Kappelen : Un livre sur la "poignée de bonheur"

De 1975 à 2001, à Kappelen (Sundgau), une fête d'été, la "Glìckhàmpfale" (Poignée de bonheur) reconstituait des scènes de la vie rurale d'antan. Aujourd'hui disparue, cette fête a laissé d'innombrables photos, articles et vidéos, sur lesquels une association se base pour écrire un livre-souvenir.
 

Durant plus d'un quart de siècle, la fête du Glìckhàmpfale (Poignée de bonheur) était l'événement annuel pour les 500 habitants de Kappelen, petite commune du Sundgau. Attraction principale des festivités, qui se déroulaient toujours un dimanche en août : dix tableaux vivants, en plein air, qui présentaient des traditions et anecdotes du monde agricole d'autrefois. Les figurants n'avaient pas besoin d'apprendre de textes par cœur, car les commentaires étaient assurés en direct par l'initiateur de l'événement, le maire Pierre Specker. Après son décès en 1995, la fête a perdu son souffle initial, et fini par s'arrêter six ans plus tard. Mais aujourd'hui, un petit groupe de bénévoles ressort les milliers de documents écrits et visuels qui en restent, afin d'en tirer un livre très complet et largement illustré. Il constituera un beau souvenir pour tous ceux qui ont participé à la fête. Et, plus largement, un précieux document sur les rites et coutumes d'un monde rural aujourd'hui disparu.


Des tableaux vivants qui racontaient le Sundgau d'antan


Pour les participants comme pour le public, la Glìckhàmpfale offrait un véritable voyage dans le temps. Les villageois revêtus d'authentiques vêtements anciens, jupes longues, gilets de laine et chemises de lin, recréaient devant le public neuf scènes, toujours inédites, qui racontaient des rites ou des anecdotes du monde rural d'antan. "Les (…) tableaux doivent démontrer comment nos ancêtres ont vécu, comment ils passaient le temps et s'entraidaient entre eux" expliquait Pierre Specker, initiateur du projet, dans un reportage de France 3 Alsace tourné en 1981. Maire du village depuis 1947, lui-même revendait des tracteurs, et oeuvrait pour améliorer les conditions de travail des agriculteurs. Mais d'un autre côté, "il trouvait que l'âme du Sundgau se perdait", explique son fils, Pierlé Specker. Il sentait que son monde était en train de basculer, et tenait à transmettre les connaissances qu'il en avait, avant qu'il ne soit trop tard. Puisant dans ses propres souvenirs familiaux, il s'est donc mis à élaborer chaque année neuf tableaux vivants originaux, qui nécessitaient de deux à trente figurants, pour raconter une balade des conscrits, une épidémie de fièvre aphteuse dans une ferme, le baptême d'un enfant illégitime après l'angélus… Des épisodes d'histoire locale, des traditions, des rites religieux, encore très vivaces du milieu du 19e siècle jusqu'à l'après-guerre, qu'il avait envie de sauver de l'oubli.


La Glìckhampfale, un rite lié aux récoltes


Chaque spectacle se clôturait par une 10e scène, la dernière, toujours la même, qui  représentait la tradition du Glìckhampfale, d'où la fête tirait son nom. Un rite religieux lié à la fin de la moisson. "Dans le dernier champ récolté, on gardait quelques épis sur pied" explique Emile Wolgensinger, un ancien figurant. La famille s'agenouillait tout autour pour remercier Dieu, puis les enfants pouvaient ramasser quelques friandises éparpillées au sol. Ensuite, on prélevait neuf beaux épis qu'on tressait, "et on les accrochait chez soi, derrière le crucifix. C'était considéré comme une protection pour la maison et la famille", précise Pierlé Specker. De manière immuable, chaque fête s'achevait donc par la représentation de ce rite. Excepté en 1990, en mémoire du retour de l'Evacuation, cinquante ans auparavant, où Kappelen n'avait pas connu de récolte : "Il n'y avait pas eu de semis, car les gens étaient partis dans les Landes, et quand ils sont revenus, il était trop tard" explique Fernand Foehrlé, un autre bénévole.


"C'était l'événement de l'année, la plus grande fête"

Bien avant le jour J, une grande partie du village était déjà mobilisée. "C'était une grosse organisation, rappelle le maire actuel, Gérard Burget. On était presque cent bénévoles pour tout préparer. Au départ on fabriquait des tentes avec des sapins coupés en forêt, qu'on recouvrait de toiles de parachute. Il fallait deux semaines, jour et nuit, pour tout mettre en place." D'autres évoquent près de deux mois de préparatifs pour monter certains décors et répéter les scènes. D'ailleurs, à cette époque, beaucoup de villageois ne partaient jamais en vacances durant l'été, pour se rendre vraiment disponibles et ne rien rater de la fête. "En revêtant ma chemise de lin, je retournais un siècle en arrière, se souvient Claudine Specker, fille de Pierre. Comme si une autre âme m'habitait." D'autres officiaient en coulisses, comme Irène Foehrlé, confinée derrière les casseroles : "Moi personnellement, je ne voyais pas grand-chose, j'étais dans la fumée de la soupe de lentilles. Pour en profiter, je devais regarder la répétition générale." Mais pour Claudine, le meilleur moment restait malgré tout "le lundi, quand la fête était finie. On rangeait, et ceux qui avaient travaillé en coulisses pouvaient se joindre aux autres. On mangeait ensemble, ça nous réunissait, et tout le stress était derrière nous."


