connaissait parce que mine de rien, l'Europe centrale et de l'est, ça reste l'étranger proche en termes de mode de vie."
Des moments de grâce dans la rencontre des autres
Les trois frères s'élancent alors aux côtés de ces bergers nomades. Le voyage s'avère effectivement "très, très difficile". Mais ils le surmontent et lorsqu'ils arrivent enfin en vue du premier signe de civilisation, un village à l'horizon, le sentiment est indescriptible. "On s'est sentis connectés avec eux dans le soulagement et la délivrance d'arriver à destination. Ils ont suivi la tradition, remercié Dieu de les avoir laissés en vie, servi un Tamada (une boisson géorgienne traditionnelle, NDLR). Et on a mangé les brochettes les mieux méritées de notre vie ce jour-là."
On arrive à se faire comprendre et accepter quand les gens voient qu'on s'intéresse à leur culture, qu'on adopte les coutumes, les traditions. Ça leur fait plaisir et ils nous le font comprendre
Dji-Yon Philippe
Avec les Géorgiens, les Iraniens ou les Ouzbeks, la barrière de la langue n'a pas vraiment été un problème. "On n'a jamais eu recours à un interprète, même si les gens ne parlaient pas anglais. On arrive à se faire comprendre en s'intéressant aux coutumes, aux traditions, en montrant du respect pour chaque culture. Les gens aiment ça et font l'effort de t'intégrer." Les premières fois se sont ainsi succédé pour les frères de Masevaux : le premier voyage à dos de rêne, premier voyage à cheval, première nuit dans une yourte. Le tout à mille lieues des expériences pour touristes en mal d'exotisme. Les frères Philippe mettaient un point d'honneur à être véritablement parmi et avec les habitants.
Le plus enrichissant était d'ailleurs peut-être le regard que les autres portaient sur eux, puisque contrairement à ce qu'ils vivent souvent en France où on les catalogue rapidement comme "Asiatiques", ils étaient d'emblée considérés comme des Occidentaux, "venus des Etats-Unis ou d'ailleurs, en tout cas pas Asiatiques". "C'est là qu'on se rend compte que l'identité est d'abord construite avec le regard que les voisins portent sur nous. On voulait comprendre qui on était, avec ce voyage. Tout le continuum de miroirs qu'on nous a tendus sur toute l'Asie nous l'a montré. C'est aussi pour ça qu'on a fait ça plutôt que de prendre directement l'avion de la France à la Corée."
La dernière étape commence finalement maintenant, avec cette fois l'exploration du pays de leurs ancêtres. Ils y étaient tous déjà venus, mais jamais pour s'y installer durablement, et évidemment pas avec de telles expériences humaines en guise de bagage. Leur côté baroudeur fait d'ailleurs un peu figure d'exotisme en famille. "Ce n'est clairement pas dans la culture coréenne d'aller explorer le monde. On nous demande plutôt quand est-ce qu'on va trouver de quoi gagner notre vie", lâche Dji-Yon. Mais aucune déception ou animosité dans ses propos : Dji-Yon, comme ses frères, ont "appris à aimer les différentes manières de voir le monde", à s'en nourrir pour mieux déceler leur propre identité. Ils ont d'ailleurs prévu, après quelque temps à Séoul pour apprendre le coréen, d'aller sillonner...les différentes régions de la Corée du Sud. Car avant d'être Français ou Coréens, ne sont-ils pas d'abord des voyageurs ?