Le déclin sans Pierre Specker


Après la mort de Pierre Specker, en 1995, la fête n'a plus jamais été la même. Sa mémoire vive et son feu sacré s'en étaient allés. "L'âme et l'humour que Pierre mettait dans les scènes, plus personne n'en était capable, se souvient Jean-Pierre Heinimann, président de l'association Lìnsispàlter (Fendeurs de lentilles), créée dans les années 1980 pour soutenir la fête. Plus personne n'était capable de monter sur la tribune pour raconter librement, de mémoire." Alors, certains se sont mis à écrire des sketches, que les acteurs devaient apprendre par cœur. "Lui avait tous les souvenirs, nous on devait inventer, et cela a fini par devenir artificiel." Par ailleurs, non loin de là, l'Ecomusée d'Alsace prenait son essor, et proposait à son tour des tableaux vivants commentés en direct. Peu à peu, le public de Kappelen s'est lassé, de même que les participants, et la dernière fête du Glìckhampfale a été célébrée en août 2001.  

Mais le souvenir est resté vivace. Et l'association Lìnsispàlter, qui n'a pas été dissoute, gardait toujours un peu d'argent en caisse. C'est en réfléchissant au bon usage de cette somme qu'il y a trois ans, soudain, la bonne idée a surgi : "Un jour, Pierlé et Bernard sont venus chez moi : "Que penses-tu de l'idée de faire un livre sur ces 27 années de fête ?" raconte Jean-Pierre Heinimann. Idée immédiatement adoptée, et une demi-douzaine de bénévoles s'est donc mise à l'œuvre. Pour entreprendre ce gros travail de mémoire, ils se sont déjà réunis une cinquantaine de fois, et ce n'est pas fini.


Une véritable photo- et vidéothèque


La première étape était de reprendre et sécuriser tout le matériel existant : innombrables photos, de photographes locaux et de presse, certaines classées par année dans des albums, qu'il a fallu numériser, et 3000 négatifs, scannés par une entreprise professionnelle. Mais aussi 400 articles de journaux, qui les ont "beaucoup aidés à la rédaction, car les premiers étaient très complets" explique Jean-Pierre Heinimann. Tout ce matériel longtemps relégué dans des tiroirs constitue aujourd'hui "une véritable collection, une photothèque que nous avons numérisée et dupliquée pour ne rien perdre" renchérit  Bernard Lambert, autre membre de l'association. A cela s'ajoutent des films en Super 8 et sur cassettes VHS, également numérisés, et dont une sélection sera reprise sur un DVD qui complètera le livre.  


Un tiers du livre sera en alsacien


Seconde étape : choisir les photos qui doivent figurer dans le livre, et rédiger les textes correspondants. L'idée est de présenter chacune des 27 éditions du Glìckhampfale, avec au moins une photo par scène, largement commentée. Pour les dix premières années, ils peuvent se baser sur des cahiers de notes manuscrites, en langue alsacienne, laissés par Pierre Specker. Une mine d'informations, selon Irène Foehrlé : "En lisant ces cahiers, j'ai découvert plein de choses que j'ignorais. Pierre avait tellement de mémoire." Mais ses notes ne sont pas toujours simples à déchiffrer : "Il a fallu les lire plusieurs fois, et il utilisait des mots qu'on ne comprend plus", avoue Fernand Foehrlé. Dans le livre, un tiers du texte sera en alsacien, y compris les poèmes dialectaux que Pierre Specker écrivait spécialement pour la fête.

Si le travail avance comme prévu, le livre devrait sortir en 800 exemplaires pour les fêtes de fin d'année. Il sera remis gracieusement à chaque famille ayant contribué à ce quart de siècle d'aventure humaine. Mais l'association espère qu'il intéressera aussi un public plus large, amateur d'histoire et d'alsatiques, qui pourrait ainsi découvrir les traditions d'un Sundgau aujourd'hui disparu. Et en attendant de fêter la sortie de l'ouvrage, Kappelen s'apprête à trinquer dès le 7 avril prochain : pour fêter les 100 ans d'Odile Specker, la veuve de Pierre.  
 
